Ce lundi 24 novembre 2025, ils étaient des dizaines, chercheurs, étudiants, anciens et jeunes, à se réunir au siège de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, pour célébrer une aventure scientifique peu connue du grand public, mais essentielle. Une histoire de passion, de rigueur, de transmission du «réseau marocain de la Théorie des systèmes (TDS)». À l’origine du réseau, il y avait un contexte universitaire balbutiant et une intuition forte : mettre les mathématiques au service du réel. «Nous avions les compétences locales, des formations solides et des étudiants de très bon niveau», rappelle le Pr Abdelhaq El Jaï, initiateur du réseau dès la fin des années 1970. «Ce que nous avons construit, c’est un socle scientifique national, à partir de presque rien.» Car à l’époque, tout était à inventer. La première licence de mathématiques appliquées au Maroc voit le jour à Rabat en 1979, suivie d’un diplôme en contrôle optimal dès 1980, puis d’un laboratoire pionnier, le LCO (Laboratoire de contrôle optimal) en 1981.«Les étudiants programmaient sur des cartes 4K qu’ils devaient transporter en bus jusqu’à l’École Mohammedia d’Ingénieurs», se souvient M. El Jaï. «Il n’y avait pas d’infrastructure. J’allais leur faire cours gracieusement pour qu’ils puissent avancer. Ce qui comptait, c’était l’esprit.»
Des mathématiques appliquées aux défis du réel
L’un des principes fondateurs du réseau TDS est l’ancrage des mathématiques dans les problématiques concrètes. Santé, environnement, robotique, énergie : les chercheurs marocains s’attaquent à des systèmes complexes à partir de modèles mathématiques rigoureux. «Un système, c’est des échanges avec l’environnement. On agit, on observe, on modélise. Voilà. Ce n’est pas plus compliqué», explique M. El Jaï. Et lorsqu’on lui demande comment les mathématiques peuvent expliquer un drone : «Un drone, c’est un triplé. Sa trajectoire, les zones où il agit, et celles qu’il observe. Ensuite, tout cela se formalise dans une équation d’état.»
Ce même raisonnement s’est appliqué à des domaines aussi variés que les stratégies vaccinales, les réseaux électriques ou encore la pollution atmosphérique. Les travaux de Casablanca, par exemple, ont permis de modéliser des «systèmes distribués et perturbés», c’est-à-dire soumis à des aléas comme le climat ou les flux de pollution. «On a soulevé beaucoup de problèmes non résolus, notamment sur l’observabilité et l’opacité des systèmes», note M. El Jaï. «Les résultats qu’on a obtenus sur les trajectoires solaires, ou sur les drones, sont aujourd’hui utilisés. Mais il reste encore beaucoup à faire, surtout dès qu’on quitte les systèmes linéaires.»
Une communauté structurée et rayonnante
Derrière ces recherches, il y a un réseau vivant, enraciné, et désormais internationalisé. Depuis sa fondation, le réseau TDS a permis la formation de 443 docteurs, la publication de 2.100 articles scientifiques, l’organisation de 111 conférences, la création de 10 laboratoires, et le déploiement d’une diaspora scientifique marocaine dans 21 pays. «Ce réseau, c’est une communauté. Des gens qui ont grandi avec cette idée que les mathématiques peuvent parler du monde», souligne le Pr Omar El Fellah, directeur du Collège des sciences de la modélisation et de l’information. «Le plus dur, ce n’est pas de démarrer, c’est de durer. Et de transmettre.»
Le soutien décisif de l’Académie Hassan II des sciences et techniques à partir de 2006 a donné à cette structure un nouvel élan. Deux conventions successives ont permis de soutenir les laboratoires, les doctorants, les congrès scientifiques et les collaborations internationales. «Ce que nous avons soutenu, ce n’est pas seulement une discipline. C’est une culture scientifique, une manière de faire de la recherche collective, interconnectée et utile», a affirmé le Pr Omar Fassi-Fihri, secrétaire perpétuel de l’Académie.
Le défi de la relève : faire aimer les mathématiques
Mais ce succès cache aussi un paradoxe : les mathématiques, pourtant omniprésentes, peinent à attirer les jeunes. «Chaque année, le nombre de bacheliers en série maths reste insuffisant. Pourtant, ce sont eux qui forment le vivier de nos futurs chercheurs, ingénieurs, enseignants», alerte M. Fassi-Fihri. «Il faut réinventer notre manière d’enseigner les mathématiques. Les faire aimer. Montrer qu’elles sont partout : dans un drone, dans un vaccin, dans une pollution qu’on veut prévenir», plaide-t-il. Car au-delà des chiffres et des modèles, les mathématiques développent des qualités rares : la rigueur, la logique, la pensée critique, l’intuition.
Une aventure encore en mouvement
La journée du 24 novembre n’était pas un simple hommage. Elle ouvrait aussi un nouveau cycle. L’année 2025 sera marquée par trois grandes conférences internationales (à Marrakech, Fès et Errachidia), par la publication d’ouvrages collectifs, et par des programmes de formation dans le cadre de chaires Unesco. Le réseau TDS est désormais un acteur reconnu à l’échelle africaine, et contribue activement à la place du Maroc dans les Olympiades internationales de mathématiques, où le pays s’est hissé, en 2024, à la première place du continent. «Nous avons posé les fondations. À la jeunesse maintenant d’écrire les prochaines équations du futur», a lancé M. El Fellah en conclusion. Avant d’ajouter, sourire en coin : «Mais avec les bons outils, bien sûr.»
