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Les clés pour comprendre la décision de la Cour de l’UE sur les accords commerciaux avec le Maroc

La récente décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), impliquant l'annulation de plusieurs accords commerciaux avec le Maroc, marque un tournant dans les relations entre Rabat et Bruxelles. Ce développement pose des questions essentielles sur l’avenir des échanges économiques entre le Royaume et l’Europe. Mohammed Zakaria Abouddahab, professeur de relations internationales à l’Université Mohammed V de Rabat et Dr Mohamed Badine El Yattioui, expert en études stratégiques analysent les implications de cette décision et explorent les approches envisageables pour maintenir des relations solides avec l’UE.

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Le Matin : Quelle est la valeur de la décision de la CJUE et quel pourrait être son impact sur le dossier du Sahara ?
Zakaria Abouddahab : D'abord, la valeur de l’arrêt de la CJUE est circonscrite au niveau de l'Union européenne, c’est-à-dire aux 27 pays qui composent cette intégration, et potentiellement ceux qui la rejoindront par la suite. Les États membres de l'Union européenne, leurs Parlements, toutes les institutions, ainsi que les collectivités locales, doivent respecter cette décision. En vertu du traité de Rome de 1957 et des traités subséquents qui ont fondé et consolidé l'Union européenne, la Cour a le privilège de contrôler les actes juridiques émanant des organes de l'Union européenne et des États en ce qui concerne les matières relevant de la compétence exclusive de l'Union. En parlant des organes, on parle d'abord du Conseil de l'Union européenne, c'est-à-dire le Conseil des ministres, ainsi que de la Commission européenne. Il faut également inclure les autres organes, plus particulièrement le Conseil européen, qui donne les orientations générales. Le Parlement, quant à lui, est un organe élu et doit, bien entendu, tenir compte de cette décision. Il ne peut donc pas adopter une décision allant à l'encontre de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne. Il ne faut pas sous-estimer la valeur juridique de cet arrêt au sein de l'Union européenne et à l'égard des pays membres, mais il ne faut pas non plus le surestimer en dehors de l'Union européenne sur le plan juridique. Cependant, il est important de noter qu'il constitue une jurisprudence, ce qui signifie une sorte de source de droit pour d'autres cours qui pourraient être amenées à se pencher sur des questions similaires ou proches, que ce soit des tribunaux nationaux ou régionaux. Par exemple, la Cour inter-américaine des droits de l'Homme, la Cour européenne ou la Cour africaine des droits de l'Homme et des peuples peuvent s'inspirer de cet arrêt, le considérant comme une référence. Ainsi, il ne faut pas minimiser l'impact juridique de cette décision, qui servira de matrice ou d'élément de référence pour d'autres juges, qu'ils soient internationaux, régionaux ou nationaux.


Quelles seront, concrètement, les implications de cet arrêt sur les relations commerciales entre Rabat et Bruxelles ?

Les implications de l'arrêt sur les relations commerciales entre le Maroc et l'Union européenne sont directes. D'abord, rappelons que l'accord de pêche avec l'Union européenne a été suspendu à la demande du Maroc, il avait expiré en juillet 2023. Il s'agit du protocole de renouvellement, qui a une durée de quatre ans, tandis que l'accord de base est un accord dit de pêche durable élaboré en 2006 et renouvelé tous les quatre ans. Ce protocole concerne la contrepartie financière, les captures, la nature des prises, etc. Néanmoins, cet accord s'étend à d'autres domaines de coopération, notamment le soutien au plan Halieutis, aux jeunes promoteurs du secteur et à la protection de la ressource. De nombreux projets intègrent d'autres acteurs, pas seulement gouvernementaux, mais aussi des fédérations sectorielles du secteur de la pêche. Le Maroc a officiellement exprimé son refus de conclure tout accord commercial ou sectoriel qui ne prendrait pas en compte la totalité et l'intégralité de son territoire, affirmant ainsi sa souveraineté sur ses provinces sahariennes. Cela dit, cet arrêt crée un flou et une imprécision dans les relations commerciales. Un exemple à citer est l'accord de libre-échange complet et approfondi, qui était en cours de négociation. On peut désormais se poser des questions sur son avenir. Nous nous trouvons véritablement face à une situation inédite, très ambiguë, qui ne va pas sonner le glas de ce projet, mais pourrait au moins suspendre, temporairement, les démarches visant à conclure un accord commercial, sauf à envisager des scénarios ou formules alternatives pour sortir de cet imbroglio. En ce qui concerne le commerce entre le Maroc et l'Union européenne, il est important de souligner que l'arrêt ne concerne que la partie du Sahara marocain. Le Maroc a raison de le souligner, car il n'est pas question de négocier séparément ni d'attribuer au Sahara marocain un statut juridique distinct du reste de son territoire. Par ailleurs, il existe d'autres aspects des échanges entre le Maroc et l'Union européenne, tels que le secteur automobile, qui ne concernent pas le Sahara marocain, ainsi que des aspects liés aux investissements.


Comment l’UE peut-elle après cette décision préserver ses accords avec le Maroc ? a-t-elle des recours pour invalider l’arrêt ?

Il est raisonnable de penser que nos relations commerciales avec l'Union européenne continueront de manière globale, en mettant l'accent sur les secteurs stratégiques, comme les services financiers, le secteur industriel, la technologie avancée, ainsi que sur d'autres domaines de coopération comme la médecine, la recherche scientifique et la question de la mobilité. Il ne faut pas croire que 55 ans de partenariat entre le Maroc et l'Union européenne, depuis 1969, premier accord commercial, vont disparaître à la suite d'un arrêt rendu le 4 octobre par la Cour de justice de l'Union européenne, qui est discutable et nécessitera un examen minutieux, paragraphe par paragraphe, phrase par phrase, mot par mot, pour préparer une réponse proportionnée et adaptée. Il est surtout important de rappeler que le Maroc n'est pas partie à la procédure et n'est donc pas fondé à interjeter un recours supplémentaire. Nous sommes dans un arrêt d'appel qui, en même temps, sert de cassation, sans avoir annulé le jugement antérieur rendu en septembre 2021.
En ce qui concerne les formules alternatives, j'ai mentionné dans ma réponse précédente que le plus important aujourd'hui semble être l'élaboration d'un nouveau package, une nouvelle génération d'accords, qui pourrait être bien ciblée. Cela pourrait inclure un accord sur l'automobile, sur les normes industrielles, sur les investissements, la protection des investissements, les services financiers, le transport, la logistique, etc. Il est crucial que l'Union européenne maintienne son partenariat d'exception avec le Maroc, sachant qu'il s'inscrit dans le cadre du statut avancé élaboré en 2008. Par ailleurs, des avancées considérables ont été réalisées dans d'autres domaines, y compris le transport aérien, qui a lui aussi été affecté par une décision de la Cour de justice de l'Union européenne, probablement en 2018, mais ce n'est pas l'objet de notre discussion. Globalement, nous devrons approfondir notre réflexion sur des formules qui peuvent atténuer les effets de cette décision, cherchant des solutions intelligentes. Je crois que nous avons des opportunités à travers des investissements communs, des joint-ventures, et des sociétés communes visant à optimiser le potentiel existant dans les relations commerciales entre le Maroc et l'Union européenne.


Selon le Maroc, le contenu de cette décision contient des errements juridiques évidents et des erreurs de fait suspectes. De quoi s’agit-il exactement ?

Sur le plan juridique, concernant la décision du 4 octobre 2024 rendue par la Cour de justice de l'Union européenne, plusieurs questions doivent être posées. Premièrement, il y a la question de la qualité pour agir. Le Polisario a été considéré comme un acteur et un sujet de droit international, ce qui lui confère la capacité juridique d'introduire un recours auprès de la Cour de justice de l'Union européenne. La première fois que cela s'est produit, c'était en 2012, à la suite de la conclusion d'un accord sur les échanges agricoles entre le Maroc et l'Union européenne. Cela soulève une question fondamentale sur la qualification qui lui a été attribuée, sachant que le mouvement séparatiste, ainsi qualifié, a été créé en 1973 dans un contexte particulier. Normalement, il aurait dû disparaître suite à la récupération du Sahara marocain, consécutive à la Marche verte et à la conclusion de l'accord de Madrid de novembre 1975. En ce qui concerne ce point, on peut affirmer qu'il existe une méconnaissance par les juges de la Cour de justice de l'Union européenne de la réalité juridico-politique du conflit.
De plus, on peut s'interroger sur la compétence de la Cour pour examiner ce type de recours, car la question est avant tout diplomatique et relève de la Commission et du Conseil de l'Union européenne. Bien que la Cour ait un droit de regard sur les actes externes conclus par l'Union européenne, cette intervention concerne un conflit de nature politique, comme l'a qualifié le Conseil de sécurité, et non un conflit de nature juridique. Ainsi, la Cour ne devait pas normalement se prononcer sur une affaire en cours traitée par le Conseil de sécurité, relevant notamment du chapitre 6 de la Charte des Nations unies, qui traite du règlement pacifique des différends. On constate donc qu'il s'agit, d'une part, d'une duplication des efforts, d'autre part, d'une sorte de dédoublement fonctionnel injustifié, et enfin d'un dépassement de compétences, ce qui, à mon sens, constitue un abus de pouvoir. La Cour a prétendu être compétente pour traiter ce litige, alors qu'à mon avis, elle a commis une première erreur en 2015 en acceptant de rendre un jugement. De plus, les juges de la Cour ne se sont pas inspirés de la décision d'un juge anglais qui a rejeté tout recours contre des accords conclus entre le Maroc et le Royaume-Uni, notamment l'accord d'association de 2019, qui a suivi la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Il est également important de mentionner la question préjudicielle de la consultation préalable des populations du Sahara. À ce sujet, il est essentiel de noter qu'il est impossible de négocier ou de consulter une population séquestrée à Tindouf, qui n'a pas le droit à l'expression et qui n'est pas représentée. Le Polisario n'a donc pas la légitimité de parler au nom de ces personnes, d'autant plus qu'il n'y a ni recensement ni identification de ces populations. Par ailleurs, le Polisario n'agit pas de manière autonome, mais sous l'autorité du régime algérien. On constate donc un flou sur cette question, et les autorités judiciaires européennes n'ont pas éclairé ce sujet, ce qui rend le jugement biaisé. C'est en fait le sens de la critique marocaine adressée aux juges de la Cour de justice de l'Union européenne.


Le Maroc exige que le Conseil, la Commission européenne et les États membres de l’UE prennent les mesures nécessaires pour respecter leurs engagements internationaux, préserver les acquis du partenariat et apporter au Royaume la sécurité juridique à laquelle il a légitimement droit, en tant que partenaire de l’UE sur plusieurs enjeux stratégiques. Que pensez-vous de cette position ferme du Maroc ?

Le Maroc exige que le Conseil, la Commission européenne et les États membres de l'Union prennent les mesures nécessaires pour respecter leurs engagements internationaux, conformément au principe du pacta sunt servanda. Cela a d'ailleurs été souligné par M. Borrell et Mme Ursula von der Leyen, qui ont appelé à préserver les acquis du partenariat et à assurer la sécurité juridique à laquelle le Maroc a légitimement droit en tant que partenaire de l'Union européenne sur plusieurs enjeux stratégiques. Il est donc crucial que l'Union européenne réaffirme son attachement à ce partenariat. Cela pourrait ouvrir la voie à une nouvelle ère dans les relations entre les deux parties, définies sur de nouvelles bases. Cela incite à élaborer une nouvelle feuille de route pour approfondir cette relation, surtout avec les évolutions positives observées entre le Maroc et plusieurs pays de l'Union européenne, tels que l'Espagne, la France, le Portugal, l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas. Il est donc nécessaire de réfléchir collectivement à des solutions alternatives pour surmonter le blocage posé par la Cour de justice de l'Union européenne concernant la question du Sahara marocain. Rien n'est impossible lorsque l'on mobilise l'ingénierie juridique et diplomatique pour définir un nouveau cadre de relations entre le Maroc et l'Union européenne. Les deux parties sont conscientes de la nécessité de préserver et de consolider les acquis. Dans les mois à venir, il sera crucial d'entamer de nouvelles discussions et négociations pour précisément définir les contours d'un nouveau partenariat entre le Maroc et l'Union européenne, en adoptant des formules intelligentes. Il est impératif de suivre de près cette question stratégique pour le Maroc.

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Dr Mohamed Badine El Yattioui : «L’UE est un partenaire incontournable, mais le Maroc doit poursuivre sa politique de diversification des partenariats»

Le Matin : Quelle est la valeur de ce verdit et quel pourrait être son impact sur le dossier du Sahara ?

Mohamed Badine El Yattioui :
Le verdict rendu par la CJUE soulève un certain nombre de problèmes. La Commission européenne et le Conseil de l'Union européenne ne semblent pas satisfaits des décisions de la Cour, qui, représentant le pouvoir judiciaire, émet des jugements allant à l’encontre des politiques du pouvoir exécutif. On constate donc un problème de cohérence au sein de l'Union dans sa prise de décision, ce qui est préoccupant pour sa politique extérieure. Cette incohérence pose problème, d’autant plus que plusieurs États membres de l'Union européenne ont récemment modifié leur position s’agissant de la question du Sahara, reconnaissant que le plan d'autonomie proposé par le Maroc constituait la seule solution pragmatique à ce conflit. Nous avons vu la France, un État fondateur de l'Union européenne, changer de position, tout comme l'Espagne, ancienne puissance coloniale, qui a opéré ce changement il y a près de trois ans. D'autres pays, tels que l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, et même le Danemark récemment, ont également affiché un soutien clair en faveur de ce plan d'autonomie, considérant qu'il s'agit de la seule solution viable. Il existe ainsi un problème au sein de l'Union européenne, entre un pouvoir exécutif favorable au plan d'autonomie marocain et un pouvoir judiciaire qui soutient clairement les séparatistes, comme l'indique le jugement rendu vendredi dernier.

Quelles seront les implications sur les relations commerciales entre Rabat et Bruxelles ?

Ce verdict risque de perturber les relations commerciales entre les deux parties, surtout du côté de l’UE qui doit gérer cette incohérence. L’arrêt demande que la mention «saharien» figure sur ces produits, une initiative issue de certains syndicats de gauche en Europe, notamment en France, connus pour leurs accointances avec le polisario. Le Maroc ne peut accepter cela, car les provinces du Sud font partie intégrante de son territoire. C’est une question de souveraineté. Vu le communiqué publié par le ministère des Affaires étrangères vendredi, le Maroc estime qu’il n’est pas concerné par la décision de la CJUE. Plus encore, il exige à ce que le Conseil, la Commission européenne et les États membres de l’UE prennent les mesures nécessaires pour respecter leurs engagements internationaux, préserver les acquis du partenariat et apporter au Royaume la sécurité juridique à laquelle il a légitimement droit. Cela dit, je pense que le Maroc continuera de développer ses relations avec les pays de l’UE à titre bilatéral.

Que peut faire le Maroc pour protéger ses intérêts économiques et politiques ?

Pour faire avancer et protéger ses intérêts économiques et politiques, le Maroc n'a d'autre choix que de continuer à diversifier ses partenaires commerciaux, bien qu'en raison de la proximité géographique, l'Union européenne reste le premier client et fournisseur du Maroc. La diversification, telle qu'elle est souhaitée et promue par Sa Majesté le Roi depuis maintenant 25 ans, vise à multiplier les partenaires, à être acteur de la mondialisation et à dialoguer avec tous les pays, notamment ceux d'Afrique, à travers une diplomatie économique basée sur la logique gagnant-gagnant. Il ne faut pas oublier non plus les nouveaux partenaires internationaux, comme la Chine et l'Inde, qui sont des acteurs clés aujourd'hui de la géopolitique mondiale et le seront encore davantage demain.

Par ailleurs, dans le cadre de l'Initiative Atlantique, il est crucial de développer les relations avec des pays comme le Brésil et l'Argentine, notamment par le biais du Mercosur, où l'idée de signer un traité de libre-échange, en discussion depuis un certain temps, devra être accélérée pour trouver de nouveaux débouchés pour les produits marocains, notamment agricoles et de la mer, tout en permettant l'importation de produits d'autres régions. Mais cette vision nécessitera des années pour se concrétiser et porter ses fruits. Dans l'immédiat, il est essentiel d’intensifier les concertations avec États qui reconnaissent la souveraineté du Maroc sur les provinces du Sud pour faire avancer les choses à Bruxelles, tant au sein de la Commission que du Parlement européen. L'objectif est de mettre fin aux contradictions entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire au sein de l'Union. Il est donc crucial de renforcer les deux leviers : d'une part, les relations bilatérales, comme celles entre le Maroc et l'Espagne ou le Maroc et la France, et, d'autre part, de mener un lobbying ciblé et offensif à Bruxelles pour faire échec aux manœuvre ourdies contre les intérêts commerciaux du Royaume du Maroc. Enfin, parmi les autres partenaires potentiels, il convient de s'appuyer sur ceux qui sont plus proches. On pense notamment au Royaume-Uni qui, depuis le Brexit, a aussi un besoin de partenaires en dehors de l’UE. Depuis des années, on parle du renforcement de la relation bilatérale entre le Maroc et le Royaume-Uni, c'est peut-être le moment d'accélérer les choses.
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