«Les crispations apparues au niveau de la famille nucléaire ont contribué à un certain relâchement du lien social pendant la crise sanitaire», note sans détour le rapport qui constitue la troisième édition d'une étude initiée en 2011, puis poursuivie en 2016. Mais paradoxalement, cette même crise a stimulé «la redécouverte du sens de la famille et de la solidarité nationale», esquissant ainsi le portrait d'une société à la recherche d'un nouvel équilibre.
Les résultats révèlent un modèle sociétal marocain caractérisé par une remarquable stabilité dans ses fondamentaux, mais traversé par des courants de transformation significatifs. Le lien familial demeure le socle central des relations sociales, tandis que l'Islam, l'amour de la patrie et l'attachement à l'intégrité territoriale continuent de définir l'identité nationale. Parallèlement, la révolution numérique, les crises mondiales et l'évolution des rapports aux institutions esquissent les contours d'une société en mutation. Entre tradition et modernité, entre confiance et défiance, entre optimisme et inquiétude face à l'avenir, le Maroc de 2023 présente un visage complexe que cette enquête permet de décrypter.
Permanence et évolution du modèle sociétal : un Maroc entre tradition et transformation
Cette stabilité s'exprime notamment par «le primat du lien familial sur les autres liens sociaux, le poids des traditions et l'attachement aux symboles identitaires de la Nation, le peu d'intérêt des citoyens pour la chose politique et les élections, le matérialisme des demandes sociales et le providentialisme comme rapport à l'État», détaille l'IRES. Ces caractéristiques constituent le socle durable de l'identité sociale marocaine, confirmant la résilience des structures traditionnelles face aux vents de la mondialisation.
Toutefois, cette continuité s'accompagne d'évolutions notables dans l'intensité des liens sociaux. Le rapport souligne que «les cinq types de liens sociaux examinés (lien familial, d'amitié, de voisinage, de travail et politique) ont tous marqué une amélioration plus ou moins importante entre 2011 et 2023». Cette progression témoigne d'un renforcement global de la cohésion sociale sur la dernière décennie, malgré les turbulences économiques et sanitaires traversées par le pays.
L'impact de la pandémie de Covid-19 sur le tissu social marocain apparaît particulièrement contrasté. L'IRES identifie un double effet de cette crise majeure : «La redécouverte du sens de la famille, de la solidarité nationale, du vivre-ensemble, voire du lien civique avec les institutions et les autorités publiques sont des effets bénéfiques de cette crise sanitaire», révèle l'étude. Ces aspects positifs soulignent la capacité de résilience collective face à l'adversité.
La double face de la crise Covid : renforcement et fragilisation des liens
Concernant les obstacles au vivre-ensemble, l'enquête 2023 confirme la persistance de défis structurels majeurs. «La pauvreté, l'injustice sociale et la corruption, bien qu'en légère régression par rapport aux éditions précédentes, comptent parmi les principaux obstacles au vivre-ensemble pacifié», analyse l'IRES. Il est significatif que ces obstacles d'ordre socio-économique «surclassent d'autres problèmes typiquement culturels comme l'individualisme ou l'indifférence», révélant ainsi les priorités et préoccupations des Marocains.
Urbanité et ruralité : l'émergence d'un dualisme sociétal marocain
La hiérarchie des demandes sociales exprimées par les Marocains confirme cette analyse, avec «la prédominance des demandes typiquement matérielles, parmi lesquelles l'amélioration du pouvoir d'achat et le travail pour tous» occupent le premier rang. Cette préoccupation pour les conditions matérielles d'existence souligne la persistance d'enjeux socio-économiques fondamentaux dans la société marocaine contemporaine.
Face à ces données contrastées, l'IRES identifie implicitement plusieurs enjeux majeurs pour consolider le vivre-ensemble au Maroc : la réduction des inégalités sociales et la lutte contre la pauvreté, qui demeurent les principaux obstacles identifiés par les citoyens ; la restauration de la confiance dans les institutions politiques représentatives, qui reste faible malgré une légère amélioration ; l'adaptation du système éducatif aux nouvelles réalités linguistiques et aux besoins économiques, notamment face à la montée de l'anglais ; et la régulation de l'espace numérique pour en limiter les effets potentiellement délétères sur le lien social.
Méthodologie et contexte : dix ans d'enquêtes pour décrypter les mutations de la société marocaine
La troisième édition de l'enquête nationale sur le lien social s'inscrit dans une démarche scientifique rigoureuse, permettant de capter avec précision les dynamiques sociales à l'œuvre au Maroc. L'IRES a déployé une méthodologie robuste pour garantir la représentativité et la fiabilité des résultats obtenus. «La méthode de sondage probabiliste stratifié à quatre degrés a permis la sélection d'un échantillon de 6.000 individus âgés de 18 ans et plus, représentatif de la population marocaine et réparti sur les 12 régions du Royaume», précise le rapport. Cette ampleur de l'échantillonnage confère une légitimité statistique aux conclusions tirées : «Du fait de la taille importante de l'échantillon et de l'utilisation des techniques de calage, les résultats de l'enquête de 2023 peuvent être extrapolés à toute la population marocaine», affirme l'IRES. L'administration sur le terrain de cette vaste enquête s'est déroulée entre décembre 2022 et février 2023, après un lancement intervenu au cours du deuxième trimestre de 2022. Cette période d'observation intervient dans un contexte post-pandémique particulier, permettant de mesurer l'impact de la crise sanitaire sur les relations sociales. La force de cette étude réside également dans sa dimension «longitudinale». En s'appuyant sur les données collectées lors des éditions précédentes de 2011 et 2016, l'IRES peut dresser un tableau évolutif du lien social au Maroc sur plus d'une décennie. Comme le souligne l'institut, cette approche a «permis d'accumuler une connaissance approfondie de la société marocaine, qui pourrait être utile en vue d'un meilleur éclairage des choix stratégiques du Royaume».
Le champ thématique exploré est particulièrement vaste et structuré autour de deux pôles complémentaires. Le pôle sociétal examine cinq formes de lien social (familial, d'amitié, de voisinage, de travail et l'impact de la crise sanitaire), tandis que le pôle civique s'intéresse aux questions de citoyenneté, d'engagement politique, de confiance institutionnelle, de rapport à la loi, d'identité nationale et de perspectives d'avenir. Cette approche holistique permet d'appréhender les multiples dimensions du vivre-ensemble dans la société marocaine contemporaine.
C'est sur ce socle méthodologique solide que reposent les analyses et les enseignements tirés de cette enquête nationale, offrant aux décideurs et à la société civile des clés de compréhension essentielles pour renforcer la cohésion sociale et relever les défis du futur.
Confiance, identité et évolutions linguistiques : radioscopie d'une société en mouvement
La troisième enquête nationale sur le lien social au Maroc, réalisée par l'Institut Royal des études stratégiques (IRES) auprès de 6.000 Marocains entre fin 2022 et début 2023, révèle des transformations significatives dans la confiance que les citoyens s'accordent mutuellement et dans leur rapport aux institutions. L'étude dévoile également l'évolution des référents identitaires et linguistiques dans un pays qui conjugue attachement aux valeurs traditionnelles et ouverture aux dynamiques mondiales. Entre l'amélioration spectaculaire de la confiance interpersonnelle et l'émergence de l'anglais comme langue internationale préférée, se dessine le portrait d'une société en pleine mutation.
La confiance et l'identité sont deux piliers essentiels de la cohésion sociale. L'enquête de l'IRES, la troisième du genre publiée fin février 2025, permet de mesurer leurs évolutions depuis 2011, offrant ainsi un baromètre précieux des transformations qui traversent la société marocaine. Alors que la confiance entre citoyens quadruple en sept ans – un phénomène rare à l'échelle internationale – les préférences linguistiques connaissent un basculement historique avec le recul du français face à l'anglais. À travers ces mutations, le Maroc révèle sa capacité à se transformer tout en préservant ses ancrages fondamentaux, dessinant ainsi une voie originale entre fidélité à ses racines et adaptation aux exigences contemporaines.
Confiance institutionnelle et interpersonnelle : 84,7% des Marocains se déclarent en sécurité
La confiance constitue le ciment invisible qui maintient la cohésion d'une société. L'enquête de l'IRES apporte un éclairage nuancé sur cette dimension cruciale du lien social au Maroc, mettant en évidence des évolutions contrastées entre la confiance institutionnelle et la confiance interpersonnelle. L'un des résultats les plus frappants concerne l'amélioration significative de la confiance entre citoyens. «Un des socles majeurs du vivre-ensemble, la confiance interpersonnelle, montre des signes d'amélioration en 2023. Le taux de confiance interpersonnelle a quadruplé, passant de 5% en 2016 à 20% en 2023», révèle le rapport. Cette progression spectaculaire témoigne d'une transformation positive des rapports sociaux, même si le chemin reste long : «Quatre Marocains sur cinq croient encore en 2023 que les gens ne sont pas dignes de confiance. Cette évolution est un indice de la persistance de la défiance interpersonnelle au Maroc».
Cette amélioration de la confiance horizontale entre citoyens s'accompagne d'un renforcement du sentiment de sécurité, autre indicateur crucial de la qualité du lien social. L'IRES constate que «la sécurité physique est de moins en moins ressentie comme un souci pressant pour les Marocains : la part des citoyens qui ne se sentent pas du tout ou pas suffisamment en sécurité a sensiblement baissé, passant de 23% en 2016 à 15,3% en 2023.» Ainsi, 84,7% des Marocains se déclarent en sécurité en 2023, un chiffre qui témoigne d'un climat social globalement apaisé malgré les tensions économiques.
Concernant la confiance verticale envers les institutions, l'enquête met en évidence des disparités significatives selon la nature des institutions considérées. «Le degré de confiance à l'égard des institutions éducatives et régaliennes reste toujours le plus fort», souligne l'IRES. Ces piliers traditionnels de l'État continuent de bénéficier d'un capital confiance substantiel, avec des notes moyennes de 7,2/10 pour les institutions éducatives et 6,7/10 pour les institutions régaliennes en 2023.
En revanche, la confiance envers les instances représentatives demeure problématique, même si la situation s'améliore lentement : «La confiance institutionnelle peine à s'installer dans les espaces de la démocratie représentative, quoiqu'en amélioration depuis 2011.» Cette défiance persistante envers le système politique reflète un défi démocratique important pour le Royaume, où le taux de participation aux élections reste généralement modeste.
Les médias occupent une position intermédiaire dans ce paysage de la confiance institutionnelle, avec une note moyenne de 6,3/10. Toutefois, l'étude révèle une «croissance de l'usage de l'Internet dans la vie sociale et professionnelle des Marocains, à un moment où la radio et la télévision et, dans moindre mesure, les journaux, qui étaient crédités d'une réputation plutôt favorable en 2016, semblent subir une érosion de leur contribution au renforcement du lien social.» Cette évolution signale une transformation profonde du paysage médiatique et informationnel marocain.
L'impact des réseaux sociaux sur le lien social fait l'objet d'une appréciation particulièrement critique de la part des Marocains. L'enquête révèle que «sept Marocains sur dix pensent en effet que l'espace virtuel constitue un danger pour le lien social au Maroc.» Plus préoccupant encore, «les réseaux sociaux contribuent à la propagation des fake news selon 85% des Marocains.» Ces perceptions négatives contrastent avec l'usage croissant de ces plateformes numériques dans la vie quotidienne.
Paradoxalement, malgré cette méfiance affichée, les réseaux sociaux sont majoritairement utilisés pour maintenir des liens sociaux existants : «La raison de naviguer sur les réseaux sociaux demeure, à titre principal, celle de rester en contact avec les membres de la famille et les amis, de combler les moments d'ennui, de s'informer sur les événements culturels». L'usage politique reste minoritaire : «L'usage politique de l'Internet demeure relativement faible et reste l'apanage des minorités actives dont la motivation est d'organiser des événements politiques». Cette dichotomie entre méfiance théorique et usage pratique intensif illustre la complexité du rapport que les Marocains entretiennent avec la sphère numérique, perçue à la fois comme un outil de lien social et comme une menace potentielle pour la cohésion traditionnelle.
Identité et évolutions linguistiques : entre permanence des valeurs et adaptation aux réalités mondiales
La question identitaire constitue une dimension centrale du lien social, particulièrement dans un pays comme le Maroc, carrefour de multiples influences culturelles et historiques. L'enquête de l'IRES offre un éclairage précieux sur la façon dont les Marocains conçoivent leur identité collective et sur les évolutions remarquables qui se dessinent dans le domaine linguistique.
Les résultats de 2023 confirment la permanence des piliers fondamentaux de l'identité marocaine. «Pour les enquêtes de 2011, 2016 et 2023, la marocanité se définit, d'abord, par l'appartenance à l'Islam, l'amour de la Patrie et l'attachement à l'intégrité territoriale du Royaume», rapporte l'IRES. Sur une échelle de 1 à 10, l'importance accordée à ces trois dimensions atteint respectivement 8,6, 8,4 et 8,7, démontrant leur centralité dans la définition de ce qu'est «être Marocain».
Une architecture identitaire à trois dimensions
L'étude met en évidence une architecture identitaire marocaine structurée en trois niveaux complémentaires. «La grille identitaire au Maroc repose sur trois socles», analyse l'IRES : «Un socle national, basé sur trois attaches identitaires : l'Islam, la marocanité et l'arabité», qui constitue le fondement premier ; «Un socle territorialisé, exprimant la diversité éthno-culturelle du Maroc avec ses composantes amazighe et saharo-hassanie», qui reconnaît la pluralité interne ; et «Un socle global, montrant une vocation au cosmopolitisme : Maghreb, Afrique, monde», qui inscrit l'identité marocaine dans des cercles d'appartenance plus larges.
Un constat particulièrement intéressant concerne l'évolution de ces référents identitaires extra-nationaux : «Ces repères identitaires extranationaux ont, par ailleurs, connu un rebond remarquable entre 2011 et 2023». Cette progression témoigne d'une ouverture croissante de l'identité marocaine vers des horizons régionaux et internationaux, en cohérence avec la politique étrangère du Royaume et son positionnement géostratégique, notamment envers l'Afrique.
La révolution silencieuse du paysage linguistique marocain
Sur le plan linguistique, l'enquête révèle des dynamiques particulièrement significatives. Concernant la préférence pour la diversité ou l'unité linguistique, «la préférence pour l'altérité linguistique a légèrement baissé en 2023, tout en continuant de capter un peu plus de la moitié des attitudes (50,8%)». Cette légère prépondérance en faveur du multilinguisme reflète une société qui valorise la diversité de ses expressions linguistiques.
Dans le domaine crucial de l'éducation, l'arabe classique conserve sa position prédominante : «En matière d'enseignement, presque les trois quarts des Marocains affichent leur préférence pour l'arabe classique comme première langue». Cette préférence massive (73,5%) témoigne de l'attachement à la langue officielle historique. Parallèlement, la langue amazighe, malgré son officialisation constitutionnelle, «stagne à 5% entre 2016 et 2023 (15% maximum en tant que deuxième langue)», révélant un décalage entre sa reconnaissance juridique et son adoption effective dans le système éducatif.
L'évolution la plus spectaculaire concerne le positionnement des langues internationales dans les préférences éducatives des Marocains. «Les nouvelles dynamiques en matière d'utilisation et d'apprentissage des langues internationales confirment l'impact des percées diplomatiques vers l'espace anglo-saxon», observe l'IRES. Concrètement, «l'équilibre entre le français et l'anglais comme deuxième langue d'enseignement est en passe de s'inverser. Bien qu'encore dominante, la préférence des Marocains pour le français a baissé de 63,5% en 2016 à 36,9% en 2023 contre une hausse significative de la préférence pour l'anglais qui a presque doublé (22% en 2023 contre 12% en 2016)». Cette progression spectaculaire de l'anglais au détriment du français constitue un tournant majeur dans le paysage linguistique marocain. Elle reflète à la fois une perception pragmatique des opportunités économiques et une évolution géopolitique des affinités culturelles. Ce virage linguistique pourrait avoir des implications profondes sur le positionnement international du Royaume et sur son modèle de développement à long terme.
Quant à l'arabe dialectal (darija), malgré son omniprésence dans la communication quotidienne, sa reconnaissance comme langue d'enseignement progresse lentement : «Bien que triplant depuis 2016, la préférence des Marocains pour la darija n'excède pas 11% en 2023». Cette réticence traduit une distinction persistante entre langue de communication informelle et langue d'instruction formelle dans la stratégie éducative marocaine. Ces évolutions linguistiques s'inscrivent dans une dynamique plus large de transformation identitaire, où le Maroc cherche à préserver ses fondamentaux, tout en s'adaptant aux réalités d'un monde globalisé, notamment pour les nouvelles générations et les populations urbaines.
