Le Matin : En tant que citoyen et journaliste ayant vécu cet épisode historique de l’intérieur, quel sentiment vous habite alors que l’on célèbre le cinquantenaire de la Marche Verte ? Mohamed Seddik Maaninou : Je rends grâce à Dieu de m’avoir permis de vivre jusqu’à ce cinquantenaire. Cinquante ans après, l’émotion reste intacte, presque sacrée. Comme tous les Marocains qui ont répondu à l’appel de la patrie, j’étais prêt à tout donner, ma voix, mon corps, ma vie pour la souveraineté de notre pays. Ce que nous avons vécu en 1975 n’était pas un simple événement, mais une page d’histoire écrite avec la foi, la discipline et la ferveur d’un peuple uni. Je garde en mémoire un moment qui m’habite encore aujourd’hui comme un battement de cœur : le 5 novembre à Agadir, lorsque Feu Sa Majesté Hassan II prononça son discours historique. Il a commencé par un verset du Coran : «Et lorsque tu as pris une décision, place ta confiance en Dieu». Cette phrase résonna comme un signal. Elle figea le temps. Le silence dans la salle était total. C’était comme si tout le Maroc, d’un seul souffle, attendait. Ce n’était pas un discours ordinaire, c’était un tournant, une déclaration de foi nationale, un serment collectif. J’ai eu le privilège de couvrir ce moment, et d’en faire un reportage qui, encore aujourd’hui, reste gravé dans ma mémoire comme l’un des actes les plus forts de ma carrière. Chaque fois que j’y repense, l’émotion me submerge, les larmes me montent aux yeux. Ce jour-là, j’ai senti que j’avais accompli mon devoir de journaliste, mais surtout de citoyen. C’était plus qu’un travail de reporter, c’était une manière de participer à l’écriture de l’histoire de notre pays.
Pouvez-vous nous replonger dans l’atmosphère qui précédait l’annonce officielle de la Marche Verte ? Et, selon vous, que s’est-il joué de fondamental dans le pays à partir de ce moment-là ?
À cette époque, j’étais à Marrakech. Depuis le Palais Royal, Feu Sa Majesté Hassan II avait décidé d’organiser une émission spéciale pour répondre aux interrogations des futurs participants à la Marche. Des questions simples, humaines, concrètes: «Y aura-t-il des téléphones ? Des pharmacies ? Des médecins ?» L’État-major de la Marche Verte me transmettait les interrogations, et je construisais, chaque soir, une émission diffusée sur la chaîne nationale, pour y répondre avec clarté et pédagogie. C’était déjà un moment exceptionnel : une communication directe, didactique, entre les institutions et le peuple, dans une langue compréhensible, à hauteur d’homme. Mais malgré tout, l’incertitude planait. Nous étions dans une zone grise. Les rumeurs allaient bon train : et si la Marche était reportée? Et si l’ONU s’y opposait ? Et si un conflit armé éclatait ? L’atmosphère était tendue, mêlée d’espoir et d’inquiétude. Rien n’était encore écrit. Puis, le 5 novembre, le Roi a parlé. En quelques phrases, il a levé tous les doutes. Il a révélé le projet dans toute son ampleur : faire marcher 350.000 civils, sans armes, avec pour seules forces leur foi, leur dignité et leur drapeau. Une initiative sans précédent, un pari moral et stratégique d’une audace inouïe. J’ai alors rejoint les préparatifs sur le terrain, dans le Sud. Et là, ce que j’ai vu m’a littéralement bouleversé. Je ne m’étais pas préparé à l’ampleur du dispositif. C’était immense, au-delà de tout ce que j’avais imaginé. Une marée humaine, plus vaste que n’importe quel terrain de football. Et pourtant, avec des moyens techniques très modestes, presque rudimentaires, tout fonctionnait. Il y avait un ordre, une organisation, une ferveur. Ce soir-là, j’ai vu un Maroc debout, lucide, rassemblé. Le pays tout entier a pris conscience de lui-même. Non plus comme une nation blessée ou incertaine, mais comme une communauté souveraine, prête à affirmer son destin dans le calme, la détermination et la paix. Ce basculement dans l’imaginaire collectif, cette clarté dans le projet national, a marqué un tournant irréversible.
Organiser une marche rassemblant 350.000 participants n’était pas une tâche facile. Selon vous, comment le Maroc a-t-il réussi à relever ce défi logistique hors norme ?
Ce fut un exploit logistique, sans exagération. Ce que j’ai vu à Tan-Tan ressemblait à une cité éphémère surgie du désert. Chaque région du pays y avait sa propre zone d’installation, avec des tentes alignées comme dans un camp militaire, mais portées par une organisation civile : des cuisines, des infirmeries, des mosquées, des troupes de musique spirituelle. Il fallait nourrir ces centaines de milliers de volontaires chaque jour : 1,2 million de pains étaient produits quotidiennement! L’eau, l’huile, les légumes, tout arrivait par convois. L’improvisation n’avait pas sa place. C’était une coordination millimétrée. Mais ce qui m’impressionne le plus encore aujourd’hui, c’est le silence qui avait précédé cette opération. Le secret avait été jalousement gardé. Rien n’avait fuité. Ce silence logistique, doublé de ferveur populaire, fut la première victoire.
Comment les grandes capitales, notamment Madrid, ont-elles réagi à l’annonce de la Marche Verte ? Et quelle a été la position des médias occidentaux et arabes à l’époque ?
Pour bien comprendre la réaction internationale, il faut d’abord replacer la Marche Verte dans son contexte. En Espagne, le pouvoir était dans une situation de vacance: le général Franco était mourant, Juan Carlos n’avait pas encore pris pleinement les rênes. La classe politique espagnole, déboussolée, faisait face à un dilemme historique. Et en face, il y avait un Maroc debout, déterminé et surtout pacifique – mais porteur d’un message symbolique d’une intensité rare. Cette démarche non violente, inédite, portée par 350.000 civils, a surpris les capitales du monde entier. Les chancelleries suivaient le déroulement des événements presque heure par heure. À New York, le Conseil de sécurité de l’ONU avait mis la question du Sahara à l’ordre du jour. Le ton était grave, les enjeux énormes. Mais le Maroc ne fléchissait pas. Il ne menaçait pas, il marchait. Les réactions des médias occidentaux ont été diverses, mais tous s’accordaient sur un point : ce qui venait de se produire était sans précédent. Certains titres parlaient d’un coup de génie stratégique de Hassan II, d’autres évoquaient une opération risquée, incertaine. Mais tous reconnaissaient que le Maroc avait réussi à déplacer le débat : d’un litige territorial classique, on passait à un geste politique fort, qui changeait les règles du jeu diplomatique. Du côté du monde arabe, les réactions étaient plus contrastées. Certains pays ont exprimé leur soutien et leur solidarité avec le Maroc, reconnaissant le caractère légitime et pacifique de la Marche. D’autres, en revanche, sont restés plus discrets, en raison de leurs équilibres régionaux et de leurs relations avec l’Algérie. Mais sur le terrain, une chose est restée incontestable : l’attention du monde entier était braquée sur le Maroc. Il y avait d’ailleurs, sur place, entre 60 et 70 journalistes venus des pays arabes. Ils ont suivi l’opération de bout en bout, caméras et carnets à la main. L’ampleur de l’événement, la discipline et l’enthousiasme populaires les ont profondément marqués. Et c’est ce regard international, souvent étonné mais admiratif, qui a contribué à inscrire la Marche Verte dans les mémoires comme un tournant géopolitique majeur du XXe siècle.
Quid de l’Algérie ?
Ce fut un choc. Un désarroi soudain dans les hautes sphères du pouvoir algérien. L’un des rares témoins directs de cette réaction est le journaliste français Jean Daniel et dernier grand reporter à avoir interviewé Hassan II. Dans ses mémoires, il rapporte un épisode saisissant : à l’annonce de la Marche Verte, alors qu’il se trouve à Alger, il assiste à la colère explosive du Président Boumediene. Ses gestes vifs, son emportement, son agitation inhabituelle, montraient que ce Chef d’État, d’ordinaire d’un calme implacable, perd son sang-froid. C’est que l’opération marocaine venait de chambouler tous les calculs. Il faut comprendre que, jusque-là, le discours algérien sur la question saharienne s’appuyait sur une rhétorique «maghrébine», prétendument fraternelle, qui masquait mal une hostilité de fond. L’idée dominante était que le Maghreb devait se construire par les peuples, au-delà des États. Mais que reste-t-il de cette doctrine quand un peuple entier, 350.000 hommes et femmes, traverse le désert avec discipline, ferveur et sans armes ? Quand l’unité se matérialise, non plus dans les slogans, mais dans les corps en marche, dans les prières partagées, dans la dignité d’un peuple qui avance ? C’est cela qui a désarçonné Alger : la Marche Verte n’était pas un geste institutionnel, elle était populaire.
En tant que reporter de terrain à la télévision marocaine, présent au cœur de l’action, que retenez-vous de l’ambiance sur place ?
Tout a commencé la veille, à Agadir. Nous étions le 5 novembre 1975. L’attente était lourde, voire fébrile. Les journalistes affluaient, les équipes techniques se préparaient, les marcheurs arrivaient par vagues. Mais tout le monde, sans exception, attendait une seule chose: le discours du Roi. Le pays entier retenait son souffle. Les Marocains attendaient. Les observateurs internationaux étaient aux aguets. Et les adversaires aussi. Moi, j’étais encore un jeune journaliste, avec seulement quelques années d’expérience derrière moi. Mais je sentais que j’étais sur le point de vivre un moment d’histoire. Nous étions entre 300 et 350 journalistes marocains mobilisés sur le terrain. Ce soir-là, dans cette atmosphère de tension retenue, Feu Sa Majesté Hassan II a prononcé Son discours. Il n’y avait ni emphase ni excès. Juste une détermination souveraine, un appel à l’action, un souffle d’unité.
Le lendemain matin, très tôt, j’ai embarqué avec mon équipe dans une jeep de la Gendarmerie Royale. C’est ce véhicule qui a franchi en premier la ligne séparant encore le Maroc du Sahara occupé. Ce fut un instant solennel, presque irréel. Devant nous, une marée humaine avançait avec gravité : hommes, femmes, enfants, tous porteurs de Corans, de drapeaux et des portraits du Roi. Certains pleuraient, les youyous des femmes fendaient l’air du désert et moi j’ai commencé à scander «Allah Akbar», «Allah AKbar». Ces paroles du pèlerinage résonnaient comme une onde sacrée au cœur du Sahara. Ce moment m’a saisi. C’était plus qu’un acte politique, c’était une liturgie nationale. Un peuple qui marchait, non pour conquérir, mais pour témoigner et dire son attachement viscéral aux terres de ses aïeux. Mon reportage de ce jour-là, diffusé exceptionnellement via l’Eurovision, a traversé les frontières. Bien que le Maroc ne fasse pas partie de l’Europe, ce signal a été relayé sur plusieurs chaînes. Je garde précieusement les lettres de trois ambassadeurs marocains à l’étranger qui m’ont écrit pour me dire à quel point ces images avaient marqué les chancelleries, bouleversé les perceptions. Ce jour-là, j’ai compris que le journalisme pouvait être un acte de mémoire. Et j’ai su que j’avais fait mon devoir.
Y a-t-il un moment ou une image qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en a plusieurs, mais l’un d’eux me revient toujours avec la même intensité. Ce jour-là, nous avions déjà marché plus de 20 kilomètres. En tête du cortège, il y avait un groupe de femmes venues du Tafilalet. Elles marchaient pieds nus, foulant le sol aride, traversant des zones couvertes de pierres coupantes que l’on appelait «sellouka». C’était une image bouleversante de courage brut. Certaines d’entre elles, saisies par l’émotion, se sont arrêtées pour prier. D’autres pleuraient en silence. Ce n’était pas seulement une marche, c’était un acte de foi. Un peu plus loin, nous sommes tombés sur une sorte de mur de sable. Et derrière, les premiers signes d’une présence militaire espagnole : des blindés, des miradors, du matériel lourd. L’inquiétude était palpable. Nous ignorions ce qui allait se passer. Allaient-ils réagir ? Nous tirer dessus ? Les ordres Royaux étaient attendus. Mais dans le camp, beaucoup étaient prêts à avancer malgré le risque. J’ai entendu des marcheurs dire : «S’il faut mourir ici, nous mourrons pour notre pays.» Les Espagnols, pour leur part, avaient installé des panneaux de mise en garde : «Attention, mines. Zone dangereuse.» Plutôt que de reculer, les marcheurs ont installé des tentes, improvisant un campement sur place. J’y faisais mes reportages dans des conditions précaires : avec trois autres journalistes, nous n’avions même pas de tente. Juste un petit tapis pour dormir sur le sable. Les nuits étaient glaciales, le vent sec, mais personne ne se plaignait. Nous étions là pour témoigner, et eux pour faire l’Histoire.
La nuit suivante, un groupe de jeunes venus de Kénitra a pris l’initiative : ils ont retiré une des plaques de mise en garde. Peu à peu, d’autres les ont suivis. Ils ont franchi la ligne, défiant les zones dites «interdites». Du vendredi au dimanche, ils ont continué à avancer. Toujours sans violence. Toujours dans la dignité. Le 9 novembre, la nouvelle est tombée : Sa Majesté allait s’adresser à la Nation. Le discours, en résumé, annonçait le retour des marcheurs. 80% d’entre eux ont décidé de repartir, obéissant aux consignes. Mais d’autres ont refusé. Ils ont dit : «Nous ne sommes pas venus pour repartir. Nous sommes venus pour mourir ici s’il le faut.» Certains avaient même apporté leur linceul. Ce jour-là, j’ai compris que cette marche ne serait jamais oubliée. Pas seulement pour ce qu’elle a obtenu, mais pour ce qu’elle a révélé de l’âme d’un peuple.
À vos yeux, comment faudrait-il célébrer ce cinquantenaire pour mettre en valeur la portée historique de cet événement et son rôle dans l’imaginaire collectif national ? Je pense qu’il faut aller au-delà des cérémonies officielles. La Marche Verte doit redevenir un récit vivant, incarné. Elle mérite d’être racontée dans les écoles, les musées, mais aussi par le théâtre, le cinéma, la bande dessinée. Il faut la transmettre non comme une date anniversaire, mais comme un acte collectif d’un peuple en marche. C’est un patrimoine historique de la Nation, c’est une source d’énergie identitaire. Il faut réveiller cette mémoire, en faire une matière vivante.
Pensez-vous que les jeunes générations mesurent pleinement l’importance de la Marche Verte ? Et selon vous, comment transmettre cette mémoire vive de manière engageante, afin qu’elle devienne un vecteur d’unité et de mobilisation ?
Je crois, avec une certaine inquiétude, que les jeunes générations sont aujourd’hui très éloignées de leur propre histoire. Il y a un désintérêt croissant, mais surtout, une véritable crise du savoir et des valeurs. Et cette crise, nous devons l’admettre, vient d’abord de notre système éducatif. J’ai personnellement interpellé plusieurs ministres de l’Éducation nationale au fil des années, pour insister sur l’importance de l’enseignement de l’histoire, du civisme, du patriotisme. Mais rien ne bouge vraiment. À cela s’ajoute un autre facteur préoccupant : nos médias, notamment les chaînes de télévision publiques, n’assument plus pleinement leur rôle dans la la transmission des valeurs. Ils sont souvent déconnectés des préoccupations des jeunes, et ne savent plus raconter notre histoire de façon vivante et engageante. Il faut une révolution en matière de création des contenus.
Pourtant, je suis convaincu que les jeunes ne sont pas indifférents à leur histoire. Ils ont soif de sens et de repères. Ils veulent comprendre, ressentir, s’approprier. Encore faut-il qu’on sache leur parler avec les bons outils. Les manuels scolaires ne suffisent plus, surtout lorsqu’ils réduisent la Marche Verte à une date et à quelques lignes sans âme. Il faut des récits immersifs, des documentaires, des podcasts, des jeux éducatifs, des vidéos bien construites, des bandes dessinées peut-être. Il faut investir dans des formes qui parlent leur langage, sans jamais trahir la vérité historique. La Marche Verte est une épopée nationale aux mille visages. Elle n’a pas été une conquête armée, mais un acte pacifique, un témoignage de foi dans la souveraineté, dans la dignité, dans la continuité historique du Maroc. À nous de rappeler à cette jeunesse que leurs grands-parents ont traversé un désert, non pour imposer, mais pour affirmer. Ce n’est pas seulement un souvenir à commémorer, c’est un héritage en mouvement, une source d’unité que nous avons le devoir de raviver.
Beaucoup d’observateurs considèrent aujourd’hui que la Marche Verte fut un coup de maître de Feu Hassan II. Depuis, S.M. le Roi Mohammed VI a insufflé un nouveau souffle à la diplomatie marocaine, consolidant la reconnaissance de la souveraineté sur le Sahara. Comment analysez-vous l’évolution de ce dossier depuis 1999 ?
La Marche verte fut, sans aucun doute, un coup de génie politique et moral de Hassan II. Elle a posé les bases d’une souveraineté populaire. Mais c’est sous le règne de
Mohammed VI que cette souveraineté s’est consolidée sur les plans diplomatique, économique et stratégique. Le retour du Maroc au sein de l’Union africaine, la reconnaissance de la marocanité du Sahara par plusieurs pays clés, la stratégie de développement des provinces du Sud... tout cela constitue une continuité intelligente, mais aussi une amplification du projet initial. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’enracinement. Mais la vigilance reste de mise. Car toute conquête symbolique doit être protégée par des actions concrètes, durables, visibles.
Pouvez-vous nous replonger dans l’atmosphère qui précédait l’annonce officielle de la Marche Verte ? Et, selon vous, que s’est-il joué de fondamental dans le pays à partir de ce moment-là ?
À cette époque, j’étais à Marrakech. Depuis le Palais Royal, Feu Sa Majesté Hassan II avait décidé d’organiser une émission spéciale pour répondre aux interrogations des futurs participants à la Marche. Des questions simples, humaines, concrètes: «Y aura-t-il des téléphones ? Des pharmacies ? Des médecins ?» L’État-major de la Marche Verte me transmettait les interrogations, et je construisais, chaque soir, une émission diffusée sur la chaîne nationale, pour y répondre avec clarté et pédagogie. C’était déjà un moment exceptionnel : une communication directe, didactique, entre les institutions et le peuple, dans une langue compréhensible, à hauteur d’homme. Mais malgré tout, l’incertitude planait. Nous étions dans une zone grise. Les rumeurs allaient bon train : et si la Marche était reportée? Et si l’ONU s’y opposait ? Et si un conflit armé éclatait ? L’atmosphère était tendue, mêlée d’espoir et d’inquiétude. Rien n’était encore écrit. Puis, le 5 novembre, le Roi a parlé. En quelques phrases, il a levé tous les doutes. Il a révélé le projet dans toute son ampleur : faire marcher 350.000 civils, sans armes, avec pour seules forces leur foi, leur dignité et leur drapeau. Une initiative sans précédent, un pari moral et stratégique d’une audace inouïe. J’ai alors rejoint les préparatifs sur le terrain, dans le Sud. Et là, ce que j’ai vu m’a littéralement bouleversé. Je ne m’étais pas préparé à l’ampleur du dispositif. C’était immense, au-delà de tout ce que j’avais imaginé. Une marée humaine, plus vaste que n’importe quel terrain de football. Et pourtant, avec des moyens techniques très modestes, presque rudimentaires, tout fonctionnait. Il y avait un ordre, une organisation, une ferveur. Ce soir-là, j’ai vu un Maroc debout, lucide, rassemblé. Le pays tout entier a pris conscience de lui-même. Non plus comme une nation blessée ou incertaine, mais comme une communauté souveraine, prête à affirmer son destin dans le calme, la détermination et la paix. Ce basculement dans l’imaginaire collectif, cette clarté dans le projet national, a marqué un tournant irréversible.
Organiser une marche rassemblant 350.000 participants n’était pas une tâche facile. Selon vous, comment le Maroc a-t-il réussi à relever ce défi logistique hors norme ?
Ce fut un exploit logistique, sans exagération. Ce que j’ai vu à Tan-Tan ressemblait à une cité éphémère surgie du désert. Chaque région du pays y avait sa propre zone d’installation, avec des tentes alignées comme dans un camp militaire, mais portées par une organisation civile : des cuisines, des infirmeries, des mosquées, des troupes de musique spirituelle. Il fallait nourrir ces centaines de milliers de volontaires chaque jour : 1,2 million de pains étaient produits quotidiennement! L’eau, l’huile, les légumes, tout arrivait par convois. L’improvisation n’avait pas sa place. C’était une coordination millimétrée. Mais ce qui m’impressionne le plus encore aujourd’hui, c’est le silence qui avait précédé cette opération. Le secret avait été jalousement gardé. Rien n’avait fuité. Ce silence logistique, doublé de ferveur populaire, fut la première victoire.
Comment les grandes capitales, notamment Madrid, ont-elles réagi à l’annonce de la Marche Verte ? Et quelle a été la position des médias occidentaux et arabes à l’époque ?
Pour bien comprendre la réaction internationale, il faut d’abord replacer la Marche Verte dans son contexte. En Espagne, le pouvoir était dans une situation de vacance: le général Franco était mourant, Juan Carlos n’avait pas encore pris pleinement les rênes. La classe politique espagnole, déboussolée, faisait face à un dilemme historique. Et en face, il y avait un Maroc debout, déterminé et surtout pacifique – mais porteur d’un message symbolique d’une intensité rare. Cette démarche non violente, inédite, portée par 350.000 civils, a surpris les capitales du monde entier. Les chancelleries suivaient le déroulement des événements presque heure par heure. À New York, le Conseil de sécurité de l’ONU avait mis la question du Sahara à l’ordre du jour. Le ton était grave, les enjeux énormes. Mais le Maroc ne fléchissait pas. Il ne menaçait pas, il marchait. Les réactions des médias occidentaux ont été diverses, mais tous s’accordaient sur un point : ce qui venait de se produire était sans précédent. Certains titres parlaient d’un coup de génie stratégique de Hassan II, d’autres évoquaient une opération risquée, incertaine. Mais tous reconnaissaient que le Maroc avait réussi à déplacer le débat : d’un litige territorial classique, on passait à un geste politique fort, qui changeait les règles du jeu diplomatique. Du côté du monde arabe, les réactions étaient plus contrastées. Certains pays ont exprimé leur soutien et leur solidarité avec le Maroc, reconnaissant le caractère légitime et pacifique de la Marche. D’autres, en revanche, sont restés plus discrets, en raison de leurs équilibres régionaux et de leurs relations avec l’Algérie. Mais sur le terrain, une chose est restée incontestable : l’attention du monde entier était braquée sur le Maroc. Il y avait d’ailleurs, sur place, entre 60 et 70 journalistes venus des pays arabes. Ils ont suivi l’opération de bout en bout, caméras et carnets à la main. L’ampleur de l’événement, la discipline et l’enthousiasme populaires les ont profondément marqués. Et c’est ce regard international, souvent étonné mais admiratif, qui a contribué à inscrire la Marche Verte dans les mémoires comme un tournant géopolitique majeur du XXe siècle.
Quid de l’Algérie ?
Ce fut un choc. Un désarroi soudain dans les hautes sphères du pouvoir algérien. L’un des rares témoins directs de cette réaction est le journaliste français Jean Daniel et dernier grand reporter à avoir interviewé Hassan II. Dans ses mémoires, il rapporte un épisode saisissant : à l’annonce de la Marche Verte, alors qu’il se trouve à Alger, il assiste à la colère explosive du Président Boumediene. Ses gestes vifs, son emportement, son agitation inhabituelle, montraient que ce Chef d’État, d’ordinaire d’un calme implacable, perd son sang-froid. C’est que l’opération marocaine venait de chambouler tous les calculs. Il faut comprendre que, jusque-là, le discours algérien sur la question saharienne s’appuyait sur une rhétorique «maghrébine», prétendument fraternelle, qui masquait mal une hostilité de fond. L’idée dominante était que le Maghreb devait se construire par les peuples, au-delà des États. Mais que reste-t-il de cette doctrine quand un peuple entier, 350.000 hommes et femmes, traverse le désert avec discipline, ferveur et sans armes ? Quand l’unité se matérialise, non plus dans les slogans, mais dans les corps en marche, dans les prières partagées, dans la dignité d’un peuple qui avance ? C’est cela qui a désarçonné Alger : la Marche Verte n’était pas un geste institutionnel, elle était populaire.
En tant que reporter de terrain à la télévision marocaine, présent au cœur de l’action, que retenez-vous de l’ambiance sur place ?
Tout a commencé la veille, à Agadir. Nous étions le 5 novembre 1975. L’attente était lourde, voire fébrile. Les journalistes affluaient, les équipes techniques se préparaient, les marcheurs arrivaient par vagues. Mais tout le monde, sans exception, attendait une seule chose: le discours du Roi. Le pays entier retenait son souffle. Les Marocains attendaient. Les observateurs internationaux étaient aux aguets. Et les adversaires aussi. Moi, j’étais encore un jeune journaliste, avec seulement quelques années d’expérience derrière moi. Mais je sentais que j’étais sur le point de vivre un moment d’histoire. Nous étions entre 300 et 350 journalistes marocains mobilisés sur le terrain. Ce soir-là, dans cette atmosphère de tension retenue, Feu Sa Majesté Hassan II a prononcé Son discours. Il n’y avait ni emphase ni excès. Juste une détermination souveraine, un appel à l’action, un souffle d’unité.
Le lendemain matin, très tôt, j’ai embarqué avec mon équipe dans une jeep de la Gendarmerie Royale. C’est ce véhicule qui a franchi en premier la ligne séparant encore le Maroc du Sahara occupé. Ce fut un instant solennel, presque irréel. Devant nous, une marée humaine avançait avec gravité : hommes, femmes, enfants, tous porteurs de Corans, de drapeaux et des portraits du Roi. Certains pleuraient, les youyous des femmes fendaient l’air du désert et moi j’ai commencé à scander «Allah Akbar», «Allah AKbar». Ces paroles du pèlerinage résonnaient comme une onde sacrée au cœur du Sahara. Ce moment m’a saisi. C’était plus qu’un acte politique, c’était une liturgie nationale. Un peuple qui marchait, non pour conquérir, mais pour témoigner et dire son attachement viscéral aux terres de ses aïeux. Mon reportage de ce jour-là, diffusé exceptionnellement via l’Eurovision, a traversé les frontières. Bien que le Maroc ne fasse pas partie de l’Europe, ce signal a été relayé sur plusieurs chaînes. Je garde précieusement les lettres de trois ambassadeurs marocains à l’étranger qui m’ont écrit pour me dire à quel point ces images avaient marqué les chancelleries, bouleversé les perceptions. Ce jour-là, j’ai compris que le journalisme pouvait être un acte de mémoire. Et j’ai su que j’avais fait mon devoir.
Y a-t-il un moment ou une image qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en a plusieurs, mais l’un d’eux me revient toujours avec la même intensité. Ce jour-là, nous avions déjà marché plus de 20 kilomètres. En tête du cortège, il y avait un groupe de femmes venues du Tafilalet. Elles marchaient pieds nus, foulant le sol aride, traversant des zones couvertes de pierres coupantes que l’on appelait «sellouka». C’était une image bouleversante de courage brut. Certaines d’entre elles, saisies par l’émotion, se sont arrêtées pour prier. D’autres pleuraient en silence. Ce n’était pas seulement une marche, c’était un acte de foi. Un peu plus loin, nous sommes tombés sur une sorte de mur de sable. Et derrière, les premiers signes d’une présence militaire espagnole : des blindés, des miradors, du matériel lourd. L’inquiétude était palpable. Nous ignorions ce qui allait se passer. Allaient-ils réagir ? Nous tirer dessus ? Les ordres Royaux étaient attendus. Mais dans le camp, beaucoup étaient prêts à avancer malgré le risque. J’ai entendu des marcheurs dire : «S’il faut mourir ici, nous mourrons pour notre pays.» Les Espagnols, pour leur part, avaient installé des panneaux de mise en garde : «Attention, mines. Zone dangereuse.» Plutôt que de reculer, les marcheurs ont installé des tentes, improvisant un campement sur place. J’y faisais mes reportages dans des conditions précaires : avec trois autres journalistes, nous n’avions même pas de tente. Juste un petit tapis pour dormir sur le sable. Les nuits étaient glaciales, le vent sec, mais personne ne se plaignait. Nous étions là pour témoigner, et eux pour faire l’Histoire.
La nuit suivante, un groupe de jeunes venus de Kénitra a pris l’initiative : ils ont retiré une des plaques de mise en garde. Peu à peu, d’autres les ont suivis. Ils ont franchi la ligne, défiant les zones dites «interdites». Du vendredi au dimanche, ils ont continué à avancer. Toujours sans violence. Toujours dans la dignité. Le 9 novembre, la nouvelle est tombée : Sa Majesté allait s’adresser à la Nation. Le discours, en résumé, annonçait le retour des marcheurs. 80% d’entre eux ont décidé de repartir, obéissant aux consignes. Mais d’autres ont refusé. Ils ont dit : «Nous ne sommes pas venus pour repartir. Nous sommes venus pour mourir ici s’il le faut.» Certains avaient même apporté leur linceul. Ce jour-là, j’ai compris que cette marche ne serait jamais oubliée. Pas seulement pour ce qu’elle a obtenu, mais pour ce qu’elle a révélé de l’âme d’un peuple.
À vos yeux, comment faudrait-il célébrer ce cinquantenaire pour mettre en valeur la portée historique de cet événement et son rôle dans l’imaginaire collectif national ? Je pense qu’il faut aller au-delà des cérémonies officielles. La Marche Verte doit redevenir un récit vivant, incarné. Elle mérite d’être racontée dans les écoles, les musées, mais aussi par le théâtre, le cinéma, la bande dessinée. Il faut la transmettre non comme une date anniversaire, mais comme un acte collectif d’un peuple en marche. C’est un patrimoine historique de la Nation, c’est une source d’énergie identitaire. Il faut réveiller cette mémoire, en faire une matière vivante.
Pensez-vous que les jeunes générations mesurent pleinement l’importance de la Marche Verte ? Et selon vous, comment transmettre cette mémoire vive de manière engageante, afin qu’elle devienne un vecteur d’unité et de mobilisation ?
Je crois, avec une certaine inquiétude, que les jeunes générations sont aujourd’hui très éloignées de leur propre histoire. Il y a un désintérêt croissant, mais surtout, une véritable crise du savoir et des valeurs. Et cette crise, nous devons l’admettre, vient d’abord de notre système éducatif. J’ai personnellement interpellé plusieurs ministres de l’Éducation nationale au fil des années, pour insister sur l’importance de l’enseignement de l’histoire, du civisme, du patriotisme. Mais rien ne bouge vraiment. À cela s’ajoute un autre facteur préoccupant : nos médias, notamment les chaînes de télévision publiques, n’assument plus pleinement leur rôle dans la la transmission des valeurs. Ils sont souvent déconnectés des préoccupations des jeunes, et ne savent plus raconter notre histoire de façon vivante et engageante. Il faut une révolution en matière de création des contenus.
Pourtant, je suis convaincu que les jeunes ne sont pas indifférents à leur histoire. Ils ont soif de sens et de repères. Ils veulent comprendre, ressentir, s’approprier. Encore faut-il qu’on sache leur parler avec les bons outils. Les manuels scolaires ne suffisent plus, surtout lorsqu’ils réduisent la Marche Verte à une date et à quelques lignes sans âme. Il faut des récits immersifs, des documentaires, des podcasts, des jeux éducatifs, des vidéos bien construites, des bandes dessinées peut-être. Il faut investir dans des formes qui parlent leur langage, sans jamais trahir la vérité historique. La Marche Verte est une épopée nationale aux mille visages. Elle n’a pas été une conquête armée, mais un acte pacifique, un témoignage de foi dans la souveraineté, dans la dignité, dans la continuité historique du Maroc. À nous de rappeler à cette jeunesse que leurs grands-parents ont traversé un désert, non pour imposer, mais pour affirmer. Ce n’est pas seulement un souvenir à commémorer, c’est un héritage en mouvement, une source d’unité que nous avons le devoir de raviver.
Beaucoup d’observateurs considèrent aujourd’hui que la Marche Verte fut un coup de maître de Feu Hassan II. Depuis, S.M. le Roi Mohammed VI a insufflé un nouveau souffle à la diplomatie marocaine, consolidant la reconnaissance de la souveraineté sur le Sahara. Comment analysez-vous l’évolution de ce dossier depuis 1999 ?
La Marche verte fut, sans aucun doute, un coup de génie politique et moral de Hassan II. Elle a posé les bases d’une souveraineté populaire. Mais c’est sous le règne de
Mohammed VI que cette souveraineté s’est consolidée sur les plans diplomatique, économique et stratégique. Le retour du Maroc au sein de l’Union africaine, la reconnaissance de la marocanité du Sahara par plusieurs pays clés, la stratégie de développement des provinces du Sud... tout cela constitue une continuité intelligente, mais aussi une amplification du projet initial. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’enracinement. Mais la vigilance reste de mise. Car toute conquête symbolique doit être protégée par des actions concrètes, durables, visibles.
