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Maroc-France, Sahara, Algérie... ce qu’en pense Hubert Védrine (Entretien)

Ancien ministre français des Affaires étrangères (1997-2002), Hubert Védrine continue de suivre et d’analyser l’actualité mondiale avec une lucidité sans faille. Depuis 2007, il publie tous les deux ans, avec Pascal Boniface, fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques, l’Atlas géopolitique du monde global, un ouvrage proposant plus de 100 cartes pour comprendre la complexité du monde et en décrypter les défis. Fin connaisseur des relations internationales, M. Védrine fait partie, en 2003, du groupe de seize personnalités mis sur pied par Kofi Annan pour réfléchir à l’avenir de l’ONU. C’est dire que les mécanismes et les soubassements de la gouvernance mondiale n’ont pas de secret pour lui. «Le Matin» l’a rencontré à Casablanca et a pu avoir avec lui un échange fort instructif sur des questions telles que l’ordre mondial, le rôle de l’ONU, le renouveau de la relation entre Paris et Rabat et la question du Sahara. Cet ancien chef de la diplomatie française qui porte un regard sans concession, voire désabusé sur la réalité mondiale, explique comment les rapports entre grandes puissances favorisent l’émergence d’une système «semi-chaotique». S’agissant du nouveau partenariat «unique» entre Rabat et Paris, M. Védrine s’en réjouit tout en insistant sur la nécessité de lui donner un contenu à la mesure des défis qui guettent le monde, afin d’en faire un modèle de coopération Nord-Sud.

Le Matin : Vous avez été ministre des Affaires étrangères de 1997-2002. Depuis, vous observez de près l’actualité internationale. Comment selon vous le monde a-t-il évolué depuis plus de 20 ans et comment se présente actuellement l’ordre mondial ?

Hubert Védrine :
Il n’y a pas d’ordre mondial ! Il y a un désordre mondial évolutif. Mais désordre, ça ne veut pas dire la guerre. Ce qui me frappe, c’est que ceux qui se sont fait le plus d’illusions sur le monde ce sont les Européens qui ont cru énormément dans la communauté internationale. Alors qu’il n’y en a pas en fait. Mais aussi tous les peuples mécontents qui croient en la communauté internationale, comme si c’était une sorte de puissance divine qui devrait intervenir pour établir la justice. Donc les Européens et les gens qui avaient nourri plein d’espérances sympathiques sur les Nations unies, alors qu’elles ne sont pas unies, ces gens-là sont assez malheureux aujourd’hui pour s’adapter au monde réel.

Dans le monde réel aujourd’hui, la question numéro un n’est pas géopolitique, elle est écologique. Le compte à rebours est enclenché. C’est gravissime ! Deuxièmement, en géopolitique, tout est dominé par le fait que les Occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. Ils sont puissants et riches, notamment les États-Unis, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a tous les pays émergents. C’est un monde multipolaire semi-chaotique. Et c’est instable, car on ne sait pas qui sont les pôles. Dans ce monde-là, les États-Unis sont numéro un et ils ne veulent pas que la Chine devienne numéro un. Et cela à des conséquences en termes d’antagonismes et d’instabilités. C’est ça l’État du monde aujourd’hui. Ça rend malheureux les idéalistes, mais c’est la vérité.



Donc instabilité, crises, rivalités, voire des conflits armés. On a l’impression que l’ONU assiste impuissante à ce qui se passe ! C’est quoi son rôle en fait ? on croit assister à la fin du multilatéralisme ?

Le problème, c’est qu’on s’est fait beaucoup d’illusions sur l’ONU. Donc, il faut réfléchir sur les illusions. L’organisation onusienne a été créée à Yalta par Roosevelt pour contrer Staline, mais pas pour gouverner le monde. Elle a été créée pour qu’il y ait un rendez-vous mondial des dirigeants. Et comme on ne voulait surtout pas que l’Assemblée générale puisse voter n’importe quoi, on a créé le Conseil de sécurité, avec les cinq permanents et le veto. S’il n’y a pas de Conseil de sécurité avec le veto, les cinq grandes puissances sortent de l’ONU.

C’est pourquoi, il n’y a jamais eu de puissance pour imposer le droit international. Donnez-moi un seul exemple où le droit international a été imposé. Il peut y avoir une mise en forme juridique intelligente quand il y a un accord de paix en vrai ou quand il y a un équilibre des forces. Quand les grandes puissances s’arrangent pour organiser une situation, on lui donne une forme juridique. Donc, si les cinq membres permanents sont d’accord entre eux, ils peuvent adopter des résolutions. Comme sur le Kosovo par exemple que j’ai négocié moi-même. Donc dans certains cas, cela prend une forme juridique et c’est bien ! Mais on ne peut pas parler de droit international ou de la communauté internationale, comme si c’était les Martiens qui venaient pour imposer les règles !

Il y a une cinquantaine d’endroits dans le monde, y compris dans le Proche-Orient, où aucun principe de droit international n’est appliqué. Tout simplement parce qu’il n’y a personne pour l’appliquer. C’est comme ça et ça n’a jamais été différent ! Ce qu’il faut étudier, ce n’est pas l’état des lieux, mais les illusions, pourquoi il y a eu tellement d’illusions. On arrive à faire la paix quand une puissance est victorieuse comme l’Amérique en 1945 ou quand il y a un équilibre des forces. Ceci étant, il ne faut pas renoncer aux objectifs, mais aux illusions. Il faut faire le distinguo ! Après, le cas de chaque conflit est différent. Aujourd’hui, je le répète, les Occidentaux n’ont plus le contrôle global, les États-Unis restent numéro un, très puissants mais pas complètement, sinon la Russie n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. Il y a aussi tous les pays du Sud qui sont regroupés par une rhétorique anti-occidentale, mais qui ne sont pas d’accord entre eux. Ils ne font pas une puissance pour imposer leurs solutions. Tout cela donne le système que j’ai décrit, semi-chaotique. Une sorte d’instabilité relative. Pas forcément tragique !

N’est-il pas temps dans ce cas de penser à une profonde réforme du système de l’ONU de manière à lui conférer plus d’efficacité et de force et à lui permettre de jouer le rôle qu’il est censé jouer dans la gouvernance mondiale ?

Comment le faire ? qui va le faire ? L’ONU a été créée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale par des vainqueurs qui ont imposé leur loi. C’était bien conçu au début. Mais maintenant comment faire ? Vous allez rassembler les présidents américain, chinois et russe ? Vous pensez qu’ils vont se mettre d’accord sur quelque chose ? la France par exemple est favorable à l’entrée au Conseil de sécurité du Japon et de l’Inde. Mais la Chine ne veut rien entendre et elle a le droit de veto. Et cela a toujours été comme ça.

Le monde serait donc condamné à vivre dans ce système ?

La situation pourrait changer et il peut y avoir des solutions concrètes à beaucoup de problèmes, mais pas à travers des mythes. Je pense qu’il faut renoncer aux mythes et aller chercher des solutions. Par exemple au Proche-Orient, tant qu’il n’y aura pas d’État palestinien, le conflit redémarrera sans arrêt. Il y a plusieurs scénarios horribles, pour les Palestiniens, les Israéliens ou les deux, mais il n’y a pas trente-six solutions. Il y avait uniquement la solution qu’avait cherchée Rabin, Perez, Olmert, Barak et Sharon. On peut dire qu’on n’y arrivera jamais, mais imaginons des scénarios pour redémarrer.

En Ukraine, on peut imaginer des scénarios pour que le conflit s’arrête sans que la Russie en profite. Mais il faut chercher des solutions réalistes. Je suis un praticien. Même s’il est difficile de réformer la gouvernance mondiale, cela n’empêche pas de trouver des arrangements sur plein de sujets. Mais de là à penser qu’il y a une puissance globale qui va régler tout cela... C’est impossible. En 1918, les alliés ont imposé leurs solutions, en 1945, les Américains et les Russes et après il y a eu la guerre froide. Donc je dis qu’il faut abandonner les mots creux et les mythes, et je ne dis pas cela pour désespérer qui que ce soit.

La France et le Maroc viennent d’ouvrir un nouveau chapitre dans leurs relations après la visite d’État effectuée par le Président Macron au Royaume. Comment avez-vous vécu le nouveau départ du partenariat entre Rabat et Paris, surtout après la nouvelle position de la France sur le Sahara ?

J’ai toujours souhaité, compte tenu de mes liens avec le Maroc qui remontent à l’action de mon père avant l’indépendance et que le Roi Mohammed V avait salué plusieurs fois, que la relation entre Rabat et Paris redémarre dans les meilleures conditions. Mais je ne veux pas que – dans le contexte nouveau dont je me réjouis d’ailleurs – les Marocains oublient que pendant longtemps la France a protégé le Maroc au Conseil de sécurité en défendant le Plan marocain d’autonomie en disant que c’était une bonne base. À un moment donné, le Maroc a estimé que cela ne suffisait plus, que le plan d’autonomie devait être LA base pour un règlement de ce différend. Le Président Macron a étudié la question, car la France est un pays qui a une politique mondiale et il fallait quand même tenir compte de nombre de paramètres : l’ONU, de l’Algérie..., et finalement il a déclaré en juillet dernier que le présent et l’avenir du Sahara s’inscrivaient dans la souveraineté marocaine. Il a donc rejoint la position américaine et espagnole et il a eu raison de le faire. C’est une sorte d’évolution de bon sens, car pour dire les choses brutalement : je crois que personne au monde n’a envie d’un petit État bidon au Sahara occidental, prétendument indépendant, qui plus est, sera un danger pour tout le monde. C’est une position réaliste et raisonnable. Mais je demande à nos amis marocains de ne pas oublier le rôle utile et amical qu’a joué la France en soutenant depuis 2007 le plan d’autonomie.

Certes la France a soutenu depuis le début le plan d’autonomie proposé par le Maroc, mais elle a toujours adopté une posture prudente sur ce dossier pour ne pas froisser l’Algérie. Selon vous, qu’est-ce qui a fait que la balance a penché en faveur du Maroc ?

En faveur du Maroc, mais pas en défaveur de l’Algérie ! Le régime algérien le prend mal. Mais ce n’est pas du tout contre l’Algérie en tant que telle. Il me semble que le Président a constaté la réalité sur le terrain, tout ce qui s’est passé au Sahara occidental marocain, puis l’évolution au niveau du monde et des autres partenaires du Maroc. Je pense qu’en dehors d’un discours théorique, aucun pays sérieux ne voudrait d’une pseudo État instable et source de tension dans la région. Donc il y a un élément de real politique qui a joué aussi et qui a fait qu’à un moment donné, la France a estimé, compte tenu du soutien invariable à la proposition d’autonomie depuis 2007, qu’il était temps quand même d’aller plus loin. Et comme le régime algérien n’est pas en mesure d’évoluer par rapport à cela et qu’il n’a pas répondu aux offres nombreuses du Président français sur le plan bilatéral de manière globale, M. Macron a pris sa décision sur la base d’arguments raisonnables et de façon réaliste et amicale. Mais tout cela n’est qu’un préalable. Car ce qui importe le plus pour moi, c’est le la notion de partenariat d’exception qui se construit. Maintenant qu’on a surmonté ce moment de tension, chose qui me semble intelligent pour l’avenir, il faut s’atteler à donner un contenu à ce partenariat dans des secteurs comme la technologie, l’écologie, l’investissement...

Un pays comme la France – européen, occidental et méditerranéen – et un pays comme le Maroc – africain, arabe et maghrébin –, s’ils arrivent à donner un contenu à leur partenariat d’exception alors qu’on est en pleine période de rhétorique «Occident collectif» contre «Sud global», ce qui est lamentable pour tout le monde, pourraient devenir exemplaires pour beaucoup de pays. Donc à mon avis, il y a un grand avenir qui attend les deux pays, à condition de donner un contenu à leur partenariat. Le Maroc est un pays émergent et dynamique et on a plein de choses extraordinaires à faire ensemble, justement parce que notre relation est exceptionnelle. On a vu que pendant la crise, les relations tenaient quand même sur le plan humain et culturel. C’est un atout extraordinaire ! Il n’existe pas à mon avis un cas similaire de cette relation entre un pays du Nord et un pays du Sud.

Pensez-vous que la nouvelle position de la France sur le Sahara marocain est susceptible de favoriser un règlement à ce conflit qui dure depuis près de cinquante ans ?

Je ne sais pas. En tous cas, je pense que la nouvelle position de la France ne suffit pas. Il faudrait qu’il y ait un changement de politique algérienne en fait. Il faut que le régime algérien se résigne en se disant qu’il ne faut plus continuer de réclamer une pseudo indépendance de la RASD. Il faudrait aussi des changements dans le monde et en Afrique. Le Maroc a réussi son retour au sein de l’Union africaine, mais il a encore des pays qui s’alignent sur la position algérienne, notamment l’Afrique du Sud.

Pourquoi le régime algérien s’obstine-t-il dans son projet de soutien au polisario selon vous ?

Je pense que c’est un élément de cohésion pour le régime. Mais on le voit bien, et tout le monde l’a compris maintenant, au Maroc c’est une vraie cause nationale. Cela dit, je pense que si le problème est réglé, il n’y aura pas de problème pour l’Algérie. Dans le régime algérien, il y avait des dirigeants qui voulaient que ce dossier évolue, comme Bouteflika et Boudiaf avant lui, car ils pensaient que l’Algérie avait autre chose à faire que de maintenir à travers l’affaire du Sahara une sorte de bras de fer perpétuel avec le Maroc. Il y a beaucoup d’Algériens qui pensent ça et ils sont souvent en dehors de l’Algérie d’ailleurs. Donc, il y a une sorte d’élite algérienne de demain qui serait prête à passer à autre chose, si c’était fait dans des conditions honorables pour l’Algérie. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Moi, en tant que Français et vieil ami du Maroc, mais ayant beaucoup travaillé avec Bouteflika, je souhaite qu’il y ait une évolution dans ce sens. Il y a tellement de choses à faire en commun pour eux et pour toute la région. Mais qu’est-ce qu’on y peut ?

Certains avancent que la nouvelle position de la France sur le Sahara a quelque chose à voir avec le recul de son influence en Afrique, en général, et notamment dans la zone du Sahel ? qu’en pensez-vous ?

Non je ne le crois pas. À mon avis, cela n’a rien à voir. Ça a un rapport avec le fait que le régime algérien n’a pas trouvé à répondre quelque chose d’intéressant aux ouvertures du Président Macron, qui a tenté des choses comme d’autres présidents avant lui. Et ça n’a rien donné.

Ça n’a pas de rapport avec le Sahel où on a vu une évolution générale de l’insécurité que les gouvernements n’arrivent pas à contrôler et que la France a tenté de gérer et elle n’a pas eu tort, car c’était à la demande des gouvernements de la région et du Conseil de sécurité pour bloquer l’attaque des djihadistes. Mais il est évident que la France ne pouvait pas toute seule sécuriser le Sahel qui est aussi immense que l’Europe.

Donc il ne faut pas analyser l’action de la France d’un point de vue étroitement sahélien. Parce qu’aujourd’hui, elle est très bien accueillie dans 45 pays d’Afrique, mais pas sous la forme militaire. Et il n’y a pas de raison pour que la présence de la France en Afrique soit éternellement militaire. Je pense que la France à un grand avenir en Afrique sur toutes les autres formes : économique, technologique, écologique, culturelle...

Pourtant, les médias français parlent d’un recul du rôle de la France sur le plan diplomatique ?

Je pense qu’il faut remettre les choses dans leur contexte. Est-ce que les Occidentaux sont toujours les maîtres du monde ? non ! Les États-Unis sont numéro un, mais peuvent-ils pour autant faire ce qu’ils veulent ? non ! Sinon Biden aurait pu imposer un État palestinien. Donc il ne faut pas parler de la France comme si le monde occidental se portait à merveille et qu’il n’y avait que la France à avoir un problème.

Tout le monde a des problèmes, mais ça se voit plus avec la France, car c’est un pays qui adore donner des leçons à tout le monde. La France a décroché sur le plan économique et industriel, comme l’Allemagne et d’autre pays européens d’ailleurs. Il lui faudrait donc travailler plus et investir plus. C’est ce qu’a dit Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, sur l’Europe. Et si on appliquait ce que dit Draghi à la France, ce serait l’équivalent de ce qu’avait fait de Gaulle au début : le plan Pinay-Rueff pour le redressement de l’économie française.

Donc oui, il y a un problème français, ce qui fait qu’on a moins d’influence qu’avant sur un certain nombre de sujets. Mais il n’empêche que la France reste quand même une puissance qui a de l’influence via le Conseil de sécurité, la dissuasion (nucléaire NDLR), la francophonie et une dizaine de firmes mondiales...

Mais on est dans une situation où il faut qu’on se redresse, c’est évident.
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