Menu
Search
Vendredi 05 Décembre 2025
S'abonner
close
Vendredi 05 Décembre 2025
Menu
Search

Maroc-Union européenne : vers un partenariat d’égal à égal ?

En 2024, les échanges commerciaux entre le Maroc et l’Union européenne ont franchi les 60 milliards d’euros, confirmant l’UE comme premier partenaire économique du Royaume. Plus de 8,7 milliards d’euros d’investissements sont mobilisés dans le cadre d’un nouveau pacte régional doté de 42 milliards, qui ambitionne de refonder les relations entre l’Europe et ses voisins du Sud. Promesse d’intégration stratégique ou recyclage d’une coopération inégalitaire ? C’est cette tension que met en lumière le dernier rapport de Abdessalam Jaldi, publié en octobre 2025 par le Policy Center for the New South, qui ausculte en profondeur les effets potentiels et les limites structurelles du Nouveau Pacte pour la Méditerranée.

No Image
Depuis plus de trente ans, les relations entre le Royaume du Maroc et l’UE s’inscrivent dans «une dynamique de progression constante, ponctuée par un subtil équilibre entre pragmatisme politique, ouverture économique et convergence stratégique», souligne dès le début le récent policy paper. Cet ancrage s’est traduit par des instruments juridiques et stratégiques successifs, dont l’Accord d’association de 2000, le Statut avancé de 2008 ou encore le partenariat pour la prospérité partagée de 2021. À travers eux, Rabat s’est imposé comme «un acteur central de la nouvelle architecture euro-méditerranéenne», occupant une place clé dans les équilibres régionaux.
Le Nouveau Pacte pour la Méditerranée, lancé par la Commission européenne en 2021 dans un contexte de «double fracture, économique et géopolitique, aggravée par la pandémie et les guerres en Ukraine et à Gaza», entend redessiner la relation entre l’UE et son voisinage méridional. Doté d’une enveloppe globale de 42 milliards d’euros et structuré autour du programme IVCDCI-Europe dans le monde, il repose sur trois priorités : la résilience humaine, la transformation verte et numérique et la résilience sécuritaire. Le Maroc en est l’un des principaux bénéficiaires, avec un portefeuille prévisionnel de 8,7 milliards d’euros entre 2021 et 2027, dont 1,6 milliard en subventions. Mais comme le rappelle M. Jaldi, «au-delà des montants alloués, ce sont les conditions et les modalités de la coopération qui cristallisent les tensions».

Une asymétrie tenace sous la rhétorique du partenariat

Le rapport soulève une contradiction centrale. Si l’UE met en avant la logique de «copropriété» dans sa coopération, la réalité montre une forte «hiérarchisation des priorités», souvent au détriment des stratégies endogènes. Ainsi, «Bruxelles tend encore à imposer ses propres priorités aux pays bénéficiaires, ce qui limite leur autonomie dans la définition de leur développement». Les exemples abondent. Dans le domaine de la gouvernance, des projets sont financés en cascade dans les champs de la transparence, de la reddition des comptes ou de la lutte contre la corruption, mais «cette approche donne l’impression que l’aide européenne pourrait financer certains besoins sociaux si et seulement si des politiques conformes aux priorités de l’UE étaient mises en œuvre». La gouvernance devient alors une condition implicite, et non un champ de coopération égalitaire. L’UE prétend sortir du modèle donateur–bénéficiaire, mais perpétue une logique où l’agenda social est secondaire, alors même que le développement humain demeure l’urgence première dans nombre de régions marocaines.

Une opportunité stratégique pour la protection sociale

Le rapport propose toutefois des pistes concrètes pour rééquilibrer la relation, en s’appuyant sur les priorités marocaines. La réforme de la protection sociale figure parmi les axes structurants où la coopération européenne pourrait jouer un rôle stratégique. Pour M. Jaldi, «un système universel de protection sociale constitue la pierre angulaire de tout projet de développement inclusif». Il plaide pour un accompagnement ciblé de l’UE, notamment dans «la gouvernance des systèmes, l’extension de la couverture au secteur informel, la digitalisation des programmes sociaux et le financement durable de la protection sociale». Ces domaines constituent autant de passerelles possibles entre le savoir-faire européen et les ambitions marocaines, à condition que la logique de partenariat ne cède pas à celle du pilotage externe.

Industrie, intégration et co-développement productif

Dans le champ économique, le document rappelle que «la coopération industrielle constitue un terrain propice à une intégration plus étroite» entre le Maroc et l’Europe. L’expérience asiatique sert ici de référence : «Le Japon a contribué à la montée en gamme des industries des pays de l’ASEAN dans les années 1980, en misant sur une spécialisation verticale, un partage des fonctions productives et un transfert de technologies progressif». Une dynamique semblable pourrait être activée dans les secteurs marocains à forte valeur ajoutée comme l’automobile, l’aéronautique, les énergies renouvelables ou les semi-conducteurs, en lien avec les grandes transitions européennes.

Transition numérique : entre souveraineté et convergence réglementaire

Le numérique apparaît comme l’un des leviers les plus prometteurs du partenariat. «Le Maroc dispose d’un corpus normatif substantiel en matière numérique», construit progressivement depuis 2007. Le RGPD (Règlement général sur la protection des données) européen, le Digital Services Act ou le AI Act peuvent offrir au Royaume des références robustes pour adapter ses régulations aux enjeux de l’économie de la donnée. Mais M. Jaldi insiste : «L’objectif est de favoriser le développement des communs numériques reposant sur des infrastructures ouvertes et partagées». Le risque inverse serait de reproduire une dépendance technologique ou réglementaire, alors que «les citoyens marocains doivent être au centre, à la fois, du marché et de la technologie».

L’enjeu silencieux de la fuite des cerveaux

Le rapport consacre un développement à un sujet peu présent dans les discussions euro-méditerranéennes : la fuite des compétences. «60% des migrants marocains ont moins de quarante ans» et les dispositifs de retour restent marginalement efficaces. M. Jaldi propose plusieurs pistes, dont certaines controversées : «Cette théorie consiste à imposer, pendant cinq à dix ans, les migrants qualifiés établis dans les pays d’accueil et à reverser le produit de cette taxe aux pays d’origine». D’autres mécanismes, comme les obligations de retour temporaire, les fonds diasporiques ou les incitations entrepreneuriales, pourraient s’inspirer des stratégies mises en œuvre par des pays comme l’Inde ou Israël. L’enjeu est clair : transformer une perte chronique en levier de croissance partagée.

Une carte géopolitique à jouer, mais à clarifier

In fine, le rapport invite à penser le partenariat dans une perspective géostratégique. M. Jaldi note que «le Maroc pourrait transformer sa trajectoire nationale en une intégration approfondie aux grands programmes européens de défense». Des dispositifs comme le Système de combat aérien du futur (SCAF) ou l’eurodrone pourraient ouvrir la voie à une coopération technologique de haut niveau, doublée d’un repositionnement diplomatique dans un environnement euro-atlantique en recomposition. «Le Maroc ne serait plus un simple bénéficiaire d’une approche de coopération Nord-Sud réinventée, mais un acteur proactif capable de co-développer et d’innover.» La conclusion est sans ambiguïté. Pour éviter que le pacte euro-méditerranéen ne reproduise les déséquilibres du passé, il faut repenser en profondeur les modalités de la coopération. M. Jaldi cite ici l’économiste équato-guinéen M’bah Abogo : «La coopération au développement doit avant tout servir à semer les germes du développement humain. Or, en subordonnant l’aide à ses intérêts, l’Europe risque plutôt de semer les germes de la tempête.»
Lisez nos e-Papers