Les
routes migratoires changent de visage. C’est l’idée principale de la nouvelle édition du
rapport de l’OIM qui constitue une référence sans précédent pour comprendre les dynamiques de mobilité humaine à l’échelle planétaire. Fruit d’une compilation minutieuse des données issues des Pôles de données régionaux et du réseau mondial de la
Matrice de suivi des déplacements (DTM), ce document adopte une approche innovante basée sur les routes migratoires. Cette méthodologie permet de suivre les parcours transnationaux dans leur continuité – de l’origine à la destination en passant par les zones de transit – offrant ainsi une vision holistique des mouvements humains.
Le rapport révèle des renversements spectaculaires, notamment dans les Amériques où les flux se sont littéralement inversés, et des tendances persistantes sur les routes méditerranéennes et atlantiques qui touchent directement le
Maroc. Pour la première fois, l’OIM intègre une analyse prospective visant à anticiper les évolutions futures, soulignant ainsi la nature stratégique du Royaume non plus comme simple territoire de passage, mais comme espace de vie pour des dizaines de milliers de migrants.
Dans les rues de Rabat, Aïcha, 24 ans, originaire de Guinée, porte aujourd'hui une prothèse qui a changé sa vie. Son témoignage, recueilli par l'OIM Maroc, illustre le parcours de milliers de migrants vulnérables. «J'ai toujours eu mal, depuis que je suis toute petite. Mais en Guinée, il n'y avait pas beaucoup de ressources pour me soigner correctement», confie-t-elle. Orpheline, atteinte de drépanocytose et de polyarthrite rhumatoïde, elle fait partie des 36.000 personnes accompagnées par l'Organisation internationale pour les migrations au Maroc en 2024.
Une architecture migratoire mondiale en pleine mutation
Entre janvier et avril 2025, l’OIM observe une transformation majeure des
dynamiques migratoires sur l’ensemble des routes mondiales. Cette approche par itinéraire révèle la complexité des mouvements mixtes qui rassemblent des profils extrêmement variés : réfugiés fuyant les conflits, demandeurs d’asile en quête de protection, migrants économiques cherchant de meilleures opportunités, enfants non accompagnés particulièrement vulnérables et victimes de la traite humaine.
Maroc : baisse des flux, mais montée alarmante des vulnérabilités
Moins d’arrivées, plus de dangers sur l’Atlantique. C’est une idée que le rapport met en lumière comme étant un paradoxe saisissant : si les arrivées via la route de l’Atlantique occidental ont chuté de 37% par rapport à la même période en 2024, cette baisse spectaculaire cache une réalité plus sombre. Ce corridor historique, qui relie les
côtes atlantiques marocaines aux
îles Canaries – empruntées depuis des décennies par des migrants subsahariens et maghrébins , devient de plus en plus meurtrier. Les données sont accablantes : malgré la diminution des flux, les décès et disparitions ont augmenté de 64% sur cette même route. Cette hausse dramatique s’explique par plusieurs facteurs : des embarcations de plus en plus précaires, des départs depuis des zones plus éloignées et dangereuses et une insuffisance criante de moyens de sauvetage en mer. L’OIM alerte particulièrement sur le manque de données fiables dans certaines zones côtières isolées, suggérant que le bilan réel pourrait être bien plus lourd que les estimations officielles.
Coopération euro-maghrébine : des effets contrastés sur les flux
Le rapport attribue en grande partie la baisse des flux au renforcement significatif de la
coopération transfrontalière entre l’
Europe et l’
Afrique du Nord. Ces efforts concertés, impliquant notamment des patrouilles conjointes et un partage accru de renseignements, ont effectivement réduit le nombre de migrants d’Afrique de l’Ouest empruntant les routes traditionnelles via le
Maroc. Cependant, cette apparente réussite sécuritaire masque des conséquences humanitaires préoccupantes. Les migrants qui ne parviennent plus à franchir les frontières européennes se retrouvent immobilisés au Maroc et dans d’autres pays du
Maghreb, souvent dans des situations administratives complexes et des conditions de vie précaires. Le rapport note également que les autorités marocaines procèdent régulièrement à des déplacements forcés de migrants des régions du Nord vers des zones plus au Sud et périphériques du pays, créant ainsi de nouvelles poches de vulnérabilité.
Reconfigurations en chaîne : quand les routes changent de sens
Le rapport indique que l’
Amérique centrale connaît un renversement historique des flux. Il indique que l’année 2025 marque un tournant sans précédent dans l’histoire migratoire des Amériques. Le rapport révèle un effondrement de 98% des flux vers le nord au Panama, tandis que 70% des mouvements au Guatemala et 63% au Honduras sont désormais orientés vers le Sud. Cette inversion spectaculaire résulte d’un mélange de facteurs : durcissement des politiques migratoires américaines, suspension temporaire de la plateforme CBP One (système de demande d’asile numérique) et détérioration dramatique des conditions de vie pour les migrants bloqués en transit.
Mutations des profils : moins de Syriens, explosion des arrivées bangladaises
Le paysage migratoire méditerranéen connaît également des bouleversements majeurs. Les migrants syriens, longtemps majoritaires sur les routes maritimes vers l’Europe, voient leur nombre chuter de 89%. Cette baisse spectaculaire s’explique par les changements politiques récents en Syrie, notamment à Damas, qui ont momentanément freiné les départs. Parallèlement, la proportion de migrants bangladais explose sur la route centrale méditerranéenne, passant de 21 à 37% des arrivées en Italie entre 2024 et 2025. Cette mutation des flux pourrait avoir des répercussions importantes pour le Maroc, qui pourrait voir transiter ou s’installer sur son territoire davantage de migrants originaires d’Asie du Sud, avec des besoins spécifiques en termes d’intégration linguistique et culturelle.
Maroc, terre de transit... et de destination contrainte
Le cas de la Libye, où l’OIM recense 850.000 migrants dont 100.000 enfants (parmi lesquels 34.000 mineurs non accompagnés), offre un aperçu troublant de ce qui pourrait attendre le Maroc. Si nombre de ces migrants n’ont jamais eu l’intention de rejoindre l’Europe, les restrictions croissantes à la mobilité transforment progressivement la Libye en une vaste zone de rétention migratoire à ciel ouvert. Le Maroc, confronté à des dynamiques similaires de blocage des flux, pourrait connaître une évolution comparable. La sédentarisation forcée de populations migrantes pose des défis considérables en termes d’intégration sociale, d’accès aux services de base (santé, éducation, logement) et de cohésion sociale. Le rapport souligne l’urgence pour le Royaume de développer des politiques d’intégration adaptées à cette nouvelle réalité.
Prospective : les signaux d’alerte pour l’avenir
L’analyse prospective de l’OIM pour les mois à venir dessine un tableau préoccupant. La persistance des politiques de dissuasion, le renforcement continu des coopérations sécuritaires et les fermetures partielles de frontières devraient continuer à structurer les dynamiques migratoires tout au long de 2025. Le rapport prévoit plusieurs évolutions majeures dans les mois à venir. À l’approche de la saison estivale, une augmentation des tentatives de traversée est jugée probable, les conditions climatiques étant généralement plus favorables aux déplacements maritimes. Parallèlement, le Maroc pourrait connaître une intensification des mouvements internes de populations migrantes, en particulier dans le contexte des préparatifs liés à l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations prévue en décembre 2025. Cette conjoncture favoriserait également un redéploiement des itinéraires vers des zones plus reculées et périlleuses, exposant davantage les migrants à l’emprise des réseaux de passeurs. Face à ces dynamiques, les dispositifs d’accueil, d’asile et d’intégration dans les pays de transit, notamment le Maroc, risquent d’être soumis à une pression croissante.
À la croisée des routes et des responsabilités
Le Maroc se trouve aujourd’hui à un carrefour historique. Sa position géographique unique – pont entre l’Afrique et l’Europe, entre l’Atlantique et la Méditerranée – en fait un acteur incontournable du système migratoire global en pleine recomposition. Si le rapport de l’OIM confirme un recul des flux visibles, il révèle surtout une complexification sans précédent des dynamiques migratoires, avec des risques humains accrus et des phénomènes de sédentarisation involontaire qui transforment la nature même du défi migratoire.