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Prisons sous haute tension : un surpeuplement record et une précarité psychiatrique alarmante

Face à une surpopulation carcérale record et des défis sécuritaires croissants, la Délégation générale à l'administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) doit faire face quotidiennement à des responsabilités accrues et des engagement nouveaux. Son rapport d'activité 2024 révèle les multiples pressions auxquelles est soumis le système pénitentiaire marocain : explosion du nombre de détenus qui atteint 105.094 personnes, précarité mentale alarmante avec 12.649 détenus sous traitement psychiatrique et nécessité de programmes innovants contre la récidive.

La publication du rapport annuel 2024 de la DGAPR intervient dans un contexte de «complexification croissante» des conditions de détention, souligne Mohamed Salah Tamek, délégué général à l'Administration pénitentiaire et à la réinsertion. «Les défis associés à cette question imposent des responsabilités accrues au système pénitentiaire, notamment en termes d'extension de la capacité d'accueil des prisons, de la conformité aux normes internationales en matière de services sociaux et médicaux», affirme-t-il dans son mot introductif du rapport qui vient d’être publié. Un constat d'autant plus préoccupant que l'année 2024 a été marquée par l'entrée en vigueur de nouvelles lois, notamment celle relative aux peines alternatives, inaugurant selon ses termes «une phase charnière qui exige un engagement sérieux, soutenu par l'allocation des ressources matérielles et humaines adéquates».


Une explosion démographique sans précédent

Les chiffres contenus dans le rapport parlent d'eux-mêmes. Avec 105.094 détenus au 31 décembre 2024, le système pénitentiaire marocain a franchi un cap historique. Le document révèle une progression vertigineuse : de 74.948 détenus en 2014 à plus de 105.000 aujourd'hui, soit une augmentation de 40,24% en dix ans. «La population carcérale a augmenté de 2,38% entre 2023 et 2024, avec un taux d'accroissement annuel moyen estimé à 3,44%», précise le rapport.

Cette explosion démographique se traduit par un taux de surpeuplement qui atteint 161% en 2024, malgré l'ouverture d'une nouvelle prison à Essaouira et divers travaux d'extension. La répartition régionale montre des disparités importantes : la région de Casablanca-Settat concentre 20,27% de la population carcérale (21.303 détenus), suivie de Rabat-Salé-Kénitra avec 19,19% (20.163 détenus), tandis que Dakhla-Oued Eddahab n'en compte que 0,39% (411 détenus). Les femmes représentent 2,59% de cette population avec 2.722 détenues, une proportion qui reste relativement stable depuis plusieurs années. Les mineurs constituent 1,02% du total, soit 1.069 jeunes, tandis que les personnes âgées de plus de 60 ans représentent 2,41% avec 2.539 détenus.

Un profil sociologique révélateur

Le rapport dresse un portrait sociologique détaillé de la population carcérale. Les célibataires dominent largement avec 62,41% (65.584 détenus), suivis des mariés à 31,14% (32.730 détenus). Les divorcés représentent 6,05% et les veufs seulement 0,40%. Sur le plan professionnel, les données révèlent une surreprésentation des catégories vulnérables : 36,17% sont des travailleurs et indépendants en professions libérales (38.016 détenus), 22,47% exercent dans les métiers artisanaux (23.615 détenus), tandis que les chômeurs constituent 15,15% de la population carcérale (15.922 détenus). Les fonctionnaires ne représentent que 1,63% avec 1.714 détenus. L'origine géographique montre une prédominance urbaine : 47,74% proviennent des grandes villes (50.172 détenus), 35,92% des villes moyennes (37.754 détenus), et seulement 16,34% du milieu rural (17.168 détenus).

L'inquiétante typologie des crimes

L'analyse des 101.157 nouveaux détenus provenant d'un état de liberté en 2024 révèle une tendance préoccupante que soulignent les rédacteurs du rapport. «La majorité des détenus arrivant aux établissements pénitentiaires d'un état de liberté sont en état de détention préventive, avec un taux de 93%, contre 7% pour ceux ayant des jugements définitifs ou des décisions de la contrainte par corps», indique le document.

De même, la typologie des crimes montre une évolution marquante : «Plus d'un tiers des détenus provenant d'un état de liberté sont poursuivis dans des affaires relevant des lois spéciales», soit 33 310 cas sur 101.157. Les crimes financiers arrivent en deuxième position avec 28.962 cas (28,63%), suivis des crimes contre les personnes avec 11.355 cas (11,22%), puis les crimes contre le statut familial et la morale publique avec 10.627 cas (10,51%). Cette tendance se confirme dans la population des condamnés définitifs où, selon le rapport, «les détenus condamnés pour des crimes relevant des lois spéciales représentent plus d'un tiers de l'ensemble des détenus condamnés, soit 25.915 sur un total de 71.689».

Des peines qui s'alourdissent progressivement

La répartition des peines révèle une structure pyramidale : «Les peines de courte durée (deux ans ou moins) sont les plus fréquentes, représentant environ 46,54%», note le rapport. Plus précisément, 7,46% des condamnés purgent des peines de 6 mois et moins, 17,93% entre 6 mois et un an, et 21,15% entre un an et deux ans.

Les peines moyennes (de deux à dix ans) concernent 44% des détenus, avec 26,27% pour les peines de 2 à 5 ans et 17,59% pour celles de 5 à 10 ans. Les longues peines touchent environ 10% des condamnés : 8,79% pour les peines de 10 à 30 ans, 0,73% pour la perpétuité (520 détenus), et 0,08% sous le coup de la peine capitale (54 détenus). «La durée moyenne des peines pour les individus définitivement condamnés s'établissait à 4 ans et 6 mois, contre 4 ans, 3 mois et 14 jours en 2023», souligne le document, témoignant d'un durcissement progressif des sanctions.

Santé mentale des détenus : la bombe à retardement

Le volet santé mentale constitue l'un des points les plus alarmants mis en évidence par le rapport. «Lourd fardeau pour l'ensemble des fonctionnaires de la DGAPR, la prise en charge des détenus sous traitement psychiatrique nécessite un suivi continu et une attention particulière de tous», reconnaissent les rédacteurs du rapport. Les chiffres sont édifiants : «Le nombre de détenus sous traitement psychiatrique pris en charge toute l'année est de 12.649 avec près de 60% bénéficiaires également d'un accompagnement psychologique». Cela représente plus de 12% de la population carcérale totale, un ratio particulièrement préoccupant.

Le rapport détaille le protocole : «Dès son admission, chaque détenu bénéficie d'une évaluation initiale de sa santé mentale et du risque de TS (trouble de stress post-traumatique) ou d'AIP (atteinte à l'intégrité physique), une surveillance rapprochée avec prise en charge adaptée est assurée en collaboration avec l'ensemble des services dans l'établissement pénitentiaire». La coordination avec les psychiatres du ministère de la Santé et de la protection sociale (MSPS) est cruciale, les médecins de la DGAPR assurant le suivi régulier tandis que «le traitement est dispensé par les infirmiers de manière directement supervisée afin de garantir l'observance et limiter le mésusage».

Une sécurité sous pression mais des indicateurs encourageants

Paradoxalement, malgré la surpopulation record, certains indicateurs sécuritaires s'améliorent. «Une baisse significative des infractions commises par les détenus et signalées au Ministère public a été observée en 2024», notent les données du rapport. Le taux d'infractions est passé de 14% en 2023 à 13% en 2024, avec 13.602 infractions recensées contre 14.537 l'année précédente, «malgré l'augmentation de la population carcérale au cours de la même période».

Cependant, certains défis persistent. «Le nombre d'infractions liées à la saisie d'objets prohibés signalées au Parquet a connu une hausse, atteignant 1.044 cas contre 936 en 2023», reconnaît le rapport. Sur ces saisies, 348 ont été effectuées à l'intérieur même de la détention, les autres provenant de diverses sources : «colis postaux, jets par-dessus les murs extérieurs, ou ont été découvertes en possession de détenus revenant du tribunal, lors des visites, chez de nouveaux arrivants».

Une mobilité complexe à gérer

Autre défi de taille : la gestion logistique des transfèrements illustre la complexité opérationnelle du système pénitentiaire. «En 2024, 78.155 décisions de transfèrement ont été émises, enregistrant une hausse de 3,49% par rapport à l'année précédente et de 32,5% par rapport à 2021», révèle le rapport. L'analyse des motifs montre que 69% des transfèrements concernent l'exécution des jugements (54.046 décisions), 5% la participation à des activités de réhabilitation (3.169 décisions), et seulement 1% des raisons sécuritaires ou sanitaires (668 décisions). Fait notable, «19.799 détenus ont été maintenus dans leur établissement d'origine», soit 25% du total des décisions. Ces maintiens s'expliquent par divers critères : «l'expiration imminente de la peine, la poursuite d'une formation ou d'études, ainsi que des considérations sociales et sanitaires, notamment l'âge avancé ou l'état de santé».

Des libérations massives mais un flux tendu

Le rapport comptabilise 98.673 détenus libérés en 2024, dont 96% d'hommes. L'analyse des motifs de libération révèle que la grande majorité (85%) résulte de la fin naturelle de la peine ou de la contrainte par corps (74.693 cas de fin de peine et 9.026 de fin de contrainte). Les autres libérations se répartissent entre libertés provisoires (3.491 cas), acquittements (1.136 cas), prescriptions de l'action publique (826 cas), et grâces sur le reliquat de peine (796 cas).

Le rapport 2024 de la DGAPR dresse ainsi le portrait d'un système pénitentiaire marocain confronté à des défis majeurs. Entre une population carcérale qui ne cesse de croître, des problématiques de santé mentale qui touchent plus d'un détenu sur huit et des moyens qui peinent à suivre, l'administration pénitentiaire fait face à des défis importants et nouveaux. Selon Mohamed Salah Tamek, «l'ampleur de ces défis s'accroît avec l'approbation de la nouvelle loi régissant les prisons, qui comporte de nouveaux développements et relève le plafond des engagements de la DGAPR».

Les grèves de la faim, symptôme d'un malaise profond

Les tensions au sein des établissements pénitentiaires se manifestent notamment à travers les grèves de la faim. Le rapport comptabilise 1.317 cas en 2024, avec des durées variables : 862 cas durent moins d'une semaine (65,45%), 357 entre une semaine et un mois (27,11%), et 98 dépassent le mois (7,44%). L'analyse des motifs révèle que 81,5% sont liés à des «motifs externes» (1.073 cas), 14,1% à des motifs «en rapport avec la détention» (186 cas), et seulement 3,7% pour des motifs de santé (49 cas). Ces chiffres témoignent de frustrations qui dépassent largement le cadre pénitentiaire.

Des programmes innovants face à la récidive

Face à ces défis multiples, la DGAPR déploie des programmes ambitieux de réinsertion. Le programme «Prisons sans récidive», initialement testé en phase pilote, connaît une expansion significative. «En raison des résultats positifs obtenus, il a été décidé de le généraliser progressivement à l'ensemble des établissements pénitentiaires à partir de septembre 2024», indique le rapport. Les résultats sont encourageants : «Actuellement, en plus du centre de réforme et d'éducation de Salé, 18 établissements pénitentiaires participent déjà à ce programme, portant le nombre total de bénéficiaires à 2.384 à la fin de décembre 2024».

L'éducation reste un pilier central avec 7.029 détenus bénéficiaires des programmes d'alphabétisation durant l'année scolaire 2023-2024. Le rapport détaille la répartition : 3.891 suivent le programme de lutte contre l’analphabétisme du ministère des Habous et des affaires islamiques (avec un taux de réussite impressionnant de 94,90%), 2.659 participent au programme de l'Agence nationale de lutte contre l'analphabétisme et 479 bénéficient de formations via des associations de la société civile.

La lutte contre l'extrémisme violent

Plus sensible encore, le programme «Moussalaha» cible spécifiquement les détenus condamnés pour terrorisme et extrémisme. «Suite à l'activation du Centre Moussalaha, créé sur Instructions Royales pour institutionnaliser et renforcer les dimensions et les aspects de réhabilitation de ce programme, 343 détenus condamnés dans des affaires de terrorisme et d'extrémisme ont participé à deux sessions organisées sous la supervision de ce centre», révèle le document.

Le rapport précise que ce programme s'inscrit dans «un ensemble de programmes ambitieux et efficaces» comprenant «le programme de renforcement de l'immunité contre l'extrémisme et le terrorisme, basé sur l'éducation par les pairs, ainsi qu'un cycle de conférences scientifiques et un programme spécifique destiné aux détenus extrémistes violents». L'approche se veut globale, incluant également «des formations pour le personnel pénitentiaire afin de renforcer leurs compétences dans ce domaine».
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