Devant la Commission de la justice, le 22 avril, Mohamed Benalilou n’a pas livré un discours d’usage. Pour sa première intervention en tant que président de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption, il a choisi d’adopter un ton clair et sans faux-fuyants. Ce qu’il défend ? une vision de la procédure pénale comme levier central dans la lutte contre l’impunité et la corruption. Ce qu’il dénonce ? une série de verrous qui risquent d’étouffer l’efficacité de cette lutte.
Quand l’alerte citoyenne se heurte au mur administratif
C’est l’un des points les plus sensibles du projet de réforme du Code de la procédure pénale. L’article 3 introduit une procédure particulière pour les crimes financiers liés à la gestion des fonds publics : le ministère public ne pourra engager de poursuites que sur la base de rapports transmis par une liste restreinte d’organismes officiels, tels que la Cour des comptes, l’Inspection générale des finances, les inspections ministérielles ou encore l’Instance nationale de probité. Ce filtrage institutionnel, s’il vise officiellement à encadrer les plaintes abusives, suscite de fortes inquiétudes. Pour Mohamed Benalilou, c’est un recul net dans l’architecture judiciaire. Il parle d’un «double filtrage» qui substitue à l’action judiciaire une logique purement administrative. «Cela revient à neutraliser toute alerte provenant d’un citoyen, d’une ONG, d’un journaliste ou d’une entreprise. Le témoin devient spectateur.» Et il prévient : «C’est une déresponsabilisation judiciaire inacceptable. Le traitement judiciaire ne peut être suspendu à un filtre d’appréciation administrative essentiellement technique. Nous sommes en présence d’un détournement du principe de l’opportunité des poursuites.»
La prescription, complice invisible de l’impunité ?
Autre point crucial : le délai de prescription reste fixé à la date de commission des faits, même s’ils n’ont été découverts que bien plus tard. Or, dans les cas de corruption, les preuves sont souvent dissimulées pendant des années par des agents encore en poste. «Le fonctionnaire corrompu peut dissimuler ses actes jusqu’à l’extinction des poursuites. C’est une faille juridique que la Convention des Nations unies appelle à combler», rappelle-t-il. Il recommande de débuter la prescription au moment de la découverte des faits ou de la fin des fonctions du mis en cause. «Maintenir le point de départ à la date de l’infraction revient à garantir l’impunité. Et cette impunité n’est pas conjoncturelle, elle est structurelle.»
Par ailleurs, le projet exige que les associations reconnues d’utilité publique obtiennent un agrément du ministère de la Justice pour se constituer partie civile. «On remplace une compétence juridique par une autorisation politique. C’est une régression. C’est une méfiance injustifiée envers les ONG de bonne foi», tranche M. Benalilou. «Le projet criminalise de façon indirecte les initiatives citoyennes en introduisant une autorisation préalable qui est étrangère à la logique constitutionnelle.»
Autre nouveauté : la possibilité pour la police judiciaire de publier des communiqués et pour le parquet de nommer un porte-parole. L’Instance salue cette initiative, mais avec prudence. «Il faut garantir une communication équilibrée, non sélective. Sinon, on risque d’instrumentaliser l’information au lieu de servir la transparence.» Et de préciser : «L’information judiciaire ne doit pas être transformée en outil de communication publique au service d’intérêts ponctuels.» En outre, M. Benalilou souligne que le texte limite le recours obligatoire au juge d’instruction, même dans les crimes financiers. Il insiste : «Dans les affaires complexes, seule l’instruction garantit un examen à charge et à décharge. Sans elle, les stratégies de dissimulation peuvent prospérer.» Il recommande un renforcement de l’article 83, en instaurant un recours systématique au juge d’instruction pour les délits de corruption, de blanchiment et les infractions financières. «La simplification ne doit pas détourner la justice de son devoir d’investigation approfondie.»
Le non-lieu, une décision sans justification ?
In fine, l’Instance recommande de motiver systématiquement les décisions de non-lieu ou de classement sans suite, en particulier pour les dossiers transmis par des institutions habilitées. «Le pouvoir de classement est une arme à double tranchant. Il doit être encadré par des critères de fond et motivé de manière contraignante», explique M. Benalilou. «Ce n’est pas le silence de la justice qui doit répondre à une alerte qualifiée.» Ainsi, en multipliant les filtres, les agréments et les délais rigides, le projet de réforme pourrait affaiblir les instruments mêmes qu’il prétend renforcer. «Le texte reste ambigu sur la portée effective de l’action publique. Il faut choisir : soit on veut armer la justice, soit on cherche à la contenir. Il n’y a pas d’entre-deux», conclut M. Benalilou.
«Ce texte n’a pas vu les plus fragiles !» Avec ces mots, lancés avec gravité ce 25 avril 2025 devant les députés de la Commission de la justice, de la législation et des droits de l’Homme, Amina Bouayach, confirmée à la tête du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) par S.M le Roi en mars dernier, a d’emblée fixé les termes du débat. Derrière les lignes du projet de loi 03.23, censé refondre la procédure pénale au Maroc, se cache, selon elle, un angle mort majeur : celui des personnes que la justice pénale touche le plus durement, mais qui y sont le moins visibles. Les enfants, les femmes victimes de violence, les personnes handicapées, les migrants ou encore les détenus précaires n’ont, dit-elle, pas été pensés comme des sujets de droit. Ce sont les oubliés d’un texte qu’elle juge trop technicien, trop abstrait, trop indifférent à la réalité sociale du pays.
À l’appui de cette critique, le CNDH a présenté un mémorandum étoffé de plus de 100 recommandations, dont 79 ciblant directement des articles du projet de loi et 24 abordant des lacunes structurelles. L’ensemble s’inscrit dans une démarche fondée sur le socle constitutionnel de 2011, les conventions internationales ratifiées par le Royaume et les recommandations du Mécanisme national de prévention de la torture. Mais au-delà des normes, c’est d’une philosophie de la justice qu’il s’agit. Pour Mme Bouayach, «la procédure pénale ne peut être une mécanique froide. Elle est le miroir d’une société, de son rapport à la vulnérabilité, à la responsabilité, à la dignité humaine».
Un texte aux ambitions affichées, mais aux angles morts flagrants
Le projet de loi 03.23 affiche pourtant des avancées. Il révise ou complète plus de 420 articles de la loi 22.01. Il introduit plusieurs mécanismes de modernisation : réduction des délais de garde à vue, encadrement des auditions, enregistrement audiovisuel, meilleure traçabilité des procédures, création d’un porte-parole du ministère public pour répondre aux exigences de transparence. Il consacre aussi, formellement, le droit pour toute personne interpellée de contacter un avocat dès la première heure. Mais pour Mme Bouayach, ces avancées, si elles restent isolées, risquent de demeurer théoriques. «Toute personne, quelle que soit sa situation ou la nature du conflit qui l’oppose à la loi, mérite que sa dignité soit garantie», affirme-t-elle. Encore faut-il que cette garantie ne soit pas seulement écrite, mais concrètement appliquée.
C’est pourquoi le CNDH plaide pour un accès effectif à l’avocat, non pas conditionné par des obstacles logistiques ou des interprétations policières. La possibilité d’auditionner un suspect sans le placer en garde à vue, l’accès immédiat au dossier de la police judiciaire, la réduction des délais en cas de prolongation exceptionnelle : autant de leviers pour que la privation de liberté ne devienne pas une zone grise du droit. Mais l’enjeu dépasse la seule garde à vue. Il touche à ce que M. Bouayach nomme un «déséquilibre structurel», celui qui oppose les vastes prérogatives du ministère public aux droits souvent résiduels de la défense. «Il faut permettre à la défense d’exercer ses droits sur un pied d’égalité avec l’autorité de poursuite», insiste-t-elle. Cela suppose non seulement la présence de l’avocat dès la première audition, mais aussi la possibilité de reporter l’interrogatoire jusqu’à sa venue et la sanctuarisation des échanges entre avocat et client, même sous supervision policière, mais sans interférence.
Un miroir du pouvoir, pas seulement un cadre juridique
Au-delà des dispositifs, c’est une philosophie de la justice que défend la présidente du CNDH. «Ces garanties, au-delà de leur fonction protectrice, reflètent également une vision philosophique de la justice comme un acte fondé sur la reconnaissance mutuelle des droits et des devoirs des parties au procès, et sur un équilibre qui va au-delà de la dimension purement juridique vers une dimension de droits», développe-t-elle. La justice, dans cette perspective, n’est pas qu’un instrument de régulation : elle est aussi un espace politique, où se rejoue chaque jour la question du pouvoir, de l’écoute, de la reconnaissance. Or dans les textes comme dans les pratiques, cette reconnaissance est loin d’être acquise. L’accès à un interprète pour une femme migrante, la lecture simplifiée d’un procès-verbal pour un justiciable analphabète, la prise en compte des troubles cognitifs lors d’une audition : ces gestes d’apparence technique sont, en réalité, des marqueurs d’une démocratie inclusive ou d’un droit qui exclut. «Nous aspirons à contribuer à un saut qualitatif dans notre cadre institutionnel et réglementaire, en assurant la continuité des acquis en matière de droits de l’Homme», conclut Mme Bouayach.
Quand l’alerte citoyenne se heurte au mur administratif
C’est l’un des points les plus sensibles du projet de réforme du Code de la procédure pénale. L’article 3 introduit une procédure particulière pour les crimes financiers liés à la gestion des fonds publics : le ministère public ne pourra engager de poursuites que sur la base de rapports transmis par une liste restreinte d’organismes officiels, tels que la Cour des comptes, l’Inspection générale des finances, les inspections ministérielles ou encore l’Instance nationale de probité. Ce filtrage institutionnel, s’il vise officiellement à encadrer les plaintes abusives, suscite de fortes inquiétudes. Pour Mohamed Benalilou, c’est un recul net dans l’architecture judiciaire. Il parle d’un «double filtrage» qui substitue à l’action judiciaire une logique purement administrative. «Cela revient à neutraliser toute alerte provenant d’un citoyen, d’une ONG, d’un journaliste ou d’une entreprise. Le témoin devient spectateur.» Et il prévient : «C’est une déresponsabilisation judiciaire inacceptable. Le traitement judiciaire ne peut être suspendu à un filtre d’appréciation administrative essentiellement technique. Nous sommes en présence d’un détournement du principe de l’opportunité des poursuites.»
La prescription, complice invisible de l’impunité ?
Autre point crucial : le délai de prescription reste fixé à la date de commission des faits, même s’ils n’ont été découverts que bien plus tard. Or, dans les cas de corruption, les preuves sont souvent dissimulées pendant des années par des agents encore en poste. «Le fonctionnaire corrompu peut dissimuler ses actes jusqu’à l’extinction des poursuites. C’est une faille juridique que la Convention des Nations unies appelle à combler», rappelle-t-il. Il recommande de débuter la prescription au moment de la découverte des faits ou de la fin des fonctions du mis en cause. «Maintenir le point de départ à la date de l’infraction revient à garantir l’impunité. Et cette impunité n’est pas conjoncturelle, elle est structurelle.»
Par ailleurs, le projet exige que les associations reconnues d’utilité publique obtiennent un agrément du ministère de la Justice pour se constituer partie civile. «On remplace une compétence juridique par une autorisation politique. C’est une régression. C’est une méfiance injustifiée envers les ONG de bonne foi», tranche M. Benalilou. «Le projet criminalise de façon indirecte les initiatives citoyennes en introduisant une autorisation préalable qui est étrangère à la logique constitutionnelle.»
Autre nouveauté : la possibilité pour la police judiciaire de publier des communiqués et pour le parquet de nommer un porte-parole. L’Instance salue cette initiative, mais avec prudence. «Il faut garantir une communication équilibrée, non sélective. Sinon, on risque d’instrumentaliser l’information au lieu de servir la transparence.» Et de préciser : «L’information judiciaire ne doit pas être transformée en outil de communication publique au service d’intérêts ponctuels.» En outre, M. Benalilou souligne que le texte limite le recours obligatoire au juge d’instruction, même dans les crimes financiers. Il insiste : «Dans les affaires complexes, seule l’instruction garantit un examen à charge et à décharge. Sans elle, les stratégies de dissimulation peuvent prospérer.» Il recommande un renforcement de l’article 83, en instaurant un recours systématique au juge d’instruction pour les délits de corruption, de blanchiment et les infractions financières. «La simplification ne doit pas détourner la justice de son devoir d’investigation approfondie.»
Le non-lieu, une décision sans justification ?
In fine, l’Instance recommande de motiver systématiquement les décisions de non-lieu ou de classement sans suite, en particulier pour les dossiers transmis par des institutions habilitées. «Le pouvoir de classement est une arme à double tranchant. Il doit être encadré par des critères de fond et motivé de manière contraignante», explique M. Benalilou. «Ce n’est pas le silence de la justice qui doit répondre à une alerte qualifiée.» Ainsi, en multipliant les filtres, les agréments et les délais rigides, le projet de réforme pourrait affaiblir les instruments mêmes qu’il prétend renforcer. «Le texte reste ambigu sur la portée effective de l’action publique. Il faut choisir : soit on veut armer la justice, soit on cherche à la contenir. Il n’y a pas d’entre-deux», conclut M. Benalilou.
Amina Bouayach : Le projet de réforme de la procédure pénale n’a pas vu les plus fragiles !
Alors que le Parlement discute une refonte majeure de la procédure pénale, la présidente du Conseil national des droits de l’Homme, Amina Bouayach, tire la sonnette d’alarme. Par-delà les ambitions juridiques du projet de loi, elle dénonce un texte désincarné, incapable de répondre aux exigences de l’État de droit et aux besoins réels des justiciables. En l’absence de garanties effectives pour les publics les plus vulnérables, la promesse d’une justice équitable pour tous reste, selon elle, inachevée.«Ce texte n’a pas vu les plus fragiles !» Avec ces mots, lancés avec gravité ce 25 avril 2025 devant les députés de la Commission de la justice, de la législation et des droits de l’Homme, Amina Bouayach, confirmée à la tête du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) par S.M le Roi en mars dernier, a d’emblée fixé les termes du débat. Derrière les lignes du projet de loi 03.23, censé refondre la procédure pénale au Maroc, se cache, selon elle, un angle mort majeur : celui des personnes que la justice pénale touche le plus durement, mais qui y sont le moins visibles. Les enfants, les femmes victimes de violence, les personnes handicapées, les migrants ou encore les détenus précaires n’ont, dit-elle, pas été pensés comme des sujets de droit. Ce sont les oubliés d’un texte qu’elle juge trop technicien, trop abstrait, trop indifférent à la réalité sociale du pays.
À l’appui de cette critique, le CNDH a présenté un mémorandum étoffé de plus de 100 recommandations, dont 79 ciblant directement des articles du projet de loi et 24 abordant des lacunes structurelles. L’ensemble s’inscrit dans une démarche fondée sur le socle constitutionnel de 2011, les conventions internationales ratifiées par le Royaume et les recommandations du Mécanisme national de prévention de la torture. Mais au-delà des normes, c’est d’une philosophie de la justice qu’il s’agit. Pour Mme Bouayach, «la procédure pénale ne peut être une mécanique froide. Elle est le miroir d’une société, de son rapport à la vulnérabilité, à la responsabilité, à la dignité humaine».
Un texte aux ambitions affichées, mais aux angles morts flagrants
Le projet de loi 03.23 affiche pourtant des avancées. Il révise ou complète plus de 420 articles de la loi 22.01. Il introduit plusieurs mécanismes de modernisation : réduction des délais de garde à vue, encadrement des auditions, enregistrement audiovisuel, meilleure traçabilité des procédures, création d’un porte-parole du ministère public pour répondre aux exigences de transparence. Il consacre aussi, formellement, le droit pour toute personne interpellée de contacter un avocat dès la première heure. Mais pour Mme Bouayach, ces avancées, si elles restent isolées, risquent de demeurer théoriques. «Toute personne, quelle que soit sa situation ou la nature du conflit qui l’oppose à la loi, mérite que sa dignité soit garantie», affirme-t-elle. Encore faut-il que cette garantie ne soit pas seulement écrite, mais concrètement appliquée.
C’est pourquoi le CNDH plaide pour un accès effectif à l’avocat, non pas conditionné par des obstacles logistiques ou des interprétations policières. La possibilité d’auditionner un suspect sans le placer en garde à vue, l’accès immédiat au dossier de la police judiciaire, la réduction des délais en cas de prolongation exceptionnelle : autant de leviers pour que la privation de liberté ne devienne pas une zone grise du droit. Mais l’enjeu dépasse la seule garde à vue. Il touche à ce que M. Bouayach nomme un «déséquilibre structurel», celui qui oppose les vastes prérogatives du ministère public aux droits souvent résiduels de la défense. «Il faut permettre à la défense d’exercer ses droits sur un pied d’égalité avec l’autorité de poursuite», insiste-t-elle. Cela suppose non seulement la présence de l’avocat dès la première audition, mais aussi la possibilité de reporter l’interrogatoire jusqu’à sa venue et la sanctuarisation des échanges entre avocat et client, même sous supervision policière, mais sans interférence.
Un miroir du pouvoir, pas seulement un cadre juridique
Au-delà des dispositifs, c’est une philosophie de la justice que défend la présidente du CNDH. «Ces garanties, au-delà de leur fonction protectrice, reflètent également une vision philosophique de la justice comme un acte fondé sur la reconnaissance mutuelle des droits et des devoirs des parties au procès, et sur un équilibre qui va au-delà de la dimension purement juridique vers une dimension de droits», développe-t-elle. La justice, dans cette perspective, n’est pas qu’un instrument de régulation : elle est aussi un espace politique, où se rejoue chaque jour la question du pouvoir, de l’écoute, de la reconnaissance. Or dans les textes comme dans les pratiques, cette reconnaissance est loin d’être acquise. L’accès à un interprète pour une femme migrante, la lecture simplifiée d’un procès-verbal pour un justiciable analphabète, la prise en compte des troubles cognitifs lors d’une audition : ces gestes d’apparence technique sont, en réalité, des marqueurs d’une démocratie inclusive ou d’un droit qui exclut. «Nous aspirons à contribuer à un saut qualitatif dans notre cadre institutionnel et réglementaire, en assurant la continuité des acquis en matière de droits de l’Homme», conclut Mme Bouayach.
