Plus que jamais, le savoir et l’innovation constituent les piliers de tout développement technique, scientifique et économique. Dès lors, la compétitivité de l’université s’impose comme la condition sine qua non de l’émergence des nations. Au Maroc, cet enjeu revêt une acuité particulière: alors que le pays aspire à tracer sa vois vers davantage de progrès socioéconomique, l’université se présente comme le talon d’Achille des politiques publiques. Mohammed Amine Sbihi, n’a pas mâché le 24 juin dernier en évoquant les maux qui rongent les établissements d’enseignement supérieur. Son intervention, lors du Forum des économies du progrès, a résonné tel un appel urgent à une refonte profonde, structurelle et politique du système universitaire marocain, indispensable, selon lui, pour répondre aux besoins d’une jeunesse ambitieuse et d’une société en pleine transformation.
«L’enjeu n’est pas qu’économique, il est social»
Dès l’entame de son intervention, Mohammed Amine Sbihi, membre du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique, professeur à l’Université Mohammed V de Rabat et ancien ministre de la Culture, a tenu à placer le débat dans une perspective globale en rappelant la portée fondamentale de la question : «L’enjeu aujourd’hui, il n’est pas qu’économique, il est social». Il s’agit de «donner aux jeunes les clés de leur avenir, et au pays les moyens de sa compétitivité».
Et cette ambition exige, selon M.Sbihi, d’aborder la compétitivité universitaire dans son acception la plus complète : «production de la connaissance, formation des compétences, recherche scientifique, contribution à l’écosystème territorial». Cela suppose que l’université soit perçue non seulement comme un lieu d’enseignement, mais comme un acteur central du progrès intellectuel, économique et territorial. En effet, l’université doit, selon cet ancien ministre PPS, conjuguer excellence académique et pertinence sociale, en harmonie avec les besoins spécifiques du tissu économique national et les dynamiques territoriales qui structurent le développement.
D’où la nécessaire articulation entre la qualité de la formation, l’innovation par la recherche et l’impact concret sur les territoires. L’université ne doit pas être un simple îlot isolé, mais un moteur de transformation sociale et économique, précise-t-il, appelant à une refonte ambitieuse qui dépasse les «cadres traditionnels et les réformes cosmétiques», afin de «répondre à la double exigence d’un Maroc en mutation et d’une jeunesse dont l’avenir dépend étroitement de la qualité et de la compétitivité de son université».
Universités et marché de l’emploi : la fracture d’un système disjoint
Mohammed Amine Sbihi met en exergue un paradoxe aussi saisissant qu’alarmant, révélateur, selon lui, des dysfonctionnements profonds qui minent l’efficacité de notre système universitaire. «Malgré un effectif global de 1,3 million d’étudiants, nous observons un taux de chômage atteignant 37% chez les diplômés», souligne-t-il. Cette statistique est la preuve, dit-il, d’une inadéquation criante entre formation et insertion professionnelle. Mais plus grave encore, ce paradoxe se double d’une autre réalité tout aussi préoccupante: «70% des industriels peinent à recruter des profils conformes à leurs exigences, notamment dans les secteurs stratégiques de l’industrie 4.0, de l’informatique et des technologies de pointe.»
Cette fracture trouve son origine dans une orientation académique largement déséquilibrée. «Seuls 15% des étudiants s’engagent dans les filières STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), alors que 23% optent pour les disciplines économiques ou de gestion», précise M. Sbihi. Ce choix collectif déséquilibre le tissu des compétences nationales et traduit une déconnexion majeure avec les besoins réels du marché du travail. D’autant que, rappelle-t-il, «40% des étudiants évoluent dans des filières généralistes, souvent éloignées des exigences et des mutations rapides des secteurs productifs», ce qui fragilise davantage la pertinence de leur qualification.
À cela s’ajoute un autre facteur aggravant, celui de la concentration géographique des formations d’ingénierie : «80% des écoles d’ingénieurs sont localisées sur l’axe Casablanca-Rabat», situation qui accentue les inégalités territoriales et limite l’accès à une formation technique de haut niveau dans d’autres régions du Royaume. Cette concentration impacte négativement la répartition des compétences et contribue par là même à une centralisation excessive des ressources et des opportunités, freinant ainsi une dynamique de développement régional harmonieux.
Recherche et développement : le Maroc en marge des standards
Même l’investissement dans la recherche et le développement, l’un des principaux facteurs de force et de rayonnement de toute université, reste faible. Sur ce point, l’intervenant ne cache pas sa frustration : «Seulement 0,7% du PIB est consacré à la recherche et au développement, loin des 1,9% recommandés par l’Unesco et de la moyenne mondiale qui s’établit à 1,8%.» Il s’agit d’une autre facette du retard du Maroc dans ce domaine et d’un frein à l’émergence d’un écosystème scientifique dynamique et innovant, déplore M. Sbihi.
Mais le tableau n’est pas tout à fait sombre. Des initiatives isolées existent, témoignant de la volonté de changer cette réalité à travers des partenariats public-privé. L’ancien ministre PPS évoque ainsi «des projets prometteurs, à l’instar des partenariats établis entre l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) et l’OCP, ainsi que les collaborations entre la Coding School 1337 et des acteurs majeurs du numérique tels qu’IBM, Google ou Deloitte.» Mais ces points lumineux dans un paysage national terne, demeurent fragmentaires et largement insuffisants au regard des besoins colossaux du Royaume en matière de R&D. «Cela ne comble pas le besoin national», regrette l’intervenant qui souligne l’urgence d’une mobilisation accrue et coordonnée des moyens financiers et humains afin d’ériger la recherche et le développement en moteur réel de la croissance et de la modernisation de l’économie du Maroc.
«Nous avons un système qui marche sur la tête»
La construction historique et structurelle du système universitaire marocain, selon Mohammed Amine Sbihi, révèle une profonde défaillance qui continue de peser lourdement sur la qualité et la compétitivité de l’enseignement supérieur. Il dénonce un modèle qui, depuis l’indépendance, s’est développé sans vision cohérente ni planification rigoureuse. «Les meilleurs vont en médecine ou en classes préparatoires. Ceux qui n’ont pas beaucoup le choix, se rabattent sur l’université», affirme M. Sbihi qui estime que l’université est devenue ainsi un pis-aller, confinée dans un rôle secondaire qui n’a rien à voir avec sa vocation première. «C’est un système qui marche sur la tête. Alors que l’université devrait attirer les meilleurs, elle devient une sorte de refuge qu’on choisit faute de mieux». Selon M. Sbihi, cette situation est symptomatique d’un déséquilibre profond qui nécessite une remise à plat complète, afin de redonner à l’université sa place centrale dans la formation des élites et dans le développement scientifique et social du pays.
Six nœuds systémiques à défaire
Pour résumer, M. Sbihi a énuméré les six nœuds structurels qui paralysent l’université marocaine. Le premier tient à un encadrement en net déclin: «En dix ans, les effectifs ont doublé, passant de 660.000 à 1.300.000 étudiants, tandis que le nombre d’enseignants n’a progressé que de 28%.» Ce déséquilibre criant compromet sérieusement la qualité de l’accompagnement pédagogique. Deuxième point : l’hypertrophie des structures. «Certaines universités comptent jusqu’à 145.000 étudiants, alors que dans le top 100 mondial, aucune ne dépasse les 30.000», a-t-il relevé. Troisième verrou selon cet expert : une autonomie inaboutie. Malgré les promesses de la loi 01.00 (organisant le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique), «nous sommes encore très loin du compte» en matière d’indépendance administrative, pédagogique et financière, a-t-il regretté.
Quatrième faille : le détournement du système LMD (système universitaire structuré autour de trois cycles : Licence, Master et Doctorat) de sa vocation initiale. « Le système LMD a été vidé de son sens. On peut valider un module grâce à une seule unité. Il n’y a ni interdisciplinarité ni suivi des acquis.» Cinquième constat alarmant : l’hémorragie des étudiants. «45% des étudiants quittent l’université sans diplôme après deux ans. Ce ne sont pas que des chiffres, ce sont des avenirs brisés», prévient-il. Enfin, dernier point problématique : l’absence d’une filière courte professionnalisante. Pour M. Sbihi, la suppression du DEUG a laissé un vide qu’il convient de combler de toute urgence : «Il faut réintroduire une formation supérieure courte, généraliste ou professionnelle, pour capter les étudiants n’ayant pas vocation à poursuivre jusqu’à la licence.»
Pour remédier à ces maux et transformer en profondeur le système universitaire marocain, Mohammed Amine Sbihi préconise de «reconfigurer la carte universitaire de manière à créer des entités plus humaines», favorisant ainsi une gestion plus efficiente et un accompagnement individualisé des étudiants. Il recommande ainsi de «réformer les premiers cycles afin de limiter le taux d’abandon», qui constitue un véritable point noir du système. Par ailleurs, il souligne l’urgence de «renforcer l’autonomie effective des universités», afin de leur permettre de s’adapter aux défis locaux et globaux. M. Sbihi suggère également d’«intégrer l’ensemble des formations techniques, professionnelles et générales, au sein d’une même université», afin de lever les barrières entre filières et encourager une dynamique interdisciplinaire. Enfin, il affirme que l’université doit cesser d’être «un refuge» pour devenir un véritable «moteur» de développement, d’innovation et d’excellence.
Suite à une succession de réformes, une question cruciale demeure : à quels besoins réels l’université marocaine répond-t-elle ? Dans un contexte où savoir académique et compétences industrielles se confondent ailleurs, le lien entre enseignement supérieur et tissu productif reste fragile, souvent théorique au Maroc. Les causes de ce déphasage sont multiples et ses conséquences sur la compétitivité de l’université sont fâcheuses.
Gouvernance et leadership : les clefs d’une transformation durable
Au-delà des réformes et des dispositifs pédagogiques, c’est la gouvernance qui constitue le socle fondamental de la transformation universitaire. Mustapha Bennouna, ancien président de l’Université Abdelmalek Essaâdi et expert en assurance qualité, insiste sur l’importance d’un leadership audacieux et engagé : «Le doyen ne doit pas se cantonner à la simple administration, il doit être un acteur sur le terrain, capable d’établir une passerelle entre université et industrie.» Avec beaucoup de conviction il ajoute : «Nous avons les compétences. Mais elles sont démotivées. Ce que nous devons changer, c’est la manière dont nous les valorisons et les traitons.»
Insérer la formation dans le tissu industriel : un défi permanent
L’un des écueils majeurs devant l’essor de l’université marocaine demeure la faiblesse du lien avec l’industrie. M. Bennouna alerte : «Sans collaboration sérieuse avec les acteurs économiques, l’insertion professionnelle reste chimérique.» Le manque de stages, notamment dans les filières très sollicitées comme le droit, est un obstacle majeur, aggravé par une politique ministérielle fluctuante, regrette l’expert.
Pour pallier cette insuffisance, la formation par alternance apparaît comme une voie prometteuse. «Inspiré du modèle allemand, ce système combine enseignement théorique et pratique en entreprise», explique M. Bennouna. Pourtant, «malgré les initiatives en cours via l’OFPPT et le ministère, cette modalité reste embryonnaire, freinée par un cadre réglementaire rigide et des ressources insuffisantes.»
Vers une université entrepreneuriale et innovante
La dimension entrepreneuriale est également un levier stratégique pour réconcilier le monde académique et les réalités industrielles. Mustapha Bennouna plaide pour une université «entreprenante», s’inspirant des standards de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) regroupant les pays les plus avancés en matière de politiques publiques, où «le leadership innovant, les pédagogies actives basées sur la résolution de problèmes concrets et l’implication accrue des professionnels» ne sont plus l’exception, mais la norme. Cette approche, il l’a éprouvée sur le terrain, notamment en France où, rappelle-t-il, «la présence régulière d’ingénieurs industriels apporte une dimension pragmatique essentielle».
Mais pour que cette dynamique prenne corps au Maroc, encore faut-il que le potentiel existant puisse se déployer pleinement. Faute de profils suffisamment préparés et de dispositifs institutionnels solides, ces filières stratégiques peinent à décoller à l’image de la santé numérique, la biotechnologie, l'industrie 4.0, l'intelligence artificielle, les énergies renouvelables, le génie civil, le recyclage textile ou encore le dessalement...
Un des symptômes de ce paradoxe, les cités de l’innovation qui sont pensées comme des catalyseurs, mais restent «marginalisées, avec un faible engagement des étudiants et sans guichet unique national pour accompagner les startups», déplore M. Bennouna, qui y voit une opportunité manquée de faire émerger de véritables écosystèmes.
La mobilisation des ressources humaines : un défi de taille
Autre paradoxe relevé par cet expert : si les universités marocaines disposent aujourd’hui d’équipements à la pointe de la technologie, c’est ailleurs que se joue l’essentiel : dans la qualité du capital humain. «La démotivation du corps professoral et le manque de personnel technique compétent constituent des freins majeurs». Cette fracture entre investissement matériel et engagement humain devient encore plus visible dans des institutions d’excellence comme l’UM6P où, confie-t-il, «faute de ressources locales, nous devons recruter à l’étranger». Un constat qui révèle un déséquilibre structurel profond : les outils sont là, mais les compétences qui leur donnent sens font défaut.
«L’enjeu n’est pas qu’économique, il est social»
Dès l’entame de son intervention, Mohammed Amine Sbihi, membre du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique, professeur à l’Université Mohammed V de Rabat et ancien ministre de la Culture, a tenu à placer le débat dans une perspective globale en rappelant la portée fondamentale de la question : «L’enjeu aujourd’hui, il n’est pas qu’économique, il est social». Il s’agit de «donner aux jeunes les clés de leur avenir, et au pays les moyens de sa compétitivité».
Et cette ambition exige, selon M.Sbihi, d’aborder la compétitivité universitaire dans son acception la plus complète : «production de la connaissance, formation des compétences, recherche scientifique, contribution à l’écosystème territorial». Cela suppose que l’université soit perçue non seulement comme un lieu d’enseignement, mais comme un acteur central du progrès intellectuel, économique et territorial. En effet, l’université doit, selon cet ancien ministre PPS, conjuguer excellence académique et pertinence sociale, en harmonie avec les besoins spécifiques du tissu économique national et les dynamiques territoriales qui structurent le développement.
D’où la nécessaire articulation entre la qualité de la formation, l’innovation par la recherche et l’impact concret sur les territoires. L’université ne doit pas être un simple îlot isolé, mais un moteur de transformation sociale et économique, précise-t-il, appelant à une refonte ambitieuse qui dépasse les «cadres traditionnels et les réformes cosmétiques», afin de «répondre à la double exigence d’un Maroc en mutation et d’une jeunesse dont l’avenir dépend étroitement de la qualité et de la compétitivité de son université».
Universités et marché de l’emploi : la fracture d’un système disjoint
Mohammed Amine Sbihi met en exergue un paradoxe aussi saisissant qu’alarmant, révélateur, selon lui, des dysfonctionnements profonds qui minent l’efficacité de notre système universitaire. «Malgré un effectif global de 1,3 million d’étudiants, nous observons un taux de chômage atteignant 37% chez les diplômés», souligne-t-il. Cette statistique est la preuve, dit-il, d’une inadéquation criante entre formation et insertion professionnelle. Mais plus grave encore, ce paradoxe se double d’une autre réalité tout aussi préoccupante: «70% des industriels peinent à recruter des profils conformes à leurs exigences, notamment dans les secteurs stratégiques de l’industrie 4.0, de l’informatique et des technologies de pointe.»
Cette fracture trouve son origine dans une orientation académique largement déséquilibrée. «Seuls 15% des étudiants s’engagent dans les filières STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), alors que 23% optent pour les disciplines économiques ou de gestion», précise M. Sbihi. Ce choix collectif déséquilibre le tissu des compétences nationales et traduit une déconnexion majeure avec les besoins réels du marché du travail. D’autant que, rappelle-t-il, «40% des étudiants évoluent dans des filières généralistes, souvent éloignées des exigences et des mutations rapides des secteurs productifs», ce qui fragilise davantage la pertinence de leur qualification.
À cela s’ajoute un autre facteur aggravant, celui de la concentration géographique des formations d’ingénierie : «80% des écoles d’ingénieurs sont localisées sur l’axe Casablanca-Rabat», situation qui accentue les inégalités territoriales et limite l’accès à une formation technique de haut niveau dans d’autres régions du Royaume. Cette concentration impacte négativement la répartition des compétences et contribue par là même à une centralisation excessive des ressources et des opportunités, freinant ainsi une dynamique de développement régional harmonieux.
Recherche et développement : le Maroc en marge des standards
Même l’investissement dans la recherche et le développement, l’un des principaux facteurs de force et de rayonnement de toute université, reste faible. Sur ce point, l’intervenant ne cache pas sa frustration : «Seulement 0,7% du PIB est consacré à la recherche et au développement, loin des 1,9% recommandés par l’Unesco et de la moyenne mondiale qui s’établit à 1,8%.» Il s’agit d’une autre facette du retard du Maroc dans ce domaine et d’un frein à l’émergence d’un écosystème scientifique dynamique et innovant, déplore M. Sbihi.
Mais le tableau n’est pas tout à fait sombre. Des initiatives isolées existent, témoignant de la volonté de changer cette réalité à travers des partenariats public-privé. L’ancien ministre PPS évoque ainsi «des projets prometteurs, à l’instar des partenariats établis entre l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) et l’OCP, ainsi que les collaborations entre la Coding School 1337 et des acteurs majeurs du numérique tels qu’IBM, Google ou Deloitte.» Mais ces points lumineux dans un paysage national terne, demeurent fragmentaires et largement insuffisants au regard des besoins colossaux du Royaume en matière de R&D. «Cela ne comble pas le besoin national», regrette l’intervenant qui souligne l’urgence d’une mobilisation accrue et coordonnée des moyens financiers et humains afin d’ériger la recherche et le développement en moteur réel de la croissance et de la modernisation de l’économie du Maroc.
«Nous avons un système qui marche sur la tête»
La construction historique et structurelle du système universitaire marocain, selon Mohammed Amine Sbihi, révèle une profonde défaillance qui continue de peser lourdement sur la qualité et la compétitivité de l’enseignement supérieur. Il dénonce un modèle qui, depuis l’indépendance, s’est développé sans vision cohérente ni planification rigoureuse. «Les meilleurs vont en médecine ou en classes préparatoires. Ceux qui n’ont pas beaucoup le choix, se rabattent sur l’université», affirme M. Sbihi qui estime que l’université est devenue ainsi un pis-aller, confinée dans un rôle secondaire qui n’a rien à voir avec sa vocation première. «C’est un système qui marche sur la tête. Alors que l’université devrait attirer les meilleurs, elle devient une sorte de refuge qu’on choisit faute de mieux». Selon M. Sbihi, cette situation est symptomatique d’un déséquilibre profond qui nécessite une remise à plat complète, afin de redonner à l’université sa place centrale dans la formation des élites et dans le développement scientifique et social du pays.
Six nœuds systémiques à défaire
Pour résumer, M. Sbihi a énuméré les six nœuds structurels qui paralysent l’université marocaine. Le premier tient à un encadrement en net déclin: «En dix ans, les effectifs ont doublé, passant de 660.000 à 1.300.000 étudiants, tandis que le nombre d’enseignants n’a progressé que de 28%.» Ce déséquilibre criant compromet sérieusement la qualité de l’accompagnement pédagogique. Deuxième point : l’hypertrophie des structures. «Certaines universités comptent jusqu’à 145.000 étudiants, alors que dans le top 100 mondial, aucune ne dépasse les 30.000», a-t-il relevé. Troisième verrou selon cet expert : une autonomie inaboutie. Malgré les promesses de la loi 01.00 (organisant le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique), «nous sommes encore très loin du compte» en matière d’indépendance administrative, pédagogique et financière, a-t-il regretté.
Quatrième faille : le détournement du système LMD (système universitaire structuré autour de trois cycles : Licence, Master et Doctorat) de sa vocation initiale. « Le système LMD a été vidé de son sens. On peut valider un module grâce à une seule unité. Il n’y a ni interdisciplinarité ni suivi des acquis.» Cinquième constat alarmant : l’hémorragie des étudiants. «45% des étudiants quittent l’université sans diplôme après deux ans. Ce ne sont pas que des chiffres, ce sont des avenirs brisés», prévient-il. Enfin, dernier point problématique : l’absence d’une filière courte professionnalisante. Pour M. Sbihi, la suppression du DEUG a laissé un vide qu’il convient de combler de toute urgence : «Il faut réintroduire une formation supérieure courte, généraliste ou professionnelle, pour capter les étudiants n’ayant pas vocation à poursuivre jusqu’à la licence.»
Pour remédier à ces maux et transformer en profondeur le système universitaire marocain, Mohammed Amine Sbihi préconise de «reconfigurer la carte universitaire de manière à créer des entités plus humaines», favorisant ainsi une gestion plus efficiente et un accompagnement individualisé des étudiants. Il recommande ainsi de «réformer les premiers cycles afin de limiter le taux d’abandon», qui constitue un véritable point noir du système. Par ailleurs, il souligne l’urgence de «renforcer l’autonomie effective des universités», afin de leur permettre de s’adapter aux défis locaux et globaux. M. Sbihi suggère également d’«intégrer l’ensemble des formations techniques, professionnelles et générales, au sein d’une même université», afin de lever les barrières entre filières et encourager une dynamique interdisciplinaire. Enfin, il affirme que l’université doit cesser d’être «un refuge» pour devenir un véritable «moteur» de développement, d’innovation et d’excellence.
Université marocaine : trois décennies de réformes pour quel impact ?
Intervenant lors de ce Forum des Économistes du PPS, Mustapha Bennouna, ancien président de l’Université Abdelmalek Essaâdi et expert en assurance qualité et évaluation, est revenu sur trois décennies de réformes universitaires au Maroc. Fort d’une expérience de terrain rare, il a mis en regard les promesses de l’université publique et les attentes du tissu économique, esquissant des pistes pour restaurer un dialogue souvent rompu entre formation et industrie.Suite à une succession de réformes, une question cruciale demeure : à quels besoins réels l’université marocaine répond-t-elle ? Dans un contexte où savoir académique et compétences industrielles se confondent ailleurs, le lien entre enseignement supérieur et tissu productif reste fragile, souvent théorique au Maroc. Les causes de ce déphasage sont multiples et ses conséquences sur la compétitivité de l’université sont fâcheuses.
Gouvernance et leadership : les clefs d’une transformation durable
Au-delà des réformes et des dispositifs pédagogiques, c’est la gouvernance qui constitue le socle fondamental de la transformation universitaire. Mustapha Bennouna, ancien président de l’Université Abdelmalek Essaâdi et expert en assurance qualité, insiste sur l’importance d’un leadership audacieux et engagé : «Le doyen ne doit pas se cantonner à la simple administration, il doit être un acteur sur le terrain, capable d’établir une passerelle entre université et industrie.» Avec beaucoup de conviction il ajoute : «Nous avons les compétences. Mais elles sont démotivées. Ce que nous devons changer, c’est la manière dont nous les valorisons et les traitons.»
Insérer la formation dans le tissu industriel : un défi permanent
L’un des écueils majeurs devant l’essor de l’université marocaine demeure la faiblesse du lien avec l’industrie. M. Bennouna alerte : «Sans collaboration sérieuse avec les acteurs économiques, l’insertion professionnelle reste chimérique.» Le manque de stages, notamment dans les filières très sollicitées comme le droit, est un obstacle majeur, aggravé par une politique ministérielle fluctuante, regrette l’expert.
Pour pallier cette insuffisance, la formation par alternance apparaît comme une voie prometteuse. «Inspiré du modèle allemand, ce système combine enseignement théorique et pratique en entreprise», explique M. Bennouna. Pourtant, «malgré les initiatives en cours via l’OFPPT et le ministère, cette modalité reste embryonnaire, freinée par un cadre réglementaire rigide et des ressources insuffisantes.»
Vers une université entrepreneuriale et innovante
La dimension entrepreneuriale est également un levier stratégique pour réconcilier le monde académique et les réalités industrielles. Mustapha Bennouna plaide pour une université «entreprenante», s’inspirant des standards de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) regroupant les pays les plus avancés en matière de politiques publiques, où «le leadership innovant, les pédagogies actives basées sur la résolution de problèmes concrets et l’implication accrue des professionnels» ne sont plus l’exception, mais la norme. Cette approche, il l’a éprouvée sur le terrain, notamment en France où, rappelle-t-il, «la présence régulière d’ingénieurs industriels apporte une dimension pragmatique essentielle».
Mais pour que cette dynamique prenne corps au Maroc, encore faut-il que le potentiel existant puisse se déployer pleinement. Faute de profils suffisamment préparés et de dispositifs institutionnels solides, ces filières stratégiques peinent à décoller à l’image de la santé numérique, la biotechnologie, l'industrie 4.0, l'intelligence artificielle, les énergies renouvelables, le génie civil, le recyclage textile ou encore le dessalement...
Un des symptômes de ce paradoxe, les cités de l’innovation qui sont pensées comme des catalyseurs, mais restent «marginalisées, avec un faible engagement des étudiants et sans guichet unique national pour accompagner les startups», déplore M. Bennouna, qui y voit une opportunité manquée de faire émerger de véritables écosystèmes.
La mobilisation des ressources humaines : un défi de taille
Autre paradoxe relevé par cet expert : si les universités marocaines disposent aujourd’hui d’équipements à la pointe de la technologie, c’est ailleurs que se joue l’essentiel : dans la qualité du capital humain. «La démotivation du corps professoral et le manque de personnel technique compétent constituent des freins majeurs». Cette fracture entre investissement matériel et engagement humain devient encore plus visible dans des institutions d’excellence comme l’UM6P où, confie-t-il, «faute de ressources locales, nous devons recruter à l’étranger». Un constat qui révèle un déséquilibre structurel profond : les outils sont là, mais les compétences qui leur donnent sens font défaut.
