Le Matin: Vous avez présidé l’Argentine à un moment critique de son histoire, en pleine crise institutionnelle et économique en 2001. Vingt ans plus tard, plusieurs pays du Sud global sont confrontés à des tensions similaires. Que retenez-vous de cette période, et quelles leçons pourraient en tirer les pays africains ou latino-américains aujourd’hui ?
Federico Ramón Puerta: J’ai pris la tête de mon pays dans des circonstances exceptionnelles, à la suite de l’effondrement économique de 2001. L’Argentine était alors au bord du défaut de paiement sur une dette colossale (plus de 132 milliards de dollars) et traversée par des émeutes. Le peso était arrimé au dollar depuis trop longtemps. Quand la récession a frappé, que le Brésil a dévalué sa monnaie, nous aurions dû ajuster le taux de change bien plus tôt. Ne pas l’avoir fait a provoqué le blocage des banques (le corralito) et une explosion sociale. Dès mon entrée en fonction, j’ai tenté de rétablir le calme en levant l’état de siège et en assurant l’approvisionnement des distributeurs automatiques (remplir les guichets automatiques a littéralement contribué à apaiser le pays). La principale leçon que j’en retire, c’est l’importance de la stabilité institutionnelle et de la réactivité économique et vous avez la chance au Maroc d’avoir un système politique vraiment stable.
En tant qu’ancien ambassadeur d’Argentine en Espagne, vous avez vécu de près la relation entre l’Amérique latine et l’Europe. Dans un monde qui se décentre de plus en plus, croyez-vous que l’axe atlantique Sud-Sud (Afrique-Amérique latine) peut devenir un levier stratégique autonome ?
Oui, très clairement. Pendant longtemps, l’Afrique et l’Amérique latine ont surtout dialogué avec le Nord. Aujourd’hui, cela n’est plus suffisant. Le monde devient multipolaire, et le Sud doit apprendre à se penser comme un acteur stratégique à part entière. Les chiffres sont parlants: l’Asie représente désormais près de 60% de la population mondiale, l’Afrique près de 20%. Cela signifie que l’avenir démographique, économique et politique du monde se joue largement dans le Sud. Dans ce contexte, le dialogue Sud-Sud n’est plus un luxe, mais une nécessité. L’Atlantique Sud peut devenir un espace de coopération autonome, à condition de dépasser les réflexes anciens et de construire des partenariats équilibrés, fondés sur la complémentarité, la production, la transformation et non uniquement sur l’exportation de matières premières.
Le Maroc multiplie les partenariats avec les pays d’Amérique latine. Quelle perception avez-vous du rôle croissant que joue le Royaume dans l’espace atlantique ?
Le Maroc est, à mes yeux, un acteur pivot du Sud global, et je ne dis pas cela parce que je me trouve à Rabat aujourd’hui. Le Royaume déploie depuis quelques années une diplomatie très active vers l’Amérique latine, et cela commence à porter ses fruits. Sa position stratégique lui permet de faire le lien entre l’Afrique, l’Amérique latine et même l’Europe. C’est un trait d’union géographique, certes, mais aussi culturel et politique. Le Maroc offre un modèle de stabilité institutionnelle dans une région (l’Afrique du Nord) souvent turbulente et il projette une image de tolérance et d’ouverture, un atout pour nouer des relations de confiance avec des pays latino-américains qui partagent ces valeurs de «convivencia» (coexistence pacifique).
La montée des inégalités, la dette, le populisme ou encore la désinformation sont des défis communs à nos deux rives. Selon vous, quels outils faut-il renforcer pour préserver la stabilité démocratique dans le Sud global ?
Le véritable danger, c’est la décomposition des institutions démocratiques. Il n’y a pas de démocratie sans partis politiques solides, sans respect des règles, sans alternance. Lorsque les institutions se fragilisent, la corruption s’installe. Et là où il y a corruption, le crime organisé et le narcotrafic trouvent un terrain fertile. C’est un phénomène mondial, pas uniquement latino-américain. Pour préserver la démocratie, il faut renforcer trois piliers: d’abord, des institutions crédibles et respectées, puis une lutte réelle contre la corruption, le tout sous une vision de long terme, capable de dépasser les conflits idéologiques immédiats. La démocratie ne peut survivre sans confiance. Et la confiance ne se décrète pas, elle se construit.
Un dernier mot sur l’avenir de l’Afrique et de l’Amérique latine ?
L’avenir dépendra de notre capacité à penser globalement, pas seulement régionalement. Trop souvent, nous sommes absorbés par des conflits secondaires et nous perdons la vision d’ensemble. Une bonne politique publique repose sur trois piliers: une base technique solide, une acceptation sociale et une viabilité politique. Sans cela, aucune réforme ne tient. Le chemin est long, les transitions doivent être graduelles, mais les opportunités existent, dans la technologie, l’intelligence artificielle, l’économie verte... à condition de ne pas les aborder de manière dogmatique. Nous sommes à un moment charnière de l’histoire. À nous de ne pas rater ce rendez-vous.
