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Réforme de la procédure pénale : les mises en garde de Bachir Rachdi

Un texte qui se veut ambitieux, mais qui reste truffé de failles. Le projet de loi n°03.23 modifiant et complétant la loi n°03.23 relative à la procédure pénale, est censé moderniser le système judiciaire, renforcer la transparence et s’aligner sur les standards internationaux. Mais selon l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC), ce texte est loin d’être à la hauteur des enjeux y afférents. En effet, l'Instance alerte sur des lacunes majeures qui pourraient limiter l’efficacité des poursuites en matière de corruption, affaiblir la protection des lanceurs d’alerte et ralentir la confiscation des avoirs mal acquis.

Bachir Rachdi.
Bachir Rachdi.
Dans un avis détaillé, l’INPPLC sonne le tocsin d’entrée de jeu : «Lutter contre la corruption ne peut pas se limiter à des ajustements procéduraux. C’est une transformation profonde qui doit toucher tous les maillons du système judiciaire, de la collecte des preuves à l’application des sanctions.» L’avis de l’Instance intervient alors que le débat autour de cette réforme a pris une nouvelle ampleur ces dernières semaines. Le groupe parlementaire du Parti de la Justice et du Développement (PJD) a récemment sollicité l’avis de plusieurs institutions nationales, dont le Conseil économique, social et environnemental (CESE), le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) et même l’INPPLC, sur le projet de loi. Les parlementaires ont également demandé que le texte soit soumis à un examen approfondi par la Commission de la justice, de la législation et des droits de l’Homme, invoquant les articles 167 de la Constitution et 384 du règlement intérieur de la Chambre des représentants. Dans leur argumentaire, les députés ont insisté sur l’importance stratégique de la loi sur la procédure pénale, qui doit garantir un équilibre entre le pouvoir répressif de l’État et la protection des droits et libertés des citoyens. Une modernisation profonde du texte s’impose, selon eux, notamment pour intégrer des normes adaptées aux mutations nationales et internationales ainsi qu'aux changements introduits par la Constitution de 2011. Même avis du côté de l’INPPLC, qui estime que la modernisation de la procédure pénale ne peut se faire sans des ajustements majeurs. L’un des points de friction concerne la prescription des crimes de corruption.

Prescription des crimes de corruption

Aujourd’hui, le projet de loi n°03.23 modifiant et complétant la loi n°03.23 relative à la procédure pénale prévoit que les infractions de corruption ne peuvent plus être poursuivies au-delà d’un certain délai à compter de leur commission. Or, ces infractions sont souvent discrètes, soigneusement dissimulées et ne peuvent être décelées que des années après les faits. L’Instance nationale appelle ainsi à un changement radical «Il est impératif que la prescription des crimes de corruption ne commence à courir qu’à compter de la date de leur découverte effective. Autrement, nous perpétuons un système où des crimes graves peuvent rester impunis simplement parce qu’ils n’ont pas été détectés à temps.» Concrètement, cela signifie que des détournements de fonds publics ou des pots-de-vin massifs pourraient échapper à la justice, faute de preuves réunies dans les délais actuels de prescription.

L’article 3, la pomme de discorde

Parmi les dispositions les plus controversées du projet de loi, l’Instance tire la sonnette d’alarme sur l’article 3, qui introduit une restriction majeure à la possibilité d’engager des poursuites pour des infractions qui touchent aux finances publiques. Dans sa version actuelle, l’article 3 conditionne l’ouverture des enquêtes et des actions judiciaires en matière de détournement de fonds publics à une saisine préalable de certaines instances administratives. Désormais, seul le Procureur général du Roi près la Cour de cassation, saisi par la Cour des comptes, une Inspection générale ministérielle ou l’INPPLC, peut déclencher une action publique. Un verrou qui exclut totalement la société civile et les citoyens de la procédure judiciaire. «Restreindre le droit d’alerte aux seules institutions publiques constitue une atteinte directe au droit des citoyens et des organisations de la société civile à saisir la justice en cas de corruption. Cette disposition va à l’encontre de l’esprit de la Constitution et des engagements internationaux du Maroc», relève l’INPPLC. Il est à noter que ce point du projet de loi a déjà déclenché un vaste débat politique et juridique. Son adoption en Conseil du gouvernement le 29 août 2024 a notamment provoqué la colère des associations de lutte contre la corruption, qui se voient désormais privées de leur principal levier d’action. Pour l’INPPLC, cette réforme est un recul inacceptable. Elle rappelle que la Convention des Nations unies contre la corruption, ratifiée par le Maroc, recommande un accès élargi à la justice pour toutes les parties concernées, y compris les citoyens, les ONG et les syndicats. Dans son rapport, l’Instance insiste par ailleurs sur le fait que «la lutte contre la corruption ne peut pas être réservée à l’Administration. Elle doit impliquer l’ensemble de la société, y compris les victimes, les lanceurs d’alerte et les organisations citoyennes. C’est un principe fondamental de transparence et de gouvernance démocratique». Ainsi, pour éviter que cette restriction ne devienne un frein aux poursuites pour corruption, l’INPPLC recommande la suppression des alinéas 7 et 8 de l’article 3, afin de rétablir un accès direct à la justice pour toutes les parties concernées.

Lanceurs d’alerte : une protection fantôme

Autre point qui tient à cœur à l’Instance : la protection des lanceurs d’alerte dans la fonction publique. Malgré les ambitions affichées en matière de transparence et de lutte contre l’impunité, le projet de loi n°03.23 ne prévoit aucun cadre juridique robuste pour garantir la protection de ceux qui dénoncent des faits de corruption. L’INPPLC alerte donc sur cette «faille» et réclame un dispositif de protection renforcé pour les dénonciateurs. «Les lanceurs d’alerte, surtout dans le public, sont une pièce maîtresse dans la lutte contre la corruption. Sans un cadre légal garantissant leur anonymat, leur sécurité et leur protection face aux représailles, il sera impossible de briser le mur du silence qui entoure ces infractions.» L’Instance recommande donc des mesures concrètes, comme la mise en place d’un système de signalement anonyme, d’un accompagnement juridique et financier pour les dénonciateurs, et d’une interdiction stricte des représailles professionnelles et administratives.

Le rôle du juge d’instruction à conforter

Dans son avis, l’INPPLC critique le rôle marginal du juge d’instruction dans les affaires de corruption, estimant que la concentration des enquêtes entre les mains du parquet pose un risque d’influence politique et économique. Actuellement, les articles 83 et 84 de la loi n°22.01 encadrent strictement l’intervention du juge d’instruction, qui ne peut être saisi qu’à la demande du parquet ou d’une partie civile. Cela limite sa capacité à mener des enquêtes indépendantes et approfondies, contrairement à d’autres systèmes judiciaires où il joue un rôle central dans la lutte contre la criminalité financière. Pour garantir une justice plus efficace, l’INPPLC recommande d’étendre les pouvoirs du juge d’instruction, notamment en lui permettant de se saisir d’office dans les affaires de corruption et de crimes économiques, d’ordonner des perquisitions et des saisies sans autorisation préalable du parquet, et d’assurer un meilleur contrôle des investigations. L’Instance insiste sur la nécessité d’un cadre plus équilibré, où le juge d’instruction disposerait d’une autonomie renforcée, évitant ainsi que certaines affaires ne soient étouffées sous la pression d’intérêts extérieurs.

Confiscations et saisies : un texte trop frileux, selon l’Instance

Enfin, l’INPPLC critique le manque de mécanismes robustes pour confisquer les biens issus de la corruption. Aujourd’hui, la confiscation des biens mal acquis n’intervient qu’après une condamnation définitive, un processus qui peut s’étaler sur plusieurs années. Pendant ce temps, les coupables ont tout loisir de transférer leurs fonds à l’étranger ou de dissimuler leur patrimoine. L’Instance recommande donc des mesures plus radicales qui peuvent permettre de geler les avoirs dès l’ouverture de l’enquête, sous supervision judiciaire. «Si nous voulons réellement lutter contre l’enrichissement illicite, nous devons nous doter d’outils efficaces de confiscation préventive, à l’image de ce qui se fait dans d’autres pays.»

Le projet de loi n°03.23 semble donc loin de faire l’unanimité, malgré les bonnes intentions affichées pour moderniser la justice marocaine. Outre l’INPPLC, partis politiques, société civile et autres acteurs appellent à un examen approfondi du texte, afin de garantir une lutte efficace contre la corruption et une meilleure protection des droits des citoyens. La balle est désormais dans le camp du Parlement et du gouvernement.
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