Menu
Search
Dimanche 07 Décembre 2025
S'abonner
close
Dimanche 07 Décembre 2025
Menu
Search

Réforme de l’école : les confidences crues mais lucides d’Ismaïl Alaoui

Entre 1998 et 2000, Ismaïl Alaoui fut l’un des quatre ministres en charge de l’Éducation nationale dans la première alternance gouvernementale marocaine. Un quart de siècle plus tard, il revient sur cet épisode où, malgré la volonté politique, la réforme s’est enlisée dans «la fragmentation, les non-dits et l’absence de pilotage». Son témoignage éclaire sur les racines profondes des blocages éducatifs qui persistent encore aujourd’hui. «Nous n’avons pas raté l’école. Nous l’avons laissée seule», estime-t-il, tout à sa lucidité.

No Image
Assis face aux micros de l’émission «Questions d’éducation», animée par Khalid Samadi, professeur universitaire et ancien secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur, et Abdennasser Naji, docteur en éducation et président de la fondation AMAQUEN, Ismaïl Alaoui n’a pas l’allure d’un homme amer. Mais derrière la voix posée, le regard franc, affleure une forme de blessure encore vive. Vingt-cinq ans après avoir occupé le poste de ministre de l’Éducation nationale dans la première alternance gouvernementale de l’histoire du Maroc, il revient, sans détour, sur un moment charnière et les espoirs piétinés qui l’ont accompagné.

Une réforme trop large pour des mains divisées

Le 14 mars 1998, le Maroc inaugure l’alternance consensuelle avec l’arrivée de feu Abderrahman El Youssoufi à la tête du gouvernement. Un tournant historique. Ismaïl Alaoui, intellectuel rigoureux, figure de gauche modérée, devient ministre de l’Éducation nationale. Mais il découvre rapidement un poste éclaté : «Le ministère était divisé entre quatre responsables. Moi, j'avais le primaire et le collège. Le secondaire était confié à Abdellah Saaf, le supérieur à Najiib Zerouali, la recherche scientifique à Omar Fassi. Quatre ministres. Zéro coordination !», confie-t-il avec beaucoup de lucidité et sans compromis.



Le ton est calme, mais la critique est tranchante, il poursuit : «Nous n’avons jamais été réunis pour élaborer une vision commune. Chacun avançait dans son couloir, comme si nous n'appartenions pas au même édifice.» Ce que l’ancien ministre regrette le plus, c’est «l’absence d’un capitaine. Le Premier ministre aurait dû trancher. Mais dans cette mosaïque de partis, chacun redoutait de froisser l'autre. Résultat : aucune ligne, aucun souffle.»

La fracture budgétaire ou l'impossible réforme

Parmi les priorités identifiées, l’urgence est claire : anticiper la massification scolaire. Ismaïl Alaoui dresse les besoins. «Il nous fallait 12.500 enseignants par an pendant cinq ans. On nous a accordé... 600 postes.» Le blocage est politique et économique. «Le ministère des Finances, sous l’influence des institutions de Bretton Woods, imposait une rigueur quasi doctrinaire. Même au sein de notre camp, certains pensaient que l’éducation ne devait pas plomber les équilibres. Mais comment généraliser l’école sans bras ?», se demande-t-il avant de marquer une pause. Puis il ajoute, plus bas. «On ne peut pas réformer l’école à crédit. Et encore moins avec des crédits refusés.»

Malgré tout, Ismaïl Alaoui ne baisse pas les bras. Il lance une direction des archives scolaires, milite pour un plan national de lutte contre l'analphabétisme, défend la place de l'arabe dans l'enseignement scientifique. Mais les freins sont multiples : inertie administrative, résistances internes, indifférence politique... Parmi les projets abandonnés Alaoui déplore la création d’un véritable service national des archives pédagogiques. «Il n’y avait même pas de direction des archives dans le ministère. On voulait y remédier. Mais le responsable nommé n’y croyait pas. Le projet a sombré dans l’indifférence.» Ce souvenir reste vif. Pour Ismaïl Alaoui, la mémoire éducative est un enjeu stratégique. «J’ai vu des incendies détruire des documents essentiels. J’ai vu la mémoire de l’école disparaître dans les greniers des retraités. Cela devrait nous scandaliser.» Et de conclure : «Une nation qui n’archive pas son école, c’est une nation qui tourne en rond.»

L'analphabétisme : un combat abandonné

Autre regret : la non-mise en œuvre de la stratégie nationale contre l'analphabétisme. «Nous avions conçu un dispositif clair : mobilisation des enseignants, incitations financières, création d'une agence nationale. Rien n'a suivi». Plus tard, président de la commission stratégique de cette agence, il démissionne. «Je me suis senti inutile. Je ne voulais pas être complice d'un dispositif vide.» La situation aujourd'hui ? « Un quart des Marocains est encore analphabète. Et chaque année, 300.000 enfants quittent l'école sans diplôme», déplore-t-il.

Le Pacte de l’éducation : une vision, pas une force

En 2000, le Mithaq al-Watani (Pacte national pour l’éducation et la formation) est publié. Premier cadre stratégique structuré pour le secteur. Mais pour le ministre en place... c’est la surprise. «Nous n’avons pas été consultés. Pas même auditionnés. Le Pacte s’écrivait ailleurs.» Il ne le rejette pas pour autant. «J’y ai vu une tentative honnête de structuration. Mais le texte n’a jamais été transformé en loi. Il est resté au rang de promesse.» Ce flottement entre ambition affichée et absence de contrainte est pour lui un poison lent : «Un pays ne répare pas son école à coups de textes symboliques. Il lui faut du droit, du budget, de la continuité.»
Tout au long de cette interview qui dure deux heures, Ismaïl Alaoui parle sans amertume, mais avec une sincérité qui désarme. «J’ai quitté le ministère en 2000. Deux ans, c’est peu. Juste assez pour comprendre ce qu’on aurait pu faire.» Il confie avoir connu des épisodes d’épuisement, des tensions, des frustrations vives. Mais il ne baisse pas les bras. «Ce n’est pas l’échec qui fait mal. C’est le silence. Le fait que personne ne se retourne pour comprendre. Pour tirer les leçons.» Et de conclure : «Nous n’avons pas raté l’école. Nous l’avons laissée seule.»

L’école d’aujourd’hui : une structure désarticulée

Que pense-t-il de l’école actuelle ? La réponse est franche : «Elle est orpheline. On a changé les mots, repeint les façades, multiplié les projets. Mais on n’a jamais réglé le cœur du problème : la gouvernance.» La loi-cadre de 2019 ? Une avancée, dit-il, mais trop souvent contournée. «Le Maroc n’a pas de problème de vision. Il a un problème de traduction. On théorise beaucoup, on applique peu.» Il s’inquiète aussi du retour “silencieux” du français dans les matières scientifiques. «L’arabe peut enseigner la physique, la chimie, les mathématiques. L’argument linguistique est souvent un faux prétexte à la fuite en avant.» Pour Ismaïl Alaoui, l'enjeu reste entier. Tant que les réformes ne s’accompagnent ni de stabilité, ni de pilotage clair, ni d’adhésion réelle sur le terrain, l’école marocaine continuera de tourner en rond. «Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est l’héritage d’une école qu’on a trop souvent réformée à moitié.»
Lisez nos e-Papers