Le Matin : La réforme du système de santé ambitionne une couverture sanitaire universelle. Comment le secteur privé peut-il devenir un acteur structurant et non un simple complément à l’offre publique ?
Pr Redouane Samlali : Nous sommes convaincus qu’au lendemain de la pandémie de la Covid-19, le Maroc a pleinement pris conscience des limites de son système de santé, ce qui a légitimement conduit à une réflexion approfondie et à une volonté de refonte structurelle. Cette prise de conscience, il convient de le souligner, a également concerné de nombreux pays développés. Parmi les axes majeurs de cette réforme figure en bonne place la généralisation de l’Assurance Maladie obligatoire (AMO). Aujourd’hui, le Royaume compte entre 27 et 28 millions de personnes assurées, soit environ 70% de la population, contre seulement 30% avant cette réforme. Il s’agit là d’un progrès significatif. Dans tous les modèles de santé performants, fondés sur une complémentarité entre les secteurs public et privé, la collaboration étroite entre les deux sphères est une condition essentielle de réussite. Le Maroc ne fait pas exception à cette règle. À ce jour, nous observons que la majorité des patients bénéficiant de la couverture AMO s’oriente vers le secteur privé. Ce choix s’explique notamment par une meilleure qualité d’accueil, des délais d’attente plus courts, une moindre pression liée au volume de patients, ainsi qu’un accès plus fluide aux rendez-vous. Par ailleurs, le secteur privé dispose généralement d’un plateau technique plus développé. Dans ce contexte, il serait donc injuste de considérer le secteur privé comme un simple complément au public. Il constitue, au contraire, un partenaire indispensable et structurel dans l’offre globale de soins.
L’offre de soins actuelle au Maroc reste marquée par de fortes disparités territoriales et qualitatives. Quel diagnostic posez-vous aujourd’hui sur l’accessibilité et la qualité des soins au niveau national ? Comment votre groupe contribue-t-il à cette dynamique ?
Il est malheureusement constaté qu’à ce jour, près de 70% de l’offre de soins au Maroc se concentrent dans seulement 30% du territoire national. Cette inégalité territoriale s’accompagne d’un déficit, tant quantitatif que qualitatif, en ressources humaines médicales et paramédicales, voire d’une absence quasi totale de personnel soignant dans certaines régions.
Dans ce contexte, il apparaît essentiel que les grands groupes de santé, tout comme les investisseurs privés, consacrent une part de leurs efforts et de leurs investissements au développement de structures dans les zones les plus enclavées, là où l’accès aux soins demeure insuffisant. C’est en tout cas l’un des engagements fondamentaux du Groupe Oncorad. Pour que cette dynamique prenne pleinement son sens, il est impératif que les structures publiques adoptent une vision convergente, dans le cadre d’un véritable partenariat public-privé, notamment en ce qui concerne la mobilisation et la valorisation des ressources humaines. À cet effet, des mesures incitatives devraient être mises en place pour encourager l’investissement dans ces zones, notamment par une facilitation de l’accès au foncier, une fiscalité adaptée et un soutien au coût du personnel qualifié. Une telle dynamique commence à se dessiner, comme en témoigne l’ouverture progressive de cliniques privées dans certaines régions reculées. Toutefois, ces initiatives, bien que louables, restent encore insuffisantes. Les difficultés persistent, notamment en matière de gestion et de maintien d’une offre de soins pérenne, en raison du manque de professionnels de santé disponibles localement. Il apparaît donc clairement qu’un dialogue structuré et une collaboration active entre les secteurs public et privé sont indispensables pour assurer un déploiement équitable et efficace de l’offre de soins sur l’ensemble du territoire national.
Dans quelle mesure l’accélération des investissements privés dans la santé – cliniques – constitue une réponse crédible et durable pour élargir l’accès aux soins?
Il convient de rappeler que les indicateurs sanitaires du Maroc – en particulier le nombre de lits hospitaliers et de médecins – figurent parmi les plus faibles au monde. Le pays ne compte que 1,3 lit pour 1.000 habitants, alors que la norme raisonnable se situe autour de 3 lits pour 1.000 habitants. De même, on dénombre environ 10 médecins pour 10.000 habitants, alors que les recommandations en prévoient 20. Nous sommes donc encore loin d’une couverture médicale satisfaisante.
Pour réformer en profondeur notre système de santé, il sera indispensable d’accroître l’offre de soins dans les secteurs public et privé. Les études estiment qu’il faudrait 45.000 lits pour hisser l’offre nationale au niveau des pays développés ; le secteur privé devrait en fournir quelque 20.000. En prenant pour référence une capacité moyenne de 50 à 60 lits par clinique, il faudrait donc ouvrir entre 350 et 400 nouvelles cliniques. Un objectif d’autant plus ambitieux que nos établissements se limitent aujourd’hui à environ 30 lits chacun.
Pour y parvenir, il est urgent de favoriser l’implantation de cliniques à plus grande capacité, en instaurant des incitations fiscales et foncières appropriées. Parallèlement, il importe de sensibiliser les fonds d’investissement aux atouts – notamment immobiliers – d’un secteur à forte rentabilité au Maroc. La synergie entre opérateurs de santé et investisseurs immobiliers pourrait considérablement accélérer l’ouverture de nouveaux établissements sur l’ensemble du territoire.
La modernisation du système de santé passe aussi par une meilleure gouvernance, la digitalisation et la montée en compétences. Comment le secteur privé, en particulier les cliniques privées, peut-il contribuer à cette modernisation ?
À l’ère de l’intelligence artificielle, il n’est plus possible d’administrer le système de santé selon les méthodes d’hier. La gouvernance doit être pleinement digitalisée, de façon transversale. Le dossier médical partagé (DMP) doit ainsi être interopérable ; qu’il relève du public ou du privé, chaque acteur de santé doit pouvoir le consulter et l’alimenter afin d’assurer la continuité des soins. Cette transformation numérique répond à une volonté claire du gouvernement : connecter l’ensemble des processus liés à la santé. Toutefois, son coût élevé la rend difficilement accessible. Pour la rendre viable, il faudra redimensionner l’offre de soins et mobiliser les secteurs public et privé ainsi que les autorités sanitaires. Par ailleurs, le Maroc investit déjà dans des technologies thérapeutiques de pointe ; mais faute de prise en charge par l’assurance maladie, ces équipements risquent de demeurer sous-utilisés, car inaccessibles à la majorité de la population.
Que faire pour que l’universalisation de l’accès aux soins ne se fasse pas au détriment de la qualité ni de la viabilité économique des acteurs privés ?
Bien que l’assurance maladie soit en voie de généralisation et tende vers l’universalité, il est important de souligner – et c’est une chance pour notre pays – que la qualité des soins, aussi bien dans le secteur public que privé, reste globalement satisfaisante. Ce qui suscite aujourd’hui des inquiétudes, c’est la pérennité du système. L’Assurance Maladie obligatoire présente à ce jour certaines limites, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, et commence à montrer des signes de déséquilibre. Il est vrai que, pour l’instant, le système reste excédentaire, mais il s’agit d’un équilibre fragile, presque théorique. Pour donner un ordre de grandeur : le coût estimé pour couvrir les 28 millions de bénéficiaires marocains s’élève à environ 30 milliards de dirhams, soit près de 3 milliards d’euros. À titre de comparaison, le budget de l’assurance maladie en France dépasse les 270 milliards d’euros. La différence est abyssale.
Ce qui permet actuellement à l’AMO de rester à flot, c’est le faible taux de sinistralité. Seuls 20% des Marocains consultent régulièrement un médecin, ce qui limite la consommation de médicaments et, par conséquent, les dépenses globales du système.
Mais certaines données démographiques sont préoccupantes, notamment en ce qui concerne la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS), qui couvre les fonctionnaires. Sur six affiliés, quatre sont des retraités et deux sont actifs. Or, les retraités sont généralement porteurs de pathologies chroniques, engendrant des dépenses de santé nettement plus élevées.
Il faut donc anticiper les défis liés au vieillissement de la population. L’espérance de vie au Maroc atteint aujourd’hui 78 ans, et cette longévité accrue s’accompagnera inévitablement d’une hausse des maladies chroniques et des besoins en soins coûteux. Si rien n’est fait pour adapter le modèle de l’assurance maladie à cette réalité démographique, sa viabilité à long terme pourrait être sérieusement compromise.
Pr Redouane Samlali : Nous sommes convaincus qu’au lendemain de la pandémie de la Covid-19, le Maroc a pleinement pris conscience des limites de son système de santé, ce qui a légitimement conduit à une réflexion approfondie et à une volonté de refonte structurelle. Cette prise de conscience, il convient de le souligner, a également concerné de nombreux pays développés. Parmi les axes majeurs de cette réforme figure en bonne place la généralisation de l’Assurance Maladie obligatoire (AMO). Aujourd’hui, le Royaume compte entre 27 et 28 millions de personnes assurées, soit environ 70% de la population, contre seulement 30% avant cette réforme. Il s’agit là d’un progrès significatif. Dans tous les modèles de santé performants, fondés sur une complémentarité entre les secteurs public et privé, la collaboration étroite entre les deux sphères est une condition essentielle de réussite. Le Maroc ne fait pas exception à cette règle. À ce jour, nous observons que la majorité des patients bénéficiant de la couverture AMO s’oriente vers le secteur privé. Ce choix s’explique notamment par une meilleure qualité d’accueil, des délais d’attente plus courts, une moindre pression liée au volume de patients, ainsi qu’un accès plus fluide aux rendez-vous. Par ailleurs, le secteur privé dispose généralement d’un plateau technique plus développé. Dans ce contexte, il serait donc injuste de considérer le secteur privé comme un simple complément au public. Il constitue, au contraire, un partenaire indispensable et structurel dans l’offre globale de soins.
L’offre de soins actuelle au Maroc reste marquée par de fortes disparités territoriales et qualitatives. Quel diagnostic posez-vous aujourd’hui sur l’accessibilité et la qualité des soins au niveau national ? Comment votre groupe contribue-t-il à cette dynamique ?
Il est malheureusement constaté qu’à ce jour, près de 70% de l’offre de soins au Maroc se concentrent dans seulement 30% du territoire national. Cette inégalité territoriale s’accompagne d’un déficit, tant quantitatif que qualitatif, en ressources humaines médicales et paramédicales, voire d’une absence quasi totale de personnel soignant dans certaines régions.
Dans ce contexte, il apparaît essentiel que les grands groupes de santé, tout comme les investisseurs privés, consacrent une part de leurs efforts et de leurs investissements au développement de structures dans les zones les plus enclavées, là où l’accès aux soins demeure insuffisant. C’est en tout cas l’un des engagements fondamentaux du Groupe Oncorad. Pour que cette dynamique prenne pleinement son sens, il est impératif que les structures publiques adoptent une vision convergente, dans le cadre d’un véritable partenariat public-privé, notamment en ce qui concerne la mobilisation et la valorisation des ressources humaines. À cet effet, des mesures incitatives devraient être mises en place pour encourager l’investissement dans ces zones, notamment par une facilitation de l’accès au foncier, une fiscalité adaptée et un soutien au coût du personnel qualifié. Une telle dynamique commence à se dessiner, comme en témoigne l’ouverture progressive de cliniques privées dans certaines régions reculées. Toutefois, ces initiatives, bien que louables, restent encore insuffisantes. Les difficultés persistent, notamment en matière de gestion et de maintien d’une offre de soins pérenne, en raison du manque de professionnels de santé disponibles localement. Il apparaît donc clairement qu’un dialogue structuré et une collaboration active entre les secteurs public et privé sont indispensables pour assurer un déploiement équitable et efficace de l’offre de soins sur l’ensemble du territoire national.
Dans quelle mesure l’accélération des investissements privés dans la santé – cliniques – constitue une réponse crédible et durable pour élargir l’accès aux soins?
Il convient de rappeler que les indicateurs sanitaires du Maroc – en particulier le nombre de lits hospitaliers et de médecins – figurent parmi les plus faibles au monde. Le pays ne compte que 1,3 lit pour 1.000 habitants, alors que la norme raisonnable se situe autour de 3 lits pour 1.000 habitants. De même, on dénombre environ 10 médecins pour 10.000 habitants, alors que les recommandations en prévoient 20. Nous sommes donc encore loin d’une couverture médicale satisfaisante.
Pour réformer en profondeur notre système de santé, il sera indispensable d’accroître l’offre de soins dans les secteurs public et privé. Les études estiment qu’il faudrait 45.000 lits pour hisser l’offre nationale au niveau des pays développés ; le secteur privé devrait en fournir quelque 20.000. En prenant pour référence une capacité moyenne de 50 à 60 lits par clinique, il faudrait donc ouvrir entre 350 et 400 nouvelles cliniques. Un objectif d’autant plus ambitieux que nos établissements se limitent aujourd’hui à environ 30 lits chacun.
Pour y parvenir, il est urgent de favoriser l’implantation de cliniques à plus grande capacité, en instaurant des incitations fiscales et foncières appropriées. Parallèlement, il importe de sensibiliser les fonds d’investissement aux atouts – notamment immobiliers – d’un secteur à forte rentabilité au Maroc. La synergie entre opérateurs de santé et investisseurs immobiliers pourrait considérablement accélérer l’ouverture de nouveaux établissements sur l’ensemble du territoire.
La modernisation du système de santé passe aussi par une meilleure gouvernance, la digitalisation et la montée en compétences. Comment le secteur privé, en particulier les cliniques privées, peut-il contribuer à cette modernisation ?
À l’ère de l’intelligence artificielle, il n’est plus possible d’administrer le système de santé selon les méthodes d’hier. La gouvernance doit être pleinement digitalisée, de façon transversale. Le dossier médical partagé (DMP) doit ainsi être interopérable ; qu’il relève du public ou du privé, chaque acteur de santé doit pouvoir le consulter et l’alimenter afin d’assurer la continuité des soins. Cette transformation numérique répond à une volonté claire du gouvernement : connecter l’ensemble des processus liés à la santé. Toutefois, son coût élevé la rend difficilement accessible. Pour la rendre viable, il faudra redimensionner l’offre de soins et mobiliser les secteurs public et privé ainsi que les autorités sanitaires. Par ailleurs, le Maroc investit déjà dans des technologies thérapeutiques de pointe ; mais faute de prise en charge par l’assurance maladie, ces équipements risquent de demeurer sous-utilisés, car inaccessibles à la majorité de la population.
Que faire pour que l’universalisation de l’accès aux soins ne se fasse pas au détriment de la qualité ni de la viabilité économique des acteurs privés ?
Bien que l’assurance maladie soit en voie de généralisation et tende vers l’universalité, il est important de souligner – et c’est une chance pour notre pays – que la qualité des soins, aussi bien dans le secteur public que privé, reste globalement satisfaisante. Ce qui suscite aujourd’hui des inquiétudes, c’est la pérennité du système. L’Assurance Maladie obligatoire présente à ce jour certaines limites, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, et commence à montrer des signes de déséquilibre. Il est vrai que, pour l’instant, le système reste excédentaire, mais il s’agit d’un équilibre fragile, presque théorique. Pour donner un ordre de grandeur : le coût estimé pour couvrir les 28 millions de bénéficiaires marocains s’élève à environ 30 milliards de dirhams, soit près de 3 milliards d’euros. À titre de comparaison, le budget de l’assurance maladie en France dépasse les 270 milliards d’euros. La différence est abyssale.
Ce qui permet actuellement à l’AMO de rester à flot, c’est le faible taux de sinistralité. Seuls 20% des Marocains consultent régulièrement un médecin, ce qui limite la consommation de médicaments et, par conséquent, les dépenses globales du système.
Mais certaines données démographiques sont préoccupantes, notamment en ce qui concerne la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS), qui couvre les fonctionnaires. Sur six affiliés, quatre sont des retraités et deux sont actifs. Or, les retraités sont généralement porteurs de pathologies chroniques, engendrant des dépenses de santé nettement plus élevées.
Il faut donc anticiper les défis liés au vieillissement de la population. L’espérance de vie au Maroc atteint aujourd’hui 78 ans, et cette longévité accrue s’accompagnera inévitablement d’une hausse des maladies chroniques et des besoins en soins coûteux. Si rien n’est fait pour adapter le modèle de l’assurance maladie à cette réalité démographique, sa viabilité à long terme pourrait être sérieusement compromise.
