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Le Maroc accélère l’intégration de l’amazigh dans l’arsenal législatif

Traduire 110 ans de textes juridiques en amazigh d’ici 2034. C’est le pari fou que s’est lancé le Maroc ce mardi à Rabat. Ministres, juristes et linguistes ont planché toute la journée sur cette montagne législative à gravir. Entre conventions signées et vérités qui dérangent, cette rencontre révèle l’ampleur du fossé entre les promesses constitutionnelles et la réalité du terrain. Récit d’une journée où l’on a parlé franchement des retards, des moyens qui manquent et d’un héritage juridique amazigh oublié qui pourrait bien changer la donne.

Il est 9 heures du matin, ce mardi 22 juillet 2025. Dans la salle des conférences située au Centre d’accueil et de conférences du ministère de l’Équipement à Rabat, un débat houleux et de grandes annonces ont lieu. Mohamed Hajoui, le patron de l’administration juridique marocaine, sait que les mots qu’il va prononcer pèsent lourd. Très lourd. «Nous sommes à moins de neuf ans de l’échéance», lâche-t-il d’emblée. Neuf ans pour traduire des milliers de lois.

Une mission impossible?

En effet, pour la première fois, les principaux architectes de la politique linguistique marocaine se réunissent autour d’une ambition commune : transformer la reconnaissance constitutionnelle de l’amazigh en réalité juridique tangible. Cette journée d’étude, fruit d’un partenariat tripartite entre le Secrétariat général du gouvernement, le ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’administration, et l’Institut Royal de la culture amazighe (IRCAM), symbolise l’accélération d’un processus longtemps resté au stade des déclarations d’intention.

Une mobilisation institutionnelle sans précédent

L’allocution d’ouverture de Mohamed Hajoui, secrétaire général du gouvernement, donne immédiatement le ton. «Cette rencontre s’inscrit dans le sillage des directives Royales qui n’ont cessé de souligner que la promotion de l’amazigh constitue une responsabilité nationale partagée», affirme-t-il devant un parterre de hauts responsables, de juristes et d’experts linguistiques. Le haut fonctionnaire ne cache pas l’ampleur du défi : avec moins de neuf ans pour atteindre l’objectif fixé par la loi organique 16-26, les institutions marocaines doivent désormais passer à la vitesse supérieure.

Cette urgence temporelle trouve un écho particulier dans les propos d’Amal El Fallah Seghrouchni, ministre déléguée chargée de la Transition numérique et de la réforme de l’administration. «Entre 2002 et 2003, l’IRCAM a déjà réalisé un nombre considérable de traductions dans des domaines variés. Nous disposons donc d’une base solide», souligne-t-elle, avant d’énumérer les avancées concrètes : 488 agents d’accueil formés à l’amazighe dans les administration, 11 centres d’appel activés avec 72 téléopérateurs dédiés, sans oublier l’introduction historique de la langue dans les sessions parlementaires.

La dimension symbolique de cette journée n’échappe à personne. Trois conventions de partenariat sont signées sous les applaudissements nourris de l’assistance, matérialisant ainsi la volonté politique affichée. Ces accords-cadres visent à structurer la coopération entre les institutions et à définir des mécanismes opérationnels pour la traduction et la production de textes juridiques en amazigh. La signature des trois conventions prend alors une tout autre dimension. Plus qu’un rituel protocolaire, c’est un engagement solennel. Le SGG avec l’IRCAM. Le SGG avec le ministère de la Transition numérique. Des partenariats censés débloquer la situation.

Les défis colossaux de la traduction juridique

Derrière l’enthousiasme affiché, les intervenants ne masquent pas l’immensité de la tâche. Taoufik Mediani, conseiller juridique au Secrétariat général du gouvernement, dresse un constat sans complaisance : «Nous devons traduire plus de 110 ans de production législative. Des milliers de textes, dont beaucoup restent en vigueur, attendent leur version amazighe». Cette accumulation historique représente un défi technique et humain considérable, d’autant plus que les ressources spécialisées font cruellement défaut.

Hassan Akyoud, directeur du Centre de traduction de l’IRCAM, confirme cette analyse tout en apportant des nuances importantes. «La traduction juridique vers l’amazigh nécessite bien plus qu’une simple transposition linguistique. Il s’agit de créer une langue juridique amazighe cohérente, accessible et juridiquement sûre», explique-t-il. L’expert pointe du doigt plusieurs obstacles structurels : l’absence de terminologie juridique standardisée, le manque de formation spécialisée pour les traducteurs et la faible structuration actuelle de la langue juridique amazighe.

Ces défis techniques se doublent d’enjeux institutionnels complexes. Rachid Tounfi, chercheur à l’IRCAM, plaide pour une approche qui dépasse la simple traduction : «Nous devons viser la production directe de textes juridiques en amazigh. Cela suppose de doter l’État de capacités linguistiques et juridiques durables». Cette vision ambitieuse nécessite une refonte profonde des processus de production normative, impliquant la formation de juristes capables de rédiger directement en amazigh.

L’héritage méconnu du droit coutumier amazigh

Une autre intervention importante lors de cette journée vient d’Ahmed Arahmouch, avocat au barreau de Rabat et président du Réseau amazigh pour la citoyenneté. Devant un auditoire captivé, il rappelle l’existence historique de systèmes juridiques amazighs sophistiqués : «Du XIe au XXe siècle, les communautés amazighes ont développé des corpus normatifs codifiés, couvrant des domaines aussi variés que la justice arbitrale, l’égalité successorale entre hommes et femmes, ou encore la protection de l’environnement».

Cette révélation bouscule les idées reçues et ouvre des perspectives inédites. Les Anflas (délégués tribaux) et les Tanfloust (conseils coutumiers) constituaient des institutions juridictionnelles élaborées, produisant un droit vivant adapté aux réalités locales. «Ce patrimoine normatif constitue une base légitime pour l’élaboration d’un droit amazigh positif contemporain», argumente l’avocat, suggérant que le Maroc pourrait s’inspirer de cette tradition juridique millénaire plutôt que de partir d’une page blanche.

Cette proposition trouve un écho favorable auprès d’Ahmed Boukouss, recteur de l’IRCAM, qui rappelle le rôle pionnier de son institution : «L’Institut offre son expertise et ses conseils pour les projets majeurs visant à activer le caractère officiel de la langue amazighe. Nous soutenons activement le développement des capacités des acteurs impliqués.» Toutefois, le recteur ne cache pas sa préoccupation face aux retards accumulés : «Les mesures prévues aux articles 9 et 10 de la loi organique, ainsi que le délai fixé par l’article 31, n’ont pas encore été pleinement mises en œuvre».

Une stratégie nationale en construction

Face à ces défis multidimensionnels, les participants convergent vers la nécessité d’une stratégie nationale cohérente et planifiée. Le secrétaire général du gouvernement esquisse les contours de cette approche : «Il nous faut adopter une méthodologie commune pour la publication des textes législatifs et réglementaires à caractère général en langue amazighe. C’est un travail collectif qui concerne tous les départements

ministériels».

Cette vision stratégique s’articule autour de plusieurs axes prioritaires. D’abord, la création d’un référentiel juridique amazigh unifié, projet phare mentionné dans les conventions signées. Ensuite, la mise en place de formations spécialisées pour constituer un vivier de traducteurs et de juristes compétents. Enfin, l’adoption de technologies innovantes pour accélérer le processus de traduction et garantir la cohérence terminologique. La ministre de la Transition numérique détaille les mécanismes de mise en œuvre : «Le Fonds de modernisation de l’administration publique, doté d’un milliard de dirhams à l’horizon 2025, soutiendra directement ces initiatives. Nous avons également mis en place une commission centrale de pilotage et des commissions thématiques spécialisées pour assurer le suivi opérationnel».

Les expériences internationales comme source d’inspiration

Plusieurs intervenants soulignent l’importance de s’inspirer des bonnes pratiques internationales en matière de multilinguisme juridique. Les exemples de l’Union européenne, avec ses 24 langues officielles, ou des Nations unies, démontrent la faisabilité technique d’un système juridique multilingue, à condition de disposer des ressources et de l’organisation adéquates. «Nous devons tirer les leçons de ces expériences tout en développant un modèle adapté à notre contexte national», suggère Karima Khaldoun, directrice du développement de l’utilisation de la langue amazighe au ministère. Elle évoque notamment la nécessité d’harmoniser les variantes amazighes tout en respectant leur diversité, défi spécifique au contexte marocain.

Des avancées concrètes malgré les obstacles

Malgré les défis évoqués, la journée d’étude a permis de mettre en lumière des réalisations tangibles. L’usage de l’amazigh dans les conférences de presse gouvernementales, la signalétique bilingue dans de nombreuses administrations, ou encore la traduction simultanée des débats parlementaires constituent autant de signes encourageants. «Ces avancées, aussi modestes soient-elles, démontrent que le changement est possible», affirme le secrétaire général du gouvernement. Il cite l’exemple de la publication prochaine de la version amazighe du guide d’élaboration des textes législatifs et réglementaires, première pierre d’un édifice juridique bilingue.

L’enjeu démocratique de l’accès au droit

Au-delà des aspects techniques et institutionnels, les participants soulignent unanimement l’enjeu démocratique fondamental que représente l’intégration de l’amazigh dans la législation. «Il s’agit de garantir à tous les citoyens marocains l’accès au droit dans une langue qu’ils comprennent et maîtrisent», rappelle la ministre Amal El Fallah Seghrouchni. Cette dimension citoyenne trouve une résonance particulière dans le contexte actuel de réformes législatives majeures. Avec la révision en cours du Code pénal, du Code de procédure civile et pénale, ou encore du Code de la famille, l’opportunité est unique d’intégrer dès l’origine la dimension amazighe dans ces textes fondamentaux.

Un horizon temporel contraignant mais mobilisateur

L’année 2034 apparaît à la fois proche et lointaine. Proche au regard de l’ampleur de la tâche, lointaine pour les militants qui attendent depuis des décennies la concrétisation de leurs revendications. Cette tension temporelle traverse l’ensemble des interventions, créant une dynamique d’urgence productive. «Nous devons être au rendez-vous fixé par la loi organique», martèle le secrétaire général du gouvernement. Cette détermination se traduit par des engagements concrets : calendriers de travail, indicateurs de suivi, mécanismes d’évaluation. Les conventions signées prévoient notamment des comités de suivi mixtes chargés de veiller à la mise en œuvre effective des engagements pris.

Vers un nouveau paradigme juridique

L’ambition affichée dépasse la simple traduction des textes existants. Il s’agit de repenser fondamentalement la production normative dans un contexte bilingue. Cela implique de nouvelles procédures, de nouveaux acteurs, de nouvelles compétences. «Nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme juridique», analyse Rachid Tounfi, voyant dans ce processus une opportunité de moderniser l’ensemble du système normatif marocain. Cette transformation systémique nécessite l’adhésion de l’ensemble des acteurs de la chaîne juridique : législateurs, administrateurs, magistrats, avocats, universitaires. La journée d’étude révèle à cet égard des disparités importantes dans les niveaux de préparation et d’engagement des différentes institutions.

Les conditions de la réussite

Au terme de cette journée riche en échanges, plusieurs conditions de réussite émergent des débats. D’abord, l’importance cruciale des moyens humains et financiers, avec la formation massive de professionnels compétents. Ensuite, l’indispensable adhésion sociale, qui passe par une communication efficace sur les enjeux et les bénéfices de cette transformation. Le recteur de l’IRCAM résume l’état d’esprit général : «Cette journée marque un tournant. Nous passons de la phase de reconnaissance symbolique à celle de l’institutionnalisation normative. C’est un défi historique que nous devons relever collectivement.» Contrairement aux craintes de certains sceptiques, l’intégration de l’amazigh dans la législation apparaît comme un facteur de modernisation plutôt que de complication. La nécessité de clarifier, simplifier et rendre accessible le droit pourrait bénéficier à l’ensemble du système juridique, y compris dans sa version arabophone. «En traduisant nos textes en amazigh, nous sommes obligés de les rendre plus clairs, plus accessibles. C’est une opportunité de simplification juridique», observe Hassan Akyoud. Cette dynamique vertueuse pourrait contribuer à rapprocher le droit des citoyens, objectif majeur de toute démocratie moderne. Dans cette perspective, l’amazigh n’est plus seulement une langue à préserver, mais un vecteur de citoyenneté et de modernité démocratique.
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