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Essaouira : le sable ensevelit de larges zones de la ville, le cri d’alarme des habitants

Essaouira, la cité inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, fait face à une invasion de sable sans précédent. Entre l’abandon des protections traditionnelles (tahrach) et l’inaction des autorités, habitants et artistes lancent un signal d’alarme.

Des «montagnes de sable» qui rendent inhabitables des maisons qui sont aujourd’hui abandonnées. Des galeries d’art murées par les dunes. Des vendeurs de l’ancestrale Bab Doukkala qui balaient sans relâche leurs étals. À Essaouira, le phénomène d’ensablement a franchi un seuil critique. La ville des vents, des alizés, étouffe sous une menace qui dépasse le simple désagrément pour devenir une crise existentielle.

Un patrimoine mondial sous les dunes «Les images révèlent avec force l’ampleur d’un phénomène qui ne cesse de s’aggraver», alerte El Mostafa Khalili, président de l’Association Place des artistes d’Essaouira. Cette place emblématique symbolise aujourd’hui la détresse de toute une ville. Ses galeries, «autrefois ouvertes et vivantes, se retrouvent aujourd’hui closes sous l’avancée inexorable des dunes».



Le constat de Latifa Boumzzough, habitant Essaouira de longue date, est encore plus saisissant. «Je vis chaque jour l’invasion des sables. Le phénomène s’est aggravé au point d’étouffer notre ville, jusqu’au cœur de la médina. Le sable atteint même les remparts». Elle décrit un quotidien devenu une lourde épreuve. L’ampleur du désastre se mesure en chiffres concrets. Sur les toits des maisons, l’accumulation est telle que chaque Ryad ou foyer doit employer «deux ou trois ouvriers, rien que pour ramasser, descendre et vider ce sable dans la rue», témoigne Latifa. Près de la Sqala, ce sont de véritables montagnes de sable qui se dressent, rendant inaccessibles des propriétés prisées par les touristes, les artistes, les visiteurs...

Le tournant fatal : quand la modernisation a ouvert la brèche

Comment en est-on arrivé là ? Les différents témoins que nous avons contactés convergent sur un moment charnière : la démolition d’un café qui faisait face à la mer, près de la Place des artistes. «Ses murs en verre formaient une barrière naturelle», explique Latifa avec précision. «À sa disparition, c’est comme si on avait ouvert une grande porte : le sable passe désormais librement de la plage vers la place, puis vers l’intérieur de la ville». Mais la vraie catastrophe réside dans l’abandon du «tahrach», cette méthode ancestrale de protection côtière. Latifa en garde un souvenir précis: «On mobilisait 60 à 70 ouvriers pendant un ou deux mois pour défendre toute la côte. On plantait des végétaux – palmiers et arbres – serrés les uns contre les autres, et on consolidait le tout avec des fils de fer ou des câbles». Cette barrière végétale, refaite chaque année ou après les tempêtes, protégeait efficacement la ville. «Cette pratique a cessé il y a des années, sans doute avant la Covid-19. Depuis, le sable avance». El Mostafa Khalili inscrit cette crise dans un contexte plus large : changements climatiques, érosion marine, disparition des ceintures végétales. «Ce n’est pas seulement un obstacle matériel, souligne-t-il, c’est une double menace. Environnementale d’abord, car elle met en évidence la vulnérabilité d’un écosystème côtier déjà fragilisé. Patrimoniale ensuite, car la Place des artistes n’est pas un espace ordinaire : elle est le cœur symbolique de la vie créative et culturelle d’Essaouira».

Des solutions existent, la volonté manque

Face à l’urgence, les propositions ne manquent pas. Latifa détaille un plan en trois volets : «D’abord, revenir au “tahrach”. C’est une urgence : replanter, remailler, refermer la côte pour stopper le flux au bon endroit. Ensuite, construire un mur près de la Place des artistes pour bloquer le sable à l’entrée. Il devrait faire 6, 7 ou 8 mètres.» Mais elle reste lucide : «Si le sable monte à 4, 5 ou 6 mètres, il finira par submerger la structure ; un mur seul ne suffira pas». La troisième solution est cruciale : «Faire appel aux ingénieurs. Nous ne sommes plus dans les années 1960, 70 ou 80. Il faut des solutions modernes, dimensionnées à l’ampleur du phénomène, sinon la ville finira noyée dans le sable». El Mostafa Khalili abonde dans ce sens : «Les interventions ponctuelles et répétitives de dégagement du sable ne suffisent plus. Une réponse durable et scientifique s’impose». Il plaide pour des «solutions écologiques et techniques : stabilisation par des ceintures végétales, aménagements d’ingénierie environnementale et, surtout, une mobilisation concertée des autorités locales, des acteurs de la société civile et des artistes». L’étrange ballet des initiatives sans suite

Le paradoxe est cruel : les alertes se multiplient, mais l’action tarde. «Des lettres partent vers les autorités et au Conseil municipal», relate Latifa. «Récemment, le président de l’association, Mustafa Khalili, a écrit à M. le gouverneur. Le maire a tenu une réunion pour débattre du sujet». Pourtant, le constat reste amer : «Malgré tout cela, je ne vois pas d’interaction efficace à la hauteur de la gravité du problème», déplore l’habitante. «J’attends un plan clair : refermer la brèche ouverte sur le front de mer, relancer le “tahrach” avec une main-d’œuvre suffisante, et déployer une ingénierie côtière sérieuse». Les mots de M. Khalili résonnent comme un ultimatum : «Protéger la Place des artistes, c’est protéger l’âme d’Essaouira. C’est garantir que les générations futures puissent retrouver un espace vivant où l’art dialogue avec la nature, dans une harmonie qui fait l’authenticité et le rayonnement de la ville». Latifa, elle, parle avec désolation : «Je ne veux pas d’effets d’annonce : je veux revoir la côte protégée, la Place des artistes respirer, la médina libérée de ces dunes qui s’invitent chez nous. Si nous n’agissons pas maintenant, le sable ne se contentera pas d’encercler Essaouira, il l’avalera».

Entre patrimoine mondial et réalité locale, la ville d’Essaouira, qui a «résisté pendant des siècles aux vents et aux courants», saura-t-elle mobiliser les énergies nécessaires pour ne pas disparaître sous les sables ?
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