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Répression des contenus indécents sur les réseaux sociaux : un nouveau chapitre dans la lutte contre les dérives

Le Maroc a récemment connu une vague d’arrestations visant des influenceurs auteurs de contenus indécents, signe que le temps de l’impunité est terminé sur les réseaux sociaux. Redoutant de subir le même sort, de nombreux pseudo créateurs de contenus, pourtant très suivis, ont disparu des écrans. Largement saluée par les citoyens, lassés d’assister à la dégradation progressive de la scène digitale, cette fermeté judiciaire soulève une question essentielle : la sanction peut-elle, à elle seule, encadrer un univers numérique qui façonne désormais les repères et les comportements de toute une société ? Au-delà des interpellations, c’est tout un chantier d’accompagnement, d’éducation et de régulation qu’il reste à consolider.

image générée par ia
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Les récentes interventions du Ministère public, déclenchées à la suite de plaintes émanant de la société civile, ont ravivé l’espoir d’un assainissement des contenus circulant sur les réseaux sociaux, après une longue période où certains créateurs prospéraient dans une zone grise où le buzz dictait ses propres règles.

Des vidéos à caractère diffamatoire, à connotation sexuelle ou parfois liées à l’exploitation de mineurs circulaient sans véritable frein, alimentant une économie du choc et de la provocation. Les millions de vues engrangées faisaient de ces profils des repères problématiques pour une jeunesse en quête de modèles. Puis la récente série d’arrestations menée par le parquet a soudain brisé l’illusion d’impunité. Du jour au lendemain, des dizaines « d’influenceurs », jusque-là jamais inquiétés par la justice, ont disparu des écrans, supprimé leurs vidéos ou réadapté leurs contenus, redoutant de subir le même sort. Dans les flux quotidiens, le changement est déjà perceptible, et une large partie des utilisateurs salue cette reprise en main.

Cet épisode met fin à la croyance selon laquelle les réseaux sociaux constitueraient un espace où tout serait permis au nom de la liberté d’expression. L’avocate Kawtar Frikech rappelle que « la liberté d’expression est garantie par la Constitution marocaine » mais que cette liberté se dissout dès lors que des contenus « portent atteinte à la dignité » ou incitent « à commettre une infraction ». Elle souligne que la loi encadre strictement les atteintes à la morale publique, l’incitation à la prostitution ou l’exposition de mineurs dans des situations attentatoires à leurs droits. Les textes permettent ainsi au parquet d’engager l’action pénale même en l’absence de plainte lorsqu’un contenu menace la santé ou la sécurité publiques. C’est tout l’enjeu de l’autosaisine que l’avocate estime indispensable car « agir rapidement empêche des créateurs problématiques de construire une audience massive » avec un pouvoir d’influence direct sur les plus jeunes. Le phénomène reste préoccupant puisque, même après les arrestations, les vidéos des mis en cause continuent de circuler, partagées par « un public fidèle », maintenant leur trace sur les fils d’actualité des adolescents.

Sur le plan psychosocial, le psychologue Fouad Yaakoubi rappelle que cette disparition rapide ne relève pas d’une prise de conscience morale. Elle s’explique par « un effet de dissuasion sociale » engendré par les arrestations. La peur devient le moteur principal du retrait, parce que TikTok est désormais perçu comme un espace où la loi veille. Les créateurs s’engagent alors dans un « processus de réévaluation de soi » face à la perspective d’exposer leur nom, leur famille et leur avenir à une « menace pour l’identité sociale ». Dans ce cas, « ce retrait n’est pas un choix moral mais un réflexe d’autoprotection », insiste Yaakoubi.

Si ces contenus se sont installés aussi durablement, c’est parce qu’ils ont su exploiter les attentes d’une époque avide de réactions rapides. L’expert décrit « une économie de la gratification instantanée » où le rire facile, le choc ou l’indécence deviennent les voies les plus rapides vers l’approbation collective. Le public veut être diverti rapidement, le créateur fournit ce qui fonctionne et l’algorithme récompense ce qui génère une émotion immédiate, sans distinguer ce qui élève de ce qui appauvrit. Dans ce cercle qui s’auto-alimente, les contenus les plus pauvres deviennent les plus rentables car ils sollicitent l’instinct plus que la réflexion. Un paradoxe s’installe et s’amplifie puisque « beaucoup prétendent ne pas aimer ce qu’ils regardent » alors qu’une hypocrisie sociale se développe. « On condamne avec force ce que l’on consomme en privé, jusqu’à ce que la visibilité usurpe la légitimité et que le vacarme devienne la seule mesure du succès ».

Le plus dangereux pour la jeunesse tient à l’illusion que ces chercheurs de buzz peuvent donner. Ils laissent croire qu’il est possible de réussir sans effort ni apprentissage, vidant de son sens l’école, le travail et la patience. Le psychologue affirme que « la culture express remplace une culture plus profonde qui demande du temps et construit l’avenir ». Une conséquence directe de l’influence grandissante de ces personnalités sur l’imaginaire des adolescents.

Si rien ne vient corriger cette trajectoire, Yaakoubi redoute un avenir où le Maroc s’installe, d’ici 2030, dans une dépendance numérique affaiblissant le sens critique et aggravant les fractures intergénérationnelles. Il ne s’agit pas d’une menace théorique mais d’un changement concret dans la manière de penser et de se projeter. Mais, « Rien n’est déterminé » rappelle-t-il, à condition que la société reconstruise des repères éducatifs solides, capables de redonner à la culture, à l’effort et à la réflexion la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre. « Une société choisit ce qu’elle valorise et façonne ainsi ce que deviennent ses enfants, parce que la jeunesse marocaine mérite que l’on exige d’elle l’ambition plutôt que la facilité », insiste l’expert.

Pour l’avocate Kawtar Frikech, les sanctions récentes ne peuvent constituer qu’un début si l’on ignore un obstacle majeur. Elle pointe « la charge de travail immense » du ministère public, qui empêche « d’activer l’autosaisine chaque fois que cela s’impose ». Certains créateurs parviennent ainsi « à émerger, à gagner un public et à consolider leur influence » avant que la loi n’intervienne. Elle appelle à la création de « cellules de veille spécialisées » à l'interne du ministère capables de surveiller en continu les réseaux sociaux et de réagir dès que la limite est franchie. « Une action précoce empêche les dérives de devenir un modèle rentable, car sanctionner trop tard revient souvent à renforcer ceux que l’on voulait freiner », souligne-t-elle.

Encadrer l’influence, pas seulement la sanctionner

Ce calme n’est pas un simple répit mais un moment charnière pour redéfinir ce que les jeunes veulent pour leur avenir. Derrière cette pause apparente, ceux qui façonnent aujourd’hui leurs repères continuent d’exercer une influence massive. Les créateurs de contenu occupent désormais une place centrale dans la culture du pays. Ils influencent la façon dont une génération rêve, dont elle parle, dont elle perçoit le Maroc et se perçoit elle-même. Ils peuvent contribuer à élever une jeunesse ou, au contraire, la tirer vers le vide et la facilité. Leur pouvoir symbolique est devenu trop important pour être ignoré.

Cette réalité oblige à sortir d’une vision punitive et réductrice du phénomène, car l’influence est désormais un métier, une économie et un secteur créatif structurant. La réponse ne peut donc pas se limiter à sanctionner ceux qui dérapent, ni à regarder les créateurs comme un problème social. Elle doit aussi s’appuyer sur ceux qui travaillent avec professionnalisme et responsabilité, et leur offrir un cadre qui reconnaît leur rôle dans le récit national.

D’autres pays ont déjà compris cet enjeu. Aux Émirats arabes unis, le One Billion Summit accompagne les créateurs arabes pour produire des contenus ambitieux sans sacrifier la qualité à la course à la viralité. À Riyad, les Joy Awards mettent à l’honneur ceux qui inspirent et valorisent leur culture par leur créativité. Là-bas, ce n’est pas le buzz qui dicte le visage de la société, mais une influence assumée comme un véritable pilier du soft power.

Le Maroc ne peut donc pas seulement éteindre les incendies, il doit aussi allumer les bonnes lumières. Encourager ceux qui créent avec respect, qui montrent un pays fier de ses valeurs et qui prouvent qu’il est possible de réussir sans transgresser la pudeur ni défier la loi, c’est déjà préparer l’avenir. Car ce qui se joue sur les écrans dépasse le simple divertissement, c’est l’image qu’une société accepte de donner d’elle-même et l’ambition qu’elle choisit, ou refuse, d’offrir à ses enfants.
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