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Quand les réseaux sociaux prescrivent des médicaments : l’automédication 2.0 inquiète les professionnels de santé

Certaines recommandations de médicaments circulant sur les réseaux sociaux entraînent un engouement croissant dans les pharmacies. Les professionnels de santé alertent sur les risques liés à l’automédication et aux conseils non encadrés, qui peuvent provoquer effets secondaires, retards de diagnostic et complications collectives. Ce phénomène met en lumière la nécessité d’un suivi professionnel rigoureux et d’une sensibilisation accrue du public face à la viralité de ces pratiques.

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Des conseils pour la maison aux astuces beauté, les réseaux sociaux occupent une place grandissante dans la vie quotidienne. Leur influence, longtemps cantonnée aux domaines du style et du bien-être, s’étend désormais à celui de la santé. Sur TikTok, Instagram ou Facebook, des utilisateurs ordinaires, mais aussi des influenceurs suivis par des milliers d’abonnés, recommandent des médicaments ou des pommades qu’ils affirment avoir «testés et approuvés», suscitant parfois un engouement massif dans les pharmacies.

«Une patiente est venue me demander un médicament bien précis. Quand je lui ai dit qu’il était en rupture de stock, elle m’a simplement répondu : c’est normal, tout le monde en parle sur les réseaux», raconte une pharmacienne à Casablanca. «Ce genre de situation devient fréquent. Les gens font davantage confiance à ce qu’ils voient en ligne qu’aux conseils de professionnels. C’est préoccupant, car ils ne réalisent pas que ces publications ne reposent sur aucune base médicale».

De nombreuses officines observent aujourd’hui le même phénomène : des produits jusque-là peu demandés deviennent soudain introuvables, portés par des vidéos virales ou des témoignages d’influenceurs affirmant avoir «trouvé la solution miracle». Certains utilisent ces médicaments à des fins esthétiques ou détournées, sans connaître leurs véritables indications ni leurs risques potentiels.



Automédication et viralité :

un danger doublePour le Dr Tayeb Hamdi, médecin chercheur en politiques et systèmes de santé, le phénomène de promotion des médicaments sur les réseaux sociaux est non seulement dangereux, mais aussi contraire à la loi. Pour le médecin, «le médicament ne doit jamais faire partie du spectre du shopping». «La publicité des médicaments au grand public est d’ailleurs strictement interdite au Maroc, et la vente est réservée aux pharmacies physiques. Les pharmacies virtuelles ne sont pas encore reconnues par la législation marocaine. Toute tentative de vendre ou de promouvoir des médicaments sur Internet relève donc de la pratique illégale de la médecine».

Au-delà de l’illégalité, cette pratique participe à une banalisation inquiétante de la santé. Le Dr Hamdi insiste sur la nécessité de renforcer la sensibilisation.

Le spécialiste distingue ainsi deux catégories : les médicaments de prescription, qui nécessitent une ordonnance, et les médicaments de conseil, pouvant être délivrés directement par le pharmacien. Mais dans les deux cas, souligne-t-il, il s’agit bien de médicaments, c’est-à-dire de substances chimiques ayant fait l’objet d’un long processus scientifique avant d’obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM). «Avant de prendre n’importe quel médicament, le conseil pharmaceutique reste indispensable : le pharmacien interroge le patient sur sa santé, ses traitements ou d’éventuelles pathologies avant toute délivrance. Ces précautions essentielles sont absentes sur les plateformes sociales, où des personnes sans formation médicale se permettent de donner des conseils en santé. Il faut savoir qu’un médicament passe par des années de recherche, des essais cliniques rigoureux et des procédures coûteuses qui peuvent atteindre un milliard de dollars», précise-t-il. Et d’ajouter : «Cette problématique ne concerne pas uniquement les médicaments, mais aussi les compléments alimentaires. Même si ces derniers ne sont pas soumis aux mêmes exigences réglementaires que les médicaments et nécessitent seulement une autorisation du ministère de la Santé attestant qu’ils ne contiennent pas de substances toxiques, ils ne devraient pas faire l’objet de recommandations ou de publicités sur les réseaux sociaux», avertit le Dr Tayeb Hamdi.

Un risque sanitaire et une dérive sociale

Le Dr Hamdi déplore ainsi une véritable usurpation de fonction : «Quand quelqu’un donne des conseils en ligne, il joue à la fois le rôle du médecin et du pharmacien. Il établit un diagnostic sans examen, recommande un traitement sans suivi et met en danger des personnes dont il ignore l’état de santé».

Selon lui, si ces vidéos rencontrent un tel succès, c’est aussi parce que certains citoyens, faute de moyens ou de couverture médicale suffisante, cherchent des «solutions miracles» plus accessibles que les soins classiques. «Quand les gens n’ont pas confiance dans le système de santé ou n’ont pas les ressources nécessaires, ils se tournent vers des promesses rapides et peu coûteuses».

Le danger, avertit-il, est double : individuel et collectif. En plus du mésusage du médicament – automédication, retard de diagnostic, effets indésirables –, ces pratiques peuvent favoriser des phénomènes graves comme l’antibiorésistance, véritable menace mondiale pour la santé publique. «Une infection mal traitée après un “conseil” sur les réseaux peut se propager et devenir un problème collectif. C’est une atteinte à la santé individuelle, à la santé publique et même à l’économie des familles, qui dépensent pour des traitements inefficaces».

Pour le médecin chercheur, la situation exige une réaction ferme : «Il faut certes renforcer la loi, mais surtout sensibiliser. Car au-delà du cadre juridique, c’est la perception même de la santé qu’il faut protéger. Ces publicités ne banalisent pas seulement les médicaments ; elles banalisent l’idée même du soin. Et cela, c’est contraire à l’éthique, à la logique et au bon sens».

Un constat de terrain

Un constat partagé par Abderrahim Derraji, docteur en pharmacie et fondateur du site «Pharmacie.ma». Selon lui, plusieurs types de produits sont particulièrement concernés par ces «promotions». «Les médicaments pour dysfonctionnement érectile, de nombreux anti-inflammatoires et anti-spasmodiques, les traitements contre la chute de cheveux, les compléments alimentaires, ainsi que les crèmes et pommades corticoïdes. Dans ma pharmacie, nous évitons au maximum les crèmes corticoïdes, car elles créent une forme d’addiction : la patiente est obligée de continuer à les utiliser. Les anti-inflammatoires, eux, ne sont pas anodins».Il explique que cette promotion est souvent le fait de personnes qui ont expérimenté un traitement et estiment légitime de le recommander : «Ces gens pensent que parce que ça a marché pour eux, cela fonctionnera pour tout le monde. Or ce médicament a peut-être été prescrit correctement par un médecin ou conseillé par un pharmacien, mais pour un autre patient – une femme enceinte, une personne âgée, ou quelqu’un avec une biologie différente –, cela peut ne pas fonctionner, voire être dangereux».

Pour le spécialiste, il faut faire la distinction entre promotion légitime et manipulation commerciale. Une promotion est légitime lorsqu’elle respecte le cadre réglementaire fixé par le ministère de la Santé. «Toute publicité diffusée en dehors de ce cadre représente un risque pour la santé publique. En revanche, des capsules de sensibilisation ou des contenus promouvant le bon usage des médicaments, produits ou supervisés par des professionnels de santé, peuvent être très utiles pour informer le public et améliorer la prévention, notamment dans le cas des maladies chroniques».

Prévenir plutôt que guérir

Dr Abderrahim Derraji estime, enfin, que les autorités doivent renforcer l’encadrement. «La réglementation existe déjà, mais elle doit être appliquée avec rigueur. Tant qu’aucune sanction n’est prise, les comportements déviants continueront de prospérer sur les réseaux sociaux. Il serait utile de mettre à jour les textes existants pour mieux encadrer la publicité numérique et de créer un système de veille chargé d’identifier les contenus dangereux, qui pourraient ensuite être supprimés et faire l’objet de poursuites si nécessaire. Rien ne remplace non plus un travail de sensibilisation dès l’école pour apprendre aux citoyens à faire preuve d’esprit critique face aux informations circulant sur les réseaux sociaux».

Questions au docteur en pharmacie et fondateur du site «Pharmacie.ma»

Abderrahim Derraji : «De nombreux patients viennent, aujourd’hui, avec des listes de médicaments repérés sur les réseaux sociaux»

Comment percevez-vous la multiplication des publicités pour les médicaments, notamment sur les réseaux sociaux ?

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Dans un pays où l’adage «Sale lamjareb, la tssal atbib» reste profondément ancré, beaucoup de Marocains continuent à se fier à l’expérience de leurs proches pour choisir un traitement. Avec l’essor des réseaux sociaux, cette tendance s’est amplifiée : de nombreuses personnes essayent désormais des traitements recommandés par des influenceurs ou internautes qui ne sont pas toujours des professionnels de santé.

Certains de ces contenus promeuvent même des médicaments soumis à prescription obligatoire ou des produits de conseil potentiellement dangereux – notamment pour les femmes enceintes, les patients polymédiqués ou atteints de maladies chroniques.

Il faut rappeler que la loi 17-04, portant Code du médicament et de la pharmacie, impose un visa préalable pour toute publicité pharmaceutique.

La publicité pour les médicaments est un sujet sensible. Celle-ci ne doit jamais encourager la surconsommation. Prenons l’exemple de l’aspirine, dont l’usage est banalisé. Ce médicament peut pourtant mettre en danger la vie d’un patient sous anticoagulant si son médecin n’a pas évalué le rapport bénéfice/risque. De même, le paracétamol, largement consommé, peut devenir hautement hépatotoxique au-delà de 3 g par jour chez l’adulte. Chaque délivrance doit donc s’accompagner de précautions et de conseils adaptés.

On peut, également, citer les vidéos antivaccins qui ont largement nui à la couverture vaccinale depuis la pandémie, alors que la vaccination sauve chaque jour des milliers de vies. Plus de 120 enfants non vaccinés ont ainsi perdu la vie au Maroc récemment.

Voyez-vous souvent des clients qui réclament un médicament précis parce qu’ils l’ont vu dans une publicité ou sur Internet ?

Oui, c’est devenu fréquent. De nombreux patients viennent aujourd’hui avec des listes de médicaments repérés sur les réseaux sociaux, parfois accompagnées de vidéos d’influenceurs. Certains produits peuvent convenir, à condition d’être utilisés avec discernement et sur conseil pharmaceutique. Mais d’autres peuvent présenter des risques. Il arrive également que les patients demandent des compléments alimentaires peu efficaces, très coûteux, ou même des médicaments non commercialisés au Maroc, promus par des influenceurs étrangers.

Quelle est votre marge de manœuvre en tant que professionnel pour conseiller ou réorienter ces clients ?

Tous les patients ne réagissent pas de la même manière. Certains restent prudents et consultent leur médecin avant toute prise de médicament. D’autres se renseignent sérieusement sur Internet et maîtrisent bien leur pathologie. Mais il existe aussi des patients désespérés ou crédules, qui abandonnent un traitement éprouvé pour un produit dangereux. Nous faisons de notre mieux pour les sensibiliser, mais il est difficile d’obtenir un résultat positif avec tous. Le dialogue et la pédagogie restent essentiels.

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