Le Matin: Le budget de l’éducation augmente en 2026: selon vous, quels investissements doivent être prioritaires pour éviter la dispersion et obtenir un impact réel sur les apprentissages ?
Abdennasser Naji: Nous sommes en phase de réforme cruciale de l’éducation qui ne nécessite pas seulement une augmentation soutenue du budget, mais surtout de savoir le dépenser au mieux des attentes de toute une nation, dont la résultante est la qualité des apprentissages. Ce retour sur investissement inestimable ne peut se concrétiser qu’en privilégiant quatre priorités incontournables.
En premier lieu, investir dans l’humain avant le matériel, car rien ne se fera sans des ressources humaines bien formées et mieux valorisées. Les cadres pédagogiques et administratifs doivent se sentir à l’aise dans l’exercice de leurs métiers. En deuxième lieu, bien bâtir les fondations du système éducatif, qui sont le préscolaire et le primaire, à travers des curricula construits sur des profils de l’apprenant bien établis, des méthodes pédagogiques maîtrisées et des évaluations fiables. En troisième lieu, différencier l’investissement en donnant plus à ceux qui ont moins afin de réduire les disparités territoriales, compenser les désavantages sociaux et combattre à la source le décrochage scolaire. Enfin, adopter une gouvernance systémique combinant une autonomie accrue des établissements scolaires et un système d’évaluation robuste qui permet d’évaluer non seulement les élèves, mais aussi l’efficacité des réformes en temps réel.
Le piège à éviter, à cinq ans de l’échéance de la Vision stratégique 2030, c’est de considérer l’école publique comme une usine à produire des élèves «moyens» capables de tâches d’exécution. Elle ratera de la sorte sa mission de former l’élite intellectuelle et technique dont le pays a besoin pour son développement économique. Cela risque d’accélérer encore plus la fuite des élites vers le secteur privé, créant une école à deux vitesses. Dans une telle optique, le budget alloué à l’école publique, aussi conséquent soit-il, n’aura pas l’impact escompté sur le développement durable de notre pays, car le système public perdra sa fonction d’ascenseur social pour les élites issues de milieux modestes.
Comment garantir que ce budget soit utilisé intelligemment, avec des résultats mesurables, plutôt que dilué dans des dépenses qui ne changent rien pour les élèves ?
Il faut simplement passer d’une logique de moyens à une logique de résultats, mais au préalable il est crucial de bien définir ces résultats en rapport avec les priorités que nous avons évoquées précédemment. Sinon, le risque sera grand d’engloutir le budget par la bureaucratie ou des dispositifs bidon. Pour éviter ce terrible sort, il serait nécessaire d’allouer le budget sur la base de contrats de performance, pratique qui est désormais appliquée au sein du ministère de l’Éducation. Il faut aussi confier les évaluations du système éducatif, avec toutes ses composantes, à une instance indépendante, qui doit se référer dans son travail à un cadre référentiel de la qualité comme stipulé dans la Loi-Cadre 51.17. Il faut, enfin, investir dans le pédagogique en créant des lignes budgétaires spécifiques pour les filières d’excellence, en finançant la différenciation pédagogique vers le haut, pas seulement vers le bas, et en liant la prime enseignante à la valeur ajoutée réelle, car l’actuelle prime liée aux écoles pionnières risque de devenir une rente si elle est donnée à tout le monde une fois le label obtenu.
Former des enseignants capables de penser, d’innover et de s’adapter: qu’est-ce qui doit changer dans leur formation pour y parvenir réellement ?
Il y a d’abord une critique fondamentale à faire sur la philosophie même du projet des écoles pionnières, qui prône la mécanisation du métier d’enseignant. En fournissant des fiches de cours scriptées, on transforme l’enseignant en technicien qui applique un protocole strict plutôt qu’en un professionnel qui conçoit et adapte. À long terme, si l’enseignant n’a plus à construire sa séquence pédagogique, il perd sa capacité d’ingénierie. On gagne peut-être en homogénéité à court terme, mais on appauvrit le capital humain enseignant à long terme.
Pour passer d’un enseignant «technicien» à un enseignant «ingénieur», la formation initiale et continue doit subir une révolution copernicienne. Il ne s’agit pas d’ajouter des modules théoriques, mais de changer la nature même de l’apprentissage professionnel. Voici les quatre ruptures nécessaires pour sortir de la «mécanisation»:
1. Introduire massivement l’épistémologie des disciplines et la science de l’apprentissage. Si l’enseignant comprend le mécanisme cognitif de l’erreur, il peut inventer une remédiation. S’il ne connaît que la procédure, il est bloqué dès que l’élève ne réagit pas comme prévu.
2. Instituer des groupes d’analyse de pratiques professionnelles pour développer la posture réflexive chez l’enseignant, qui apprend ainsi à s’auto-évaluer et à réguler son action en temps réel, en suivant une formation plus clinique que normative.
3. Les formateurs doivent mettre les futurs enseignants en situation de recherche, de projet, de débat et de résolution de problèmes. Car on ne peut pas former des enseignants à la pédagogie active en leur faisant des cours magistraux.4. Intégrer la recherche-action dès la formation initiale en instituant le mémoire de fin d’études, qui ne doit pas être une compilation théorique, mais une expérimentation de terrain. Cela transformera l’enseignant en producteur de savoirs pédagogiques et non plus en simple consommateur de directives ministérielles.
Jusqu’où un enseignant peut-il exercer sa liberté pédagogique sans nuire à la cohérence nationale ? Et à quel moment l’uniformité devient-elle un frein au métier ?
C’est le point de bascule exact entre le concept de mécanisation et celui de professionnalisation. Pour résoudre cette tension, il faut opérer une distinction chirurgicale entre les fins et les moyens. La liberté pédagogique n’est pas une licence pour enseigner n’importe quoi. La cohérence nationale est le garant de l’équité et de la qualité. Ce qui doit rester uniforme et non négociable, ce sont les fins de l’éducation, qui doivent être transcrites dans des cadres de référence nationaux. Notamment, le curriculum, qui doit définir les résultats d’apprentissage reflétant les aspirations de la nation et ses valeurs, ainsi que l’évaluation certificative matérialisée par les examens nationaux, qui doivent être les mêmes pour garantir l’égalité des chances. Les moyens doivent rester le domaine réservé de l’enseignant. C’est là où il peut exercer sa liberté pédagogique, signe indélébile de sa professionnalisation. L’État fixe la destination, l’enseignant choisit l’itinéraire en fonction de ses «passagers», qui ne sont autres que les apprenants. L’enseignant doit rester l’expert capable de juger quelle méthode pédagogique fonctionne le mieux avec un élève spécifique à un moment précis. En d’autres termes, la liberté pédagogique est synonyme du pouvoir discrétionnaire de l’expert, qui, à l’instar d’un chirurgien, suit les protocoles généraux prouvés par la science, mais adapte sa dextérité à l’anatomie spécifique du patient.
L’uniformité devient un frein lorsqu’elle bascule vers la «mécanisation» ou le taylorisme éducatif. C’est malheureusement le cas lorsque l’outil devient une fin en soi, et que l’enseignant est évalué sur sa conformité à l’utilisation d’une méthode spécifique plutôt que sur les progrès des élèves. Cela empêche l’enseignant de réagir à l’imprévu et le pousse à se désengager intellectuellement, au risque de mener à l’usure professionnelle.
L’enseignant «professionnel» est celui qui maîtrise le cadre de référence qui reflète la Vision de l’État, mais qui revendique la souveraineté sur le cadre opératoire qui traduit sa vision de la pédagogie.
Le pilotage éducatif repose encore largement sur le contrôle. Quels dispositifs permettraient d’installer une vraie culture de confiance et de collaboration dans les établissements ?
Pour passer d’une logique de contrôle, caractéristique de la mécanisation, à une logique de responsabilité partagée, caractéristique de la professionnalisation, il ne suffit pas de décréter la confiance. Il faut créer des structures organisationnelles qui la rendent inévitable. On peut instaurer des communautés d’apprentissage professionnelles où les enseignants se réunissent non pas pour gérer l’administratif, mais pour analyser les résultats des élèves et concevoir des solutions ensemble. On peut aussi adopter l’observation par les pairs, qui donne naissance à un feed-back descriptif et bienveillant, sans jugement hiérarchique, tout en ouvrant la «boîte noire» de la classe à l’échange professionnel entre les enseignants. On peut également passer au pilotage par les résultats en faisant du projet d’établissement un contrat d’objectifs élaboré conjointement par toutes les parties prenantes de l’école, en concertation avec les autorités de tutelle. On peut, enfin, instaurer le leadership distribué pour valoriser les rôles intermédiaires, qui consiste à ce que les enseignants experts prennent en charge l’accompagnement pédagogique de leurs collègues débutants.
Si vous deviez résumer l’école idéale de 2030 en une seule phrase, laquelle serait-elle ? Et quel serait le danger majeur à éviter ?
Nous risquons de nous diriger vers une sorte de «Prolétarisation technocratique» qui consiste à utiliser l’intelligence artificielle (IA) et les données probantes pour créer une pédagogie en kit, transformant l’enseignant en simple opérateur de terminal. Le danger est de créer un système tellement parfait sur le plan procédural qu’il n’a plus besoin d’enseignants cultivés et réflexifs, mais seulement d’exécutants dociles qui suivent un script optimisé. Cela reviendrait à réussir la «mécanisation» totale, mais à échouer l’éducation, car on aura oublié que celle-ci est un rythme biologique et social, pas une cadence industrielle. À l’opposé, nous devons changer de cap vers une école nouvelle, dont les contours sont d’ailleurs clairement décrits dans la Vision stratégique 2030. Voici la phrase qui traduit bien ma vision de cette école: «Une organisation apprenante où la rigueur scientifique sert de boussole pour éclairer le jugement de l’enseignant, et non de rail pour contraindre son action, rétablissant ainsi la primauté de l’humain sur la procédure».
