Grâce au soutien de l’association Insaf, qui joue un rôle clé dans la région sous-équipée, nous avons pu pénétrer cet univers pour le découvrir de l’intérieur. Les discussions qu’on a pu avoir avec les familles ont été fort instructives et nous ont aidés à vivre avec elles leur quotidien. Parmi les nombreux témoignages recueillis, celui de Aïcha, une femme divorcée et mère de cinq enfants, illustre parfaitement cette lutte quotidienne contre la misère et la précarité. Avec un bébé sur les bras, elle fait la manche près d’une mosquée ou à la sortie d’une boulangerie. Ses autres enfants, silencieux, restent près d’elle. Ils ne la lâchent pas d’une semelle. Plus que leurs vêtements déguenillés, ce qui interpelle le plus ce sont leurs regards : dans leurs yeux, on lit la lassitude, la frustration et l’innocence brisée par la dureté de la vie. Lorsqu’on interroge la mère sur la condition de ses enfants et s’il n’aurait pas été plus approprié de leur épargner l’affront de les exposer dans cet état, elle murmure honteusement comme pour se justifier : «Je n’ai pas le choix. Mon mari nous a abandonnés. On doit se débrouiller pour vivre. Mes enfants doivent rester près de moi. Je ne peux pas les laisser seuls !»
Ce vécu amer où la dignité des plus jeunes est bafouée sans ménagement, c’est le lot quotidien d’autres familles. Fatima Zahra, mère célibataire, mais devant s’occuper d’une smala de 7 gamins , livre un récit encore plus poignant. «Personne ne veut de moi, même pas ma propre famille. Si je ne mendie pas, on n’aura rien à manger», confie-t-elle, la voix brisée, les mains serrant un foulard élimé. Malgré ses efforts pour cacher sa douleur, ses larmes finissent par couler». Mais cette quarantenaire meurtrie n’est pas pour autant au bout de ses peine. Elle vient d’apprendre qu’elle était enceinte de son huitième enfant.
Sans préjuger de l’avenir, il s’agit probablement du projet d’un mendiant. Car il faut le reconnaître, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et c’est ainsi que le cercle vicieux de ce phénomène se perpétue, à Médiouna comme ailleurs. Une chose demeure certaine : les enfants sont les premières victimes de ce phénomène que les parents, intentionnellement ou pas, contribuent à amplifier.
Les parents, coupables ou victimes ?
L’exploitation des enfants dans la mendicité est phénomène préoccupant qui interpelle la société. Certes le phénomène peut revêtit un caractère criminel. C’est le cas des enfants exploités par des réseaux mafieux qui enlèvent des enfants ou les louent à leurs parents complices. Mais ce cas de figure n’est pas l’objet de notre enquête. Cette dernière s’intéresse aux enfants exploités par leurs propres parents dans cette activité aussi bien illégale qu’immorale.Mais en l’absence d’études approfondies sur ce phénomène, les observateurs sociaux contactés par nos soins notent une résurgence du phénomène particulièrement au cours de l’année écoulée. Comment expliquer alors cette tendance ? Youssef Chaouki, chef de projet au sein de l’association Insaf, avance une explication plutôt inattendue. Selon lui, la perte de confiance des citoyens envers les mendiants serait à l’origine de l’exploitation accrue des enfants. Cette méfiance alimentée en partie par des campagnes médiatiques et des émissions TV qui dépeignent les mendiants comme des escrocs qui s’enrichissent à travers cette activité. Et pour susciter la compassion et la pitié des gens, ajoute-t-il, de nombreux mendiants n’hésitent plus à mettre en avant des enfants en piteux état. Les témoignages recueillis corroborent cette idée. «Les gens estiment qu’on est des escrocs, mais ils s’arrêtent plus volontiers pour nous aider lorsqu’ils voient qu’on a un enfant sur les bras», confie un mendiant au cimetière El Ghofrane. Cette explication est également appuyée par les réactions des Casablancais interrogés dans le cadre d’un micro-trottoir réalisé par l’équipe de «Lkessa ou Mafiha». Convaincus que les mendiants ne sont pas dans le besoin, de plus en plus de gens rechignent à les aider. Mieux encore, ils estiment qu’il faudrait sauver les enfants exploités par leurs parents du destin tragique qui les attend à l’avenir.
Un phénomène, plusieurs facteurs
Au-delà de la précarité, l’enquête a révélé plusieurs facteurs qui amplifient ce phénomène inquiétant. On peut citer notamment :• L’ignorance : de nombreux mendiants, souvent en situation de grande vulnérabilité, ignorent ou au mieux sous-estiment les conséquences graves de cette pratique pour eux-mêmes et leurs enfants.
• L’augmentation des mères célibataires : ces femmes, souvent isolées et sans soutien familial ou social, doivent assumer la prise en charge de leurs enfants. Cette responsabilité accablante les contraint souvent à la mendicité faute d’alternative.
• Le divorce et l’absence du père : de nombreuses familles se trouvent privées du rôle du père après une séparation. Parfois un père en chômage ou inapte physiquement pousse la maman à s’adonner à la mendicité en exploitant sa progéniture.
D’après Youssef Chaouki, ces facteurs, et bien d’autres, contribuent à une détérioration constante de la situation. Il évoque à cet égard la région de Médiouna qu’il connaît bien. Les enfants commencent à mendier dès leur naissance, souvent accompagnés de leur mère ou d’autres adultes, car plus ils sont jeunes, plus ils attirent l’attention et deviennent «rentables». En grandissant, ils deviennent chiffonniers, s’adonnent à la collecte de déchets et, à l’adolescence, ils sombrent dans la drogue ou la criminalité, ce qui pourrait conduire en prison. Une fois libérés, la plupart retournent à la mendicité, faute de perspectives, et certains perpétuent ce cycle en exploitant à leur tour leurs propres enfants. Cette situation alarmante exige une mobilisation urgente pour briser cette chaîne de précarité et offrir à ces populations un avenir meilleur.
Des conséquences physiques lourdes, mais des séquelles psychologiques encore plus dévastatrices
Les enfants exploités dans la mendicité par leurs parents vivent en marge de la société. Privés de la chaleur familiale, de l’éducation et des loisirs, ils sont en proie à tous les dangers : maladies, déviances, troubles psychologiques. «Ces enfants, soumis à une souffrance psychologique intense, perdent leur innocence et développent des comportements de révolte, d’agressivité ou de résignation face à leur sort», affirme Kawtar Kadiri, psychologue et psychothérapeute. D’après l’experte, trois sentiments destructeurs peuvent être observés chez ces enfants :• La peur : confrontés à la violence, aux abus ou aux menaces, ces enfants vivent dans un état d’insécurité permanente. La peur les pousse à obéir aveuglément à leurs exploitants, souvent par crainte de représailles.
• L’obligation : imposée par leurs familles ou des tiers, cette obligation devient un fardeau écrasant qui anéantit leur liberté et freine leur épanouissement.
• La culpabilité : chargés de responsabilités familiales disproportionnées par rapport à leur âge, ces enfants développent un sentiment de culpabilité profond. Ils se perçoivent comme responsables du soutien à leur famille, bien qu’ils n’aient pas la capacité réelle d’assumer cette charge.
L’experte note que ces trois facteurs forment une «triade» qui entraîne une destruction intérieure. «Sans intervention, ils risquent de devenir des adultes profondément marqués par leurs expériences, souvent incapables de s’intégrer pleinement dans la société», alerte-t-elle. Mais les répercussions ne s’arrêtent pas à l’individu. En l’absence d’actions concrètes pour briser ce cycle, ces enfants devenus adultes représentent un risque majeur pour la société. «La marginalisation et le désespoir les poussent souvent vers des comportements antisociaux, tels que la délinquance, la violence ou la récidive dans des activités illégales», alerte-t-elle.
Une prise en charge précoce et multidimensionnelle s’impose
Fort heureusement, des efforts significatifs ont été consentis, témoignant de la volonté du gouvernement et de l’engagement des autorités à éradiquer l’exploitation des enfants dans la mendicité. Il s’agit, entre autres, du lancement du plan national de lutte contre la mendicité en 2019 ainsi que de la mise en place de programmes d’aide sociale directe. Ces initiatives montrent que le phénomène est pris au sérieux ces dernières années, et les chiffres révélés par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans son avis sur la mendicité le confirment. Le CESE rapporte que le nombre d’affaires liées à l’exploitation des enfants dans la mendicité a augmenté de 45%, passant de 88 cas en 2017 à 127 en 2022. Par ailleurs, le nombre de personnes poursuivies a augmenté, passant de 88 à 131, tandis que le nombre de victimes a plus que doublé, atteignant 154 enfants, contre 72 en 2017. Ces données, bien que révélatrices des efforts déployés, illustrent également la persistance du phénomène qui nécessite visiblement une approche multidimensionnelle pour en venir à bout. Les mesures répressives seules sont nécessaires, certes, mais demeurent insuffisants. Une politique sociale globale axée sur le développement humain, la lutte contre la pauvreté, la formation et l’insertion professionnelle est seule à même de contrer l’expansion du phénomène. Cela implique l’engagement de toutes les parties prenantes – institutions publiques, société civile et acteurs locaux – pour développer des solutions globales et plus efficaces afin de lutter contre ce phénomène. Les enfants de Aïcha, Fatima Zahra et bien d’autres ont le droit de vivre une vie digne d’un enfant et prétendre à un avenir meilleur. Il est de notre responsabilité collective de les protéger et de les aider pour éviter qu’ils ne tombent dans les affres de la mendicité qui mène souvent à la déviance et à la criminalité.Avec 400 enfants sauvés, Insaf donne l’exemple
Fortement engagée auprès des plus vulnérables, l’Association Insaf a pu sauver près de 400 enfants entre Médiouna et Hay Hassani, et elle ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Les responsables de l’association ont réussi à convaincre les parents mendiants que la place d’un enfant est à l’école ou au sein de sa famille. Grâce à une approche humaine mais pragmatique, Insaf accorde un soutien financier et psychologique aux familles, en leur fournissant 300 dirhams par enfant et par mois pendant 12 ans. L’objectif est de les compenser pour la perte de revenu liée à la mendicité, à condition que l’enfant ne soit pas exploité dans cette activité. L’enfant bénéficie d’un accès régulier à l’école, avec un soutien scolaire renforcé, afin de rattraper les années scolaires perdues. En outre, Insaf veille à fournir aux enfants les vêtements nécessaires, des soins médicaux, des lunettes, une hygiène dentaire adéquate, des radios si nécessaire, et tout ce qui est essentiel à leur bien-être. Si l’enfant vit loin de l’école, un vélo lui est fourni pour faciliter ses déplacements. Des activités parascolaires telles que la peinture, le théâtre, le sport, ainsi que du soutien psychologique, sont organisées tout au long de l’année pour permettre aux enfants de vivre pleinement leur enfance. Concernant les familles, Insaf les aide à régulariser leur situation administrative, car beaucoup d’entre elles n’ont pas un état civil en bonne et due forme. L’association les soutient également pour bénéficier des aides publiques. À travers ces actions, Insaf contribue à rendre le sourire à beaucoup d’enfants.
Que dit la loi ?
Mohamed Oulkhouir, avocat au barreau de Tétouan et vice-président de l’association «Insaf», explique que "notre Code pénal, datant du début des années 1960, prévoyait déjà un certain nombre d’infractions liées à la mendicité et à l’exploitation des enfants dans ce contexte, y compris par leurs parents. Il s’agit des articles 327, 328, 329 et 330, qui prévoient des incriminations spécifiques avec des peines pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement, voire trois si les personnes en situation de mendicité sont en possession d’armes ou d’armes blanches. Cependant, malgré ces textes, peu d’actions ont été entreprises pour rendre effectives ces dispositions du Code pénal. Ce n’est qu’en 2019 que le gouvernement a mis en place un certain nombre de plans d’action, avec une implication accrue du ministère public. Sur le plan juridique, nous avons besoin d’une réforme des textes pour sanctuariser la protection des droits de l’enfant. Au sein d’Insaf, nous avons souvent abordé cette problématique et proposé la création, à l’instar d’autres pays, d’un Code de l’enfant, qui regrouperait tous les textes applicables à l’enfance. Nous avons également plaidé pour l’instauration d’une autorité indépendante, un défenseur des enfants, similaire à celles existant dans plusieurs pays. Elle offrirait une solution concrète et efficace pour la protection des droits des enfants.»
Formation et RSE, la vision de Meriem Othmani
Meriem Othmani, présidente-fondatrice de l’association «Insaf»«Notre souhait est de voir les rues de Casablanca sans enfants exploités dans la mendicité. Nous sommes conscients que cela constitue un travail colossal, mais nous pouvons y parvenir si la société, les entreprises et les institutions nous soutiennent. Aujourd’hui, nous avons sauvé 400 enfants, et nous espérons en sauver plus, 500, 600, voire davantage. Parmi les solutions envisageables pour lutter contre ce phénomène, la formation des mendiants. Nous tablons sur la formation de ces personnes, qu’il s’agisse des mères ou des pères, afin qu’elles puissent trouver un travail digne. Prenons, par exemple, l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), un organisme reconnu qui forme des dizaines de milliers de jeunes. Il est regrettable que cet organisme ne s’intéresse pas à cette population, qui, bien que marginalisée, a un réel besoin d’acquérir des compétences pour vivre dignement. Il existe une forte demande parmi ces personnes pour un emploi, mais pour cela, elles doivent bénéficier d’une formation adéquate. Les entreprises, grâce à leurs engagements en matière de responsabilité sociétale (RSE), peuvent également jouer un rôle clé dans la lutte contre l’exploitation des enfants dans la mendicité en nous aidant à prendre en charge davantage d’enfants. Nous croyons que nous pouvons, si nous unissons nos efforts, réduire significativement cette abomination que représente l’exploitation des enfants dans la mendicité. Ensemble, nous pourrons relever le défi !»