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«L’boufa» et médicaments détournés : La face cachée des drogues accessibles chez les jeunes

Dans les services d’addictologie, un constat s’impose : des adolescents de plus en plus jeunes arrivent après avoir glissé dans une addiction née d’un simple «essai». À prix dérisoire et faciles à se procurer, «L'boufa» et les psychotropes détournés s’imposent comme les nouvelles drogues accessibles qui frappent les milieux scolaires et les quartiers urbains. Entre manque de centres spécialisés, cadre juridique dépassé et prévention encore trop fragmentée, médecins, associations et institutions tirent la sonnette d’alarme et appellent à une stratégie nationale face à un phénomène qui gagne du terrain en silence.

Le hall d’accueil de l’Hôpital psychiatrique Arrazi de Salé est animé de passages discrets, de pas pressés et de regards inquiets. Parmi eux, une mère avance d’un pas retenu, presque hésitant. Elle vient rendre visite à son fils de 17 ans, admis récemment pour une addiction mêlant «L'boufa» et des anxiolytiques. Elle ne dramatise pas, elle constate simplement : «Je n’ai rien vu venir. Il n’était pas le meilleur élève, mais il était calme, attentionné... maintenant, je ne sais plus comment lui parler.»

De son côté, le jeune explique d’une voix basse que tout a commencé «pour essayer, pour faire comme les autres». Un comprimé un jour, une bouffée un autre. Il décrit une sensation d’excitation, puis une recherche incessante de ce premier frisson. Très vite, ces drogues ont laissé place à un sentiment de vide lorsqu’il n’en consommait plus. Il dit perdre facilement ses moyens, ne plus gérer ses émotions et penser constamment à se procurer quelque chose. Ce parcours, si ordinaire aujourd’hui chez de nombreux adolescents, illustre un phénomène que l’opinion publique croyait en recul, alors qu’il continue silencieusement de prendre de l’ampleur.

Un fléau que l’on croyait décroître, mais qui persiste

Les drogues dites «accessibles» – comprimés psychotropes revendus à l’unité, sirops calmants, produits détournés de leur usage médical, et «L'boufa», ce crack à bas coût – n’ont jamais cessé de circuler. Elles ont simplement quitté le débat public. Pourtant, les services spécialisés comme celui d’Arrazi constatent chaque jour l’étendue du phénomène, notamment parmi les très jeunes. La PʳᵉMaria Sabir, professeure de psychiatrie au sein du service d’addictologie de l’Hôpital Arrazi, confirme cette présence constante. «Durant l’année 2024, notre service a pris en charge 3.739 patients présentant des troubles addictifs», explique-t-elle. Les jeunes de 15 à 24 ans représentent près d’un quart de ces admissions, signe que l’adolescence demeure un moment de forte vulnérabilité face aux substances psychoactives.



Selon elle, les consommations les plus fréquentes restent le cannabis et l’alcool. Mais elle observe, juste derrière, une progression préoccupante des médicaments psychotropes détournés de leur usage, souvent obtenus sans ordonnance. Ces produits s’accompagnent, pour une partie des jeunes, de l’usage de la cocaïne et de son dérivé bon marché, «L'boufa», dont les effets rapides et violents entraînent une dépendance fulgurante. Les deux phénomènes se croisent, s’additionnent et s’aggravent mutuellement.

Un système de soins qui doit s’adapter à une adolescence fragilisée

La Pʳᵉ Sabir insiste sur l’importance d’une prise en charge globale et individualisée. «Au sein du service d’addictologie de l’Hôpital Arrazi, nous utilisons une approche multimodale, adaptée à la phase de développement du jeune», précise-t-elle. Tout commence par une évaluation initiale très détaillée afin d’identifier la substance consommée, la sévérité du trouble, les comorbidités psychiatriques, ainsi que les facteurs familiaux et sociaux influençant la situation.

La désintoxication constitue ensuite une étape essentielle, effectuée soit en hospitalisation libre, soit en ambulatoire, selon les cas. Elle se déroule sous surveillance médicale avec des protocoles adaptés à chaque substance, notamment aux médicaments psychotropes ou aux dérivés de cocaïne. Une fois la phase aiguë dépassée, le jeune entre dans un travail psychothérapeutique soutenu. La thérapie cognitivo-comportementale l’aide à comprendre les situations qui déclenchent l’envie de consommer et à développer des stratégies pour y faire face. À cela s’ajoutent les entretiens motivationnels, la thérapie familiale et des groupes de parole permettant de romPʳᵉl’isolement.

La réinsertion scolaire ou professionnelle devient une condition indispensable à la stabilisation du traitement. «Sans perspectives concrètes, la rechute est presque inévitable», note la psychiatre. L’équipe d’Arrazi accompagne donc les jeunes vers un nouveau cadre, plus structurant, qui leur permet de sortir du cercle de consommation et des environnements où les produits circulent facilement.

Lorsqu’elle évoque «L'boufa», la Pʳᵉ Sabir est catégorique : «Il s’agit d’un produit assimilable au crack, un mélange de résidus de cocaïne et de bicarbonate ou d’ammoniaque.» Son prix très bas et la rapidité de ses effets en font une drogue particulièrement appréciée de certains adolescents urbains. Le problème, explique-t-elle, est que la dépendance apparaît presque immédiatement. Les effets sont courts, intenses et appellent aussitôt une nouvelle prise. À cela s’ajoutent des conséquences extrêmement néfastes sur la santé mentale et physique, sans qu’il existe de traitement pharmacologique spécifique. Mais la psychiatre rappelle qu’il serait dangereux de focaliser uniquement sur «L'boufa» : les médicaments détournés sont tout aussi destructeurs et bien plus répandus. Ils sont faciles à trouver, faciles à dissimuler et leurs risques sont souvent banalisés. Combinés à d’autres substances, ils aggravent les troubles émotionnels, l’impulsivité, les troubles du sommeil et augmentent sensiblement le risque de passage à l’acte chez les adolescents déjà fragiles.

Pourquoi les jeunes rechutent-ils si vite ?

Pour la Pʳᵉ Sabir, la compréhension du cerveau adolescent est essentielle. «Le cortex préfrontal, siège du jugement et du contrôle des impulsions, n’est pas pleinement mature avant 25 ans», rappelle-t-elle. Cette immaturité rend les adolescents plus sensibles à la recherche de sensations, moins aptes à résister à l’impulsion de consommer et plus susceptibles de rechuter. Les jeunes qu’elle reçoit sont aussi très influencés par leur environnement : cercle d’amis consommateurs, pression du groupe, disponibilité des substances. Beaucoup arrivent en consultation sous la contrainte des parents, encore dans une phase où ils ne perçoivent pas pleinement la gravité de leur consommation. D’autres se heurtent à la stigmatisation sociale ou scolaire, ce qui les pousse à retourner vers les lieux où ils trouvent une forme d’appartenance, souvent les mêmes où circulent les produits. Sans réinsertion rapide, souligne-t-elle, la stabilisation du traitement devient extrêmement difficile.

En termes de rétablissement des patients pris en charge à l’Hôpital, la Pʳᵉ Sabir préfère parler d’amélioration plutôt que de «réussite». «L’abstinence totale n’est pas l’unique indicateur», insiste-t-elle. Les rechutes, fréquentes durant la première année, ne signifient pas l’échec du traitement. Ce qui compte, dit-elle, c’est la réduction progressive de la consommation, l’amélioration du fonctionnement quotidien, la reprise scolaire ou professionnelle et le renforcement des liens familiaux. Ces évolutions témoignent d’une stabilisation réelle, même si le chemin reste long.

Prévenir plutôt que constater : une responsabilité collective

Pour les familles, la psychiatre recommande de ne jamais minimiser une consommation, même ponctuelle. Le cerveau adolescent est trop vulnérable pour que ces expériences soient banalisées. Les parents doivent être attentifs aux changements d’humeur, aux troubles du sommeil, à l’isolement ou à la baisse de performance scolaire. Ils doivent surtout instaurer un dialogue franc, basé sur des informations réelles et non sur la peur.

Les éducateurs jouent, eux aussi, un rôle essentiel. Ils sont souvent les premiers à remarquer les signes. Des programmes de prévention basés sur les compétences de vie, validés scientifiquement, devraient être intégrés dans le parcours scolaire. «Il faut former le personnel éducatif à repérer sans juger», insiste la spécialiste.

Au-delà du constat médical posé par la Pʳᵉ Sabir, l’ampleur du phénomène ne se limite plus aux salles d’urgence. Sur le terrain, ceux qui côtoient quotidiennement parents, établissements scolaires et jeunes alertent également sur une dérive qui s’installe silencieusement : l’emprise de substances ultra-accessibles, que beaucoup pensaient secondaires, comme «L'boufa» ou encore certains médicaments détournés de leur usage thérapeutique.

C’est dans ce contexte que s’exprime Hassan El Baghdadi, président de l’Association marocaine de lutte contre le tabagisme et les drogues (AMLTD). Pour lui, la situation n’est pas seulement le résultat d’une imprudence ou d’une curiosité juvénile. Elle est alimentée de l’intérieur. «Les principaux facteurs qui poussent certains jeunes à consommer des drogues comme “L'boufa” ou à abuser de certains médicaments sont, très simplement, la présence de barons de la drogue parmi eux. Ces derniers pêchent en eaux troubles en encourageant les jeunes à expérimenter, leur fournissant gratuitement le produit lors de la première expérience, souvent à l’insu de leur entourage.»

L’accès facile à ces substances, explique-t-il, repose justement sur des mécanismes d’approche bien rodés. Certains adolescents sont ciblés dès leur sortie scolaire, d’autres à travers des pairs manipulés pour diffuser le produit. En quelques jours seulement, le piège se referme. «Très vite, le jeune peut tomber dans l’addiction. Parfois, des jeunes filles, elles aussi manipulées à cet effet, entraînent les adolescents et les jeunes dans une voie qui mène malheureusement à la ruine et à la destruction.»

Quand la vulnérabilité sociale devient une porte d’entrée

Pour El Baghdadi, cette dynamique s’enracine également dans un terreau de fragilité sociale. Chômage, décrochage scolaire ou absence d’encadrement deviennent autant de portes d’entrée. Mais il met en garde contre une vision simpliste : «Ce n’est plus un simple phénomène : il s’agit d’une véritable épidémie, une catastrophe sociale intentionnelle orchestrée par des acteurs qui cherchent, par tous les moyens, à saboter les fondations de la nation que constituent ses jeunes et adolescents».

Selon lui, certains réseaux profitent de la vulnérabilité matérielle ou émotionnelle pour étendre leur influence : «Les barons de la drogue peuvent élargir leur réseau en ciblant des jeunes arrêtés dans leurs études et en situation de vulnérabilité, en les attirant dans le monde de l’addiction par quelques doses gratuites ou de l’argent empoisonné».

Cette réalité se confirme dans les appels que reçoit son association chaque jour. Les parents racontent l’irruption de comportements soudains, souvent violents, parfois criminels. Pour lui, il ne s’agit pas d’une conséquence anodine, mais d’un effondrement familial et social progressif : «Nous recevons quotidiennement au sein de notre association des dizaines d’appels de parents désespérés : leurs enfants deviennent des criminels, provoquant de graves problèmes à la maison, allant du vol aux insultes, tout en cherchant de l’argent pour se procurer des drogues.» Ce constat, explique-t-il, illustre à quel point la consommation de «L'boufa» ou de médicaments détournés peut s’installer rapidement, parfois dès la troisième prise.

Prévention : des campagnes utiles, mais insuffisantes

Face à cette déferlante, El Baghdadi estime que la prévention actuelle reste insuffisante. Les campagnes existent, dit-il, mais elles peinent à rivaliser avec l’agressivité des réseaux qui ciblent les jeunes. «Les campagnes de sensibilisation visent à long terme à remodeler la conscience individuelle et collective des jeunes, et à corriger les attitudes et représentations culturelles erronées face à cette épidémie.» Il regrette cependant que ces efforts restent souvent isolés et manquent de relais institutionnels forts. «Comment peut-on planifier l’éducation alors que les jeunes perdent leurs capacités physiques, mentales et psychologiques à cause de l’addiction ? Comment construire des infrastructures sportives alors que la jeunesse s’absente pour fumer la chicha ? Comment sécuriser nos routes alors que des jeunes perdent le contrôle de leurs compétences et leur sens des responsabilités ?»

Une prise en charge médicale largement dépassée

Malgré la lucidité du diagnostic, il pointe un décalage entre l’ampleur du fléau et la place qu’il occupe dans les priorités publiques. «Il est étrange de constater que ce fléau, qui détruit toute une société et compromet l’avenir des jeunes, reste relégué au bas de la liste des priorités et parfois même légitimé.»

Même lorsque les jeunes cherchent de l’aide, l’offre de prise en charge demeure extrêmement limitée. «Le Maroc dispose de seulement trois centres spécialisés : à Casablanca, Salé et Fès, avec une capacité maximale de 12 lits par centre. Cette capacité ne suffit même pas à couvrir un seul quartier populaire.»

Il estime également que les approches thérapeutiques doivent être repensées. «La méthode française, basée sur les médicaments, réussit à traiter environ 16-17% des cas, tandis que l’approche éclectique sans médicaments peut atteindre 82% de réussite.» Pour lui, l’équation ne peut être résolue qu’en agissant simultanément sur la prévention, la répression et la prise en charge. Cela passe aussi par une responsabilisation collective : familles, écoles, acteurs locaux, institutions de sécurité. «La responsabilité individuelle et collective doit être pleinement assumée pour lutter contre l’addiction en général et “L'boufa” en particulier.» Et si certaines voix appellent à multiplier les alternatives comme le sport ou les activités de proximité, El Baghdadi rappelle que ces initiatives ne peuvent fonctionner sans un encadrement réel. «L’accès aux infrastructures de proximité doit être revu. Trop souvent, ces lieux sont détournés par des personnes qui demandent de l’argent pour l’accès ou l’organisation d’activités pour les jeunes, limitant leur impact positif.»

Il plaide enfin pour une vision globale, ferme et durable : «Tous les acteurs doivent participer dans le cadre d’une stratégie qui inclut les aspects légaux, sécuritaires et thérapeutiques. Il est urgent de construire des centres spécialisés dans les villes, avec des services de soins, d’accompagnement et d’insertion sociale».

De son côté, Sofana Benyahia, coordinatrice de l’Observatoire national de la criminalité, souligne que la prévention est au cœur de la lutte contre ces substances. «La sensibilisation constitue un axe prioritaire de nos recommandations, particulièrement urgente pour ces substances artisanales encore méconnues du grand public», explique-t-elle. Depuis 2012, la DGSN (Direction générale de la Sûreté nationale) mène des campagnes dans les établissements scolaires, désormais adaptées aux risques liés aux nouvelles substances. Les préconisations incluent le développement d’approches digitales correspondant aux modes de communication des jeunes, la formation des familles pour détecter les signaux d’alerte spécifiques à «L'boufa», et la promotion d’une prévention pensée dans une logique de santé publique plutôt que moralisatrice. «L’objectif est de sensibiliser massivement avant que ce phénomène émergent ne s’enracine durablement.»

Les premiers indicateurs de 2025 semblent montrer une légère régression de cette substance, mais la vigilance reste de mise. Pour Benyahia, «L'boufa» n’est pas un simple produit : «Il constitue un révélateur important : il nous a démontré comment les marchés locaux peuvent contourner les difficultés d’approvisionnement en drogues traditionnelles, comme cela s’est produit pendant la période de la Covid. C’est un signal d’alarme qui dépasse ce cas particulier et nous enseigne sur les capacités d’adaptation et d’innovation des circuits illicites face aux contraintes.»

Mesures légales et judiciaires : encadrer l’émergence de nouvelles drogues

Au-delà de la sensibilisation, Sofana Benyahia détaille les mesures légales et judiciaires envisagées. À court terme, il s’agit de finaliser l’ouverture de centres de traitement programmés dans quatre régions. À moyen terme, elle recommande d’adapter le Dahir de 1974 pour prendre en compte les substances artisanales composites et créer un cadre réglementaire permettant de contrôler l’accès aux précurseurs chimiques utilisés dans ces fabrications artisanales. L’objectif est de construire une approche intégrée mêlant prévention, soins et réinsertion, en conformité avec les standards internationaux de santé publique. Benyahia insiste, par ailleurs, sur l’urgence de moderniser l’arsenal juridique : «Le Dahir de 1974, conçu pour les drogues traditionnelles, doit être modernisé pour définir précisément ces nouvelles compositions artisanales et synthétiques, leurs précurseurs facilement accessibles, et les modalités d’expertise adaptées à leur nature composite. Cette modernisation législative constitue un prérequis pour une réponse judiciaire efficace et proportionnée».

La détection précoce des signaux faibles reste essentielle pour prévenir une crise similaire à celles observées dans d’autres pays. «Ces données 2022-2024 constituent un signal d’alarme précoce qui nous permet d’agir de manière anticipative sur un phénomène émergent, avant qu’il n’atteigne les proportions dramatiques observées ailleurs», conclut-elle.

Entre réformes juridiques, ouverture de centres de traitement et stratégies éducatives renouvelées, un changement structurel s’impose. Sans cela, les experts estiment que l’épidémie silencieuse de ces drogues «accessibles» continuera d’avancer plus vite que les solutions censées la freiner.

Ce que les données de l’Observatoire disent du phénomène «L'boufa»

Une analyse conduite par l’Observatoire national de la criminalité relevant de la Direction des affaires pénales au ministère de la Justice montre que la période 2022-2024 a vu émerger une nouvelle génération de substances artisanales locales, dont «L'boufa» constitue l’exemple le plus emblématique. Pour Sofana Benyahia, coordinatrice de l’Observatoire, cette apparition n’est pas un phénomène isolé, mais s’inscrit dans une dynamique internationale beaucoup plus large. «L’émergence mondiale des nouvelles substances psychoactives révèle une capacité d’adaptation préoccupante des marchés illicites face aux contraintes réglementaires et logistiques. Dans ce contexte global, le phénomène de “L'boufa” au Maroc illustre parfaitement cette dynamique d’innovation locale», explique-t-elle.

Elle rappelle que cette substance composite, mélange de résidus de cocaïne et d’additifs chimiques variés, a «émergé en 2020 comme réponse aux difficultés d’approvisionnement en drogues traditionnelles pendant la pandémie». Bien que sa fabrication soit artisanale, elle partage avec les nouvelles substances psychoactives détectées dans le monde «une grande variabilité des dosages, une composition inconnue des consommateurs et une dangerosité accrue par rapport aux substances qu’elle tente de remplacer». Cette capacité de fabrication opportuniste démontre, selon elle, que «l’innovation illicite ne se limite pas aux laboratoires sophistiqués, mais peut aussi surgir de procédés artisanaux difficiles à surveiller».

Les données de l’Observatoire confirment l’ancrage urbain du phénomène, 82% des procès-verbaux liés à «L'boufa» ayant été enregistrés en milieu urbain. Surtout, les quantités saisies ont explosé : 493 grammes en 2022, quelque 5.753 grammes en 2023, puis 8.422 grammes en 2024. «Cette progression reflète l’efficacité croissante de la détection par nos forces de sécurité, mais aussi le développement de circuits de production locale et l’expansion de réseaux urbains qui s’adaptent rapidement», précise Sofana Benyahia, qui insiste sur la dimension exclusivement urbaine des saisies réalisées durant cette période.

Les profils interpellés permettent également d’identifier les publics les plus vulnérables. Sur les 1.044 personnes arrêtées entre 2022 et 2024, quelque 88,9% sont des hommes, 91,3% sont Marocains et plus de 90% ont entre 18 et 55 ans. «Le facteur déterminant reste la vulnérabilité socioéconomique, avec une surreprésentation des chômeurs et des personnes faiblement scolarisées», souligne-t-elle. L’essentiel des affaires se concentre dans les grandes villes, et tout particulièrement dans la région de Casablanca-Settat, qui totalise 712 procès-verbaux sur les 878 recensés. Cette situation, selon elle, impose «des stratégies de prévention spécifiquement adaptées aux contextes urbains».

L’Observatoire identifie, également, quatre défis majeurs qui freinent la lutte contre ces substances. Le premier est juridique, puisque «notre cadre de 1974 nécessite une adaptation aux substances artisanales composites comme “L'boufa”». Le deuxième est technique, la composition variable des mélanges rendant les expertises judiciaires particulièrement complexes. Le troisième concerne la coordination institutionnelle entre sécurité, justice et santé. Le quatrième, enfin, relève des comportements sociaux : «la stigmatisation empêche encore de nombreuses familles de demander de l’aide précocement, ce qui aggrave les situations individuelles».

Cette analyse met en lumière un dernier point essentiel : les vulnérabilités associées à la consommation de «L'boufa» rejoignent celles observées dans le détournement de médicaments. «Les facteurs de précarité, de déscolarisation ou d’absence de perspectives constituent des dénominateurs communs», observe Sofana Benyahia. C’est pourquoi l’Observatoire développe une approche transversale visant à «identifier les patterns de vulnérabilité partagés afin d’éclairer des politiques de prévention plus efficaces».

L'boufa : des effets immédiats et durables sur la santé des jeunes

Les effets de «L’boufa» et de certains médicaments détournés sur la santé des jeunes sont immédiats et préoccupants. Le Dʳ Ayman Aït Haj Kaddour, médecin conférencier, explique que «L’boufa» est un dérivé du cannabis, souvent mélangé à d’autres substances comme la benzocaïne, l’éphédrine et parfois la cocaïne. Cette composition artisanale rend ses effets imprévisibles et dangereux. Fumé, le produit agit très rapidement sur le cerveau, provoquant une euphorie intense, du plaisir et une énergie décuplée, mais aussi confusion, vertiges, hallucinations, paranoïa et agressivité. Le système cardiovasculaire subit une pression extrême : tachycardie, hypertension et constriction des vaisseaux sanguins peuvent entraîner des crises cardiaques ou un AVC, même chez des adolescents. Les poumons et les voies respiratoires sont également affectés, avec des irritations sévères, des brûlures et des lésions pulmonaires immédiates liées à l’inhalation des fumées toxiques.

À long terme, les dommages deviennent souvent irréversibles. «L’pouffa» provoque des lésions permanentes aux neurones dopaminergiques, conduisant à une dépendance rapide et sévère, ainsi qu’à des troubles cognitifs majeurs comme des difficultés de concentration, des pertes de mémoire et une altération de la prise de décision. Les troubles psychiatriques, notamment la schizophrénie, la dépression majeure et l’anxiété, peuvent s’installer durablement, tandis que des maladies physiques comme l’hypertension chronique, les maladies cardiaques et l’insuffisance respiratoire viennent s’ajouter. Les infections transmissibles, notamment le VIH et les hépatites, constituent un risque supplémentaire lorsque le produit est partagé ou injecté.

Les médicaments détournés, comme les benzodiazépines, les opioïdes ou certains médicaments contre la toux, présentent un danger différent, mais tout aussi sérieux. «Ces substances, utilisées à des doses bien supérieures à leur usage thérapeutique, provoquent une dépendance intense et un risque élevé de dépression respiratoire pouvant mener à la mort», précise le Dʳ Aït Haj Kaddour. Leur mélange avec d’autres médicaments ou avec de l’alcool multiplie les risques d’overdose et d’effets irréversibles sur le cerveau. Les effets à long terme incluent une dépendance physique et psychologique sévère, des troubles cognitifs et une altération durable des capacités d’apprentissage et de concentration.

Les signes d’alerte sont souvent subtils, mais révélateurs. Les changements de comportement sont fréquents : isolement, perte d’intérêt pour les loisirs habituels, baisse soudaine des performances scolaires, comportements secrets ou agressifs. Les signes physiques peuvent inclure une fatigue extrême, de l’insomnie ou une somnolence excessive, un amaigrissement rapide, des yeux injectés de sang, des pupilles dilatées ou contractées, ainsi que des traces physiques telles que des brûlures sur les doigts ou les lèvres et des marques de piqûres.

Au Maroc, la consommation de «L’boufa» et de médicaments détournés progresse particulièrement chez les jeunes vulnérables. Plusieurs facteurs l’expliquent : l’accessibilité et le faible coût de «L’pouffa», la disponibilité des médicaments détournés sur des circuits informels, la précarité, le chômage, le décrochage scolaire et un sentiment d’isolement social. Le manque d’informations claires sur ces substances et la stigmatisation entourant la toxicomanie retardent la détection et la prise en charge.

La prise en charge médicale doit être immédiate et adaptée. En cas d’intoxication aiguë, il est essentiel de stabiliser le patient : pour «L’pouffa», le traitement est symptomatique et vise à contrôler l’agitation, la psychose et l’hypertension, tandis que pour les opioïdes, l’administration de naloxone est vitale pour inverser la dépression respiratoire. Le sevrage, difficile et long, doit s’accompagner d’un suivi psychologique et psychiatrique approfondi. La thérapie cognitivo-comportementale, les groupes de soutien et la réhabilitation sont indispensables pour prévenir les rechutes et faciliter la réinsertion sociale.

Le système de santé marocain reste confronté à de nombreuses limites : manque de centres spécialisés, stigmatisation sociale, absence de formation spécifique des professionnels de santé dans la prise en charge des addictions et ressources limitées en psychologues, psychiatres et programmes de réhabilitation. Face à ces défis, le Dʳ Aït Haj Kaddour recommande une stratégie globale et coordonnée, centrée sur la santé publique : renforcer la sensibilisation des jeunes, des parents et des enseignants, améliorer le suivi psychologique et la réhabilitation, et contrôler strictement l’accès aux médicaments détournables. «L’approche doit intégrer prévention, soins et réinsertion pour être réellement efficace», conclut-il.

Amine Ghannam, psychologue clinicien, psychothérapeute : «La réussite d’un accompagnement dépend avant tout de la qualité du lien thérapeutique et de la coopération entre famille, école et professionnels»

«L’boufa» et médicaments détournés : La face cachée des drogues accessibles chez les jeunes



Le Matin : Comment peut-on reconnaître, sur le plan psychologique et comportemental, qu’un jeune est en train de développer une addiction ?

Amine Ghannam :
Reconnaître qu’un jeune développe une addiction n’est pas toujours évident, car certains signes peuvent être confondus avec une crise d’adolescence classique. Toutefois, il existe des indices qui doivent alerter. Sur le plan psychologique et émotionnel, on observe souvent des sautes d’humeur extrêmes, de l’irritabilité, de l’anxiété ou des phases d’euphorie suivies de dépression. Le jeune peut montrer un désintérêt soudain pour ses activités habituelles, avoir des difficultés scolaires, présenter des troubles du sommeil ou de l’appétit, mentir ou cacher ses activités, et parfois manifester une anxiété excessive ou même des idées délirantes, particulièrement avec des substances comme «L'boufa».

Du côté comportemental et social, l’isolement, le changement d’apparence, les problèmes d’argent inexpliqués, l’agressivité ou des comportements illégaux, ainsi que la recherche compulsive de consommation sont des signes importants. On peut également détecter des indices physiques, tels que des pupilles dilatées, des yeux rouges, des tremblements ou des traces de piqûres. Si plusieurs de ces signes persistent, il est crucial de consulter un professionnel pour évaluer la situation et intervenir rapidement.

Quelle approche thérapeutique recommandez-vous pour aider un adolescent à sortir de la dépendance, surtout lorsqu’il évolue dans un environnement familial fragile ?

L’adolescence est une période de bouleversements psychiques et identitaires. Lorsqu’un jeune développe une dépendance dans un environnement familial instable, l’accompagnement doit être global et humain. Je privilégie une approche intégrative qui prend en compte le sens que l’addiction prend dans l’histoire personnelle du jeune.

L’addiction n’est pas seulement un comportement : elle exprime souvent une souffrance psychique, un manque d’attachement sécurisant ou une difficulté à symboliser ses émotions. La psychothérapie psychodynamique offre un espace pour explorer ces conflits internes, restaurer le sentiment de continuité du soi et travailler sur les carences affectives.

Cette approche se complète par un travail psychoéducatif et systémique, en impliquant la famille, même fragile, pour restaurer le lien et guider les parents. Les outils cognitivo-comportementaux peuvent, également, aider à renforcer la motivation, à gérer les impulsions et à prévenir les rechutes. Mais au-delà des techniques, la réussite repose sur la qualité du lien thérapeutique, la constance du suivi et la coopération entre professionnels éducatifs et sociaux. L’objectif est d’aider l’adolescent à retrouver un sentiment d’existence et à reconstruire une image de lui-même capable d’aimer et d’être aimé malgré les fragilités de son environnement.

Quel rôle jouent la famille et l’école dans la réinsertion psychologique et sociale des jeunes victimes d’addiction ?

La réinsertion d’un jeune après une addiction passe par la mobilisation de son entourage immédiat : la famille et l’école. Ces deux sphères, souvent fragilisées par le parcours de dépendance, restent pourtant les leviers essentiels de reconstruction.

La famille doit redevenir un espace d’écoute et de soutien, sans jugement, pour rétablir la confiance et offrir un sentiment d’appartenance et de sécurité affective. Même lorsque le foyer est désuni, il reste un repère indispensable. Le travail thérapeutique consiste à restaurer la communication et à redéfinir les rôles familiaux.

L’école, quant à elle, joue un rôle déterminant dans la reconstruction sociale et identitaire. Elle peut offrir un espace de reconnaissance, d’apprentissage et d’estime de soi, loin du stigmate de l’addiction. L’inclusion, la bienveillance et l’accompagnement personnalisé sont essentiels. La réinsertion du jeune repose donc sur une coopération étroite entre la famille, l’école et les professionnels de santé mentale. Ensemble, ils forment un réseau de soutien capable d’aider l’adolescent à se réapproprier sa vie, sa dignité et son avenir.

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