Le Matin : Après une longue attente, les propositions de réformes du Code de la famille ont été annoncées. D’après vous, comment le processus de révision répond-il aux mutations sociales au Maroc ?
Nouzha Skalli : L’annonce des propositions de réformes par le communiqué du Cabinet Royal a eu lieu après une longue attente et beaucoup d’espoir de mettre fin aux graves injustices subies par les femmes et les enfants à cause d’un Code de la famille qui ignore totalement les mutations sociales qui ont marqué notre pays et, notamment, les familles marocaines.
Ces mutations sont pourtant très importantes et se manifestent aussi bien dans la composition des familles que dans les rôles joués par les hommes et les femmes et notamment du fait de l’accès grandissant des femmes à l’enseignement et à l’emploi rémunéré. Il s’agit, également, des mutations liées à l’évolution constante de l’âge moyen du mariage qui est, aujourd’hui, de 32 ans pour les hommes, ce qui ne manque pas de se répercuter sur la naissance d’enfants en dehors du cadre prévu par l’actuel Code de la famille.
L’évaluation des propositions de changements annoncés est censée répondre à deux facteurs qui ont nourri nos attentes de voir notre pays enfin doté de lois modernes adaptées aux réalités d’aujourd’hui, sur la base des valeurs de justice et d’égalité. En effet, le processus de révision du Code de la famille a été lancé par S.M. le Roi Mohammed VI, Commandeur des croyants et Garant des droits et des libertés, à travers le Discours du Trône de 2022. Ce Discours est dans la droite ligne de la Vision Royale qui vise à réhabiliter les femmes marocaines dans leurs droits légitimes à l’égalité et à les voir participer pleinement au développement de notre pays. Cette Vision Royale qui s’est traduite par tout un processus de réformes enclenchées depuis la réforme du Code de la famille en 2004 en faveur des droits des femmes et l’égalité et couronnées par la réforme majeure de la Constitution en 2011. Cette nouvelle réforme est venue en réponse aux luttes menées par le mouvement pour la promotion de l’égalité des sexes et des droits des enfants garantis par la Constitution, qui consacre l’égalité des sexes et s’engage à assurer une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants, abstraction faite de leur situation familiale. Ces principes constituent des engagements de la loi fondamentale de notre pays, la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc, à savoir la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Convention des droits de l’enfant (CIDE), et sont parfaitement en phase avec les finalités de notre religion.
S.M. le Roi a décliné les Orientations de la réforme à travers la Lettre Royale du 26 septembre 2023 adressée au gouvernement. Ces mêmes Orientations qui ont été sans cesse rappelées par le Souverain sont parfaitement en phase avec nos attentes, à savoir mettre en œuvre l’égalité entre les hommes et les femmes, adapter les lois aux mutations sociales qu’a connues la société et harmoniser le Code de la famille avec la Constitution et les conventions internationales.
Ce chantier de réforme s’est appuyé sur une large démarche participative inédite pour laquelle, je ne peux qu’exprimer toute la reconnaissance à S.M. le Roi Mohammed VI. Le mouvement pour les droits des femmes a été considéré comme un partenaire pour le changement et cela était une fierté de voir les militantes et les militants reçus et écoutés par l’Instance chargée de la révision du Code de la famille au sein de laquelle était d’ailleurs représenté le Conseil supérieur des Oulémas, aux côtés du Conseil national des droits de l’Homme, et des institutions gouvernementales et judiciaires. Le Mouvement pour les droits des femmes a fait preuve d’une mobilisation exceptionnelle pour constituer une force de propositions convergentes autour du mot d’ordre central : «Pour une réforme profonde et globale du Code de la famille».
Et comment évaluez-vous les principaux changements proposés par cette nouvelle version de la Moudawana ?
Malgré certaines dispositions positives annoncées, j’avoue que j’ai été déçue à plusieurs égards, à l’instar de plusieurs autres acteurs et actrices de la société civile. Par exemple, le mariage subi des mineures était pour moi une ligne rouge, c’est un véritable crime contre ces enfants, car il les expose à la violence, la précarité et l’abandon scolaire. Après avoir, comme en 2004, fixé l’âge du mariage à 18 ans, pourquoi avoir maintenu les dérogations qui, on le sait, sont des brèches qui permettent de maintenir cette pratique désastreuse pour l’avenir de ces fillettes ? Autre point noir, il est proposé de maintenir la polygamie, une pratique qui porte atteinte à la dignité des femmes et qui brise les familles. Pourquoi veut-on acculer les femmes à choisir, le jour de l’établissement de l’acte de mariage, d’accepter ou de refuser que leur futur époux prenne une seconde épouse, une disposition qui existe d’ailleurs déjà dans l’actuel Code, alors qu’il faut purement et simplement interdire cette pratique qui ne concerne qu’un nombre infime de mariages.
D’autres réformes majeures étaient très fortement attendues comme la suppression du «Taâsib» ou l'héritage par agnation au profit des collatéraux mâles, une autre pratique qui cause de graves injustices envers les veuves et les filles en l’absence de descendant mâle et qui n’est pas une disposition coranique. La proposition prévue d’exclure le logement de la succession ne sera utile qu’aux familles propriétaires et ne protégera pas les maigres sources de revenus issus de l’héritage d’un petit commerce ou d’une petite propriété rurale, par exemple, qui seraient de toute évidence partagés avec les descendants collatéraux mâles qui n’ont parfois aucune relation avec la petite famille du défunt, dont le nombre peut être très élevé et qui vivent parfois même à l’étranger, ce qui ne ferait qu’empoisonner la vie de la veuve et des orphelines !
Enfin, quelle déception de constater le refus de recourir à une méthode scientifique, l’ADN, largement utilisée partout dans le monde, y compris au Maroc, pour la reconnaissance de la paternité d’enfants qui n’ont aucune responsabilité dans la façon dont ils sont venus au monde ! N’est-ce pas là une énorme injustice ? Cela reviendrait à protéger les hommes qui refusent d’assumer leurs responsabilités au détriment de la mère dite célibataire et des enfants qui seraient ainsi privés du droit à l’identité et à la filiation et exposés à l’abandon et à la stigmatisation durant toute leur vie !
Il est évident que Sa Majesté le Roi attendait plus d’audace et d’innovation de la part de nos honorables Oulémas. En témoigne cet extrait explicite du communiqué du Cabinet Royal : «Dans ce cadre, Sa Majesté le Roi, Amir Al-Mouminine, a appelé le Conseil supérieur des Oulémas à poursuivre la réflexion et à adopter l’“Ijtihad” constructif sur la question de la famille, à travers la création d’un cadre approprié au sein de sa structure, en vue d’approfondir la recherche au sujet des problématiques du “Fiqh” liées aux évolutions que connaît la famille marocaine, et qui exigent des réponses novatrices en phase avec les exigences de l’heure».
Pensez-vous que ces amendements répondent réellement aux attentes des femmes et des familles marocaines ?
Pour parler des attentes des femmes et à celles des familles, il faudrait parler de la réalité des familles qui, malheureusement, ne fait pas l’objet d’études régulières de la part des organismes publics comme le Haut-Commissariat au Plan (HCP). À ce propos, la dernière étude réalisée par cette institution sur le sujet des familles date de 1995, soit de trois décennies.
Au sein du Think Tank «Awal Houriates» que j’ai l’honneur de présider, nous avons mené, pendant trois années, des réflexions et des enquêtes sur le terrain avec l’aide d’experts universitaires et d’acteurs/actrices associatifs dans plusieurs régions du pays, dans le cadre d’un projet intitulé «Pour des familles marocaines, espaces d'égalité, d'inclusion, de sécurité et de solidarité» pour améliorer notre connaissance de la réalité des familles marocaines et pour identifier les obstacles qui entravent la cohésion, la stabilité et la sécurité au sein de l’espace familial. Nos travaux et nos enquêtes nous ont permis de mieux comprendre la réalité et les évolutions des familles marocaines d’aujourd’hui.
Le manque de connaissance et de prise en compte de la réalité plurielle dans la composition des familles est en tête de ces obstacles. En effet, on estime que le modèle stéréotypé de la famille classique composée du père, de la mère et des enfants n’est représenté que par la moitié des familles dans notre pays, selon des études internationales.
Nous avons constaté une pluralité des familles dans leur composition. Les réalités et les problèmes vécus par les familles dans leur diversité sont peu souvent pris en compte. Les femmes endurent de très grandes souffrances et injustices : les femmes veuves sont nombreuses, vu la différence d’âge du mariage entre les deux conjoints, avec ou sans enfants. Celles appartenant aux milieux les plus défavorisés souffrent de discriminations lors de la succession, surtout celles qui n’ont pas de garçons. Il est rare qu’elles puissent compter sur la solidarité familiale. Nombreuses sont les femmes divorcées ou abandonnées sans divorce par un mari parti refaire sa vie ailleurs. Il y a aussi les femmes mariées par la «Fatiha» et abandonnées avec leurs enfants par un mari décédé ou non responsable, ceci sans parler des femmes dites «mères célibataires» ayant un ou plusieurs enfants à charge, en plus des familles «Kafils» et des familles recomposées et de la question du handicap assumée particulièrement par les femmes. Et cette liste n’est pas exhaustive ! Toutes ces catégories de familles ne sont pas recensées, pas plus que les enfants pudiquement appelés enfants en situation difficile et qui remplissent les établissements de protection sociale, résultat d’une législation qui rechigne à prévenir les grossesses non désirées (c’est toujours un tabou), qui interdit l’avortement, malgré l’Arbitrage Royal qui date maintenant de dix ans, qui ne permet pas l’adoption et qui refuse de prendre en compte le droit des enfants nés hors mariage à l’identité et à la vie en famille.
Lors du récent Recensement général de la population, nous avons constaté que la principale question posée à l’ensemble des personnes recensées était : qui est le chef de famille, ignorant ainsi l’article 4 de l’actuel Code de la famille qui stipule que la direction de la famille doit être assurée par les deux conjoints. Il aurait été plus significatif de demander plus explicitement qui pourvoit aux besoins de la famille. L’homme ? La femme ? Ou les deux ? Ainsi, du fait de cette lacune, le Recensement nous fournit des chiffres qui ne correspondent pas toujours à la réalité des familles et qui laissent croire que les hommes sont les seuls à travailler pour entretenir les femmes et les enfants, ce qui conforte le schéma patriarcal consacrant la suprématie masculine et justifie ainsi les privilèges consentis aux hommes à travers les politiques publiques, mais aussi en matière d’héritage, de tutelle sur les enfants, etc.
Enfin, la réalité des familles est marquée par les discriminations qui se traduisent par des injustices et des violences, comme en témoignent les chiffres accablants de l’enquête nationale menée par le HCP en 2019 qui révèle que 7,6 millions de femmes et filles âgées de 15 à 74 ans, soit 57,1%, ont subi au moins un acte de violence durant les douze mois précédant l'Enquête. L'Enquête précise que le contexte conjugal et domestique reste l’espace où la prévalence de la violence est la plus forte avec 52,2%.
À l’issue de ces études de terrain et d’une multitude d’ateliers et de conférences organisées par «Awal Houriates» dans plusieurs régions du Maroc, nous avons produit un mémorandum comportant une centaine de recommandations pour réaliser les objectifs du projet «Familles plurielles, pour l’égalité au sein des familles et l’égalité entre les familles», dont 35 environ concernent la réforme du Code de la famille. Hélas, moins du tiers de ces recommandations ont été prises en compte dans les propositions de réforme annoncées !
Comment interprétez-vous les divergences d’opinions notamment sur les réseaux sociaux entre ceux qui saluent ces changements et ceux qui expriment des craintes ou des résistances ?
Je ne parlerai pas de différences d’opinions, mais plutôt de manque d’information, voire de désinformation ou de fausses informations diffusées à dessein par des milieux opposés au progrès des droits des femmes ou par ceux qui véhiculent de fausses interprétations de notre religion.
Il faut dire que les propositions annoncées n’ont pas encore été détaillées et précisées, ce qui ouvre la voie à de multiples interprétations.
Le communiqué du Cabinet Royal a chargé le gouvernement de communiquer avec l’opinion publique et de la tenir informée des nouveautés de cette révision et surtout de fournir des explications sur les différentes propositions.
Je saisis cette occasion pour appeler les membres du gouvernement à communiquer régulièrement sur ces propositions à travers les médias publics (radios et télévisions) en rappelant les Orientations Royales et la finalité de la réforme. De leur côté, les médias publics doivent eux aussi jouer leur rôle en multipliant les débats entre les différentes composantes de la classe politique et de la société civile dans le but d’éclairer le public sur cette importante réforme.
Le gouvernement est aussi appelé à veiller, dans des délais raisonnables, à élaborer et formuler le projet de loi relatif à la révision du Code de la famille à soumettre au Parlement, conformément à la Constitution. À ce sujet, j’espère que le gouvernement et le Parlement veilleront à associer la société civile dans le cadre d’une approche participative à ce grand chantier de réforme.
Lorsque nous disposerons d’un avant-projet ou d’un projet de loi, avec des dispositions législatives précises, nous serons alors en mesure d’engager des débats, apprécier les différentes appréciations et prises de position des uns et des autres, et éventuellement constater des divergences d’opinions.
Pour l’instant, on observe, malheureusement, des tendances à une incitation malsaine à monter les hommes contre les femmes comme si on se mariait pour faire la guerre à sa future épouse et mère de ses propres enfants. On constate ainsi une prolifération de ces expressions nuisibles sur les réseaux sociaux.
Avec des exigences plus strictes, pensez-vous que ces réformes pourraient accentuer une tendance à la baisse du nombre de mariages ou à un retardement encore plus marqué de l’âge moyen au mariage ?
Il n’est pas juste de parler d’une tendance à la baisse des mariages. Le ministre de la Justice vient de démentir cette donnée lors d’une récente déclaration devant le Parlement en novembre dernier (2024). Quant à l’âge moyen du mariage, pour les filles, ce taux a connu plutôt une baisse de 27,2 ans en 2004 à 25,5 ans en 2018. Il est, par contre, en progression chez les hommes et se situe actuellement à 32 ans.
Aujourd’hui, s’il y a un obstacle au mariage, ce sont bien les contraintes économiques, car le schéma patriarcal est injuste pour les femmes et pour les hommes. Il oblige les hommes à verser la dot et à prendre en charge l’ensemble de la famille, alors que les revenus d’un jeune, même s'il est diplômé de l’enseignement supérieur, ne peuvent en aucun cas le lui permettre et lui-même ressent cela comme une injustice.
Les femmes, pour leur part, sont victimes d’injustice, car elles sont nombreuses à contribuer à l’entretien du foyer sans que cela leur soit reconnu par un système patriarcal qui persiste à les considérer comme inactives et à la charge de l’époux. Ces stéréotypes sont un prétexte pour continuer à justifier la suprématie masculine et, par conséquent, la domination, les discriminations et la violence ! C’est tout cela qui constitue une entrave au mariage.
Au contraire, l’égalité en droits et la justice sont susceptibles de garantir les conditions appropriées pour le respect mutuel, l’entente conjugale, la stabilité et le bonheur de toute la famille.
Si le nombre de mariages venait à reculer, quelles pourraient être les répercussions sociétales à long terme sur la structure familiale et la natalité au Maroc ?
Bien sûr, le mariage est un contrat sociétal très important pour constituer une famille qui devrait être un espace de sécurité, d’entraide, de solidarité pour socialiser les enfants et garantir le bonheur de tous. Or les familles ont connu beaucoup de mutations. Si on ne fait pas évoluer les lois qui régissent ces entités que sont les familles, on contribue à la crise que connaissent aujourd’hui les familles et qui se traduit par l’augmentation du taux de divorce.
Agiter la menace de la désaffection des hommes à l’égard du mariage est un leurre, car les hommes aussi bien que les femmes aspirent à avoir des enfants et jusqu’à ce jour, le seul cadre dans lequel les hommes peuvent avoir des enfants, c’est le mariage.
La baisse de la natalité est un phénomène mondial et ce n’est pas en imposant des injustices aux femmes qu’on peut contrecarrer cette tendance.
Bien au contraire, c’est en favorisant le partage des responsabilités familiales entre mari et femme et en accompagnant les familles par des politiques publiques qui permettent d’alléger la prise en charge des soins de la petite enfance et les frais liés aux besoins des enfants qu’on peut encourager les couples et particulièrement les femmes à améliorer la natalité.
Il s’agit donc encore une fois de la nécessité de promouvoir l’égalité, condition indispensable pour l’équilibre et la réussite du mariage et la stabilité de la famille.
Certains hommes se sentent lésés par certaines dispositions du Code de la famille et appellent à une meilleure protection de leurs droits, qu'en pensez-vous ?
L’homme bénéficie depuis des siècles de privilèges énormes au détriment de son épouse, en même temps le système patriarcal lui impose la prise en charge et l’entretien de l’ensemble de la famille. Cette obligation lui accordait une autorité et des pouvoirs exclusifs non seulement sur sa femme (voire ses femmes), mais aussi sur ses enfants et imposait à la femme en revanche la soumission à son autorité.
Maintenant, la société a changé, les droits ont évolué et aujourd’hui, les femmes travaillent et gagnent également de l’argent qu’elles dépensent au profit de leurs familles. Elles doivent d’ailleurs bien souvent cumuler deux journées de travail en une seule.
Les hommes doivent comprendre que cette réforme ne vise en aucun cas à les léser et à privilégier les femmes, mais plutôt à rétablir l’équilibre et l’entente au sein de la famille en éliminant les injustices et les violences à l’égard des femmes.
Ni les hommes, ni les femmes ne doivent être fiers qu’en 2023, le Maroc ait été classé au 136ᵉ rang sur 146 pays, c’est-à-dire parmi les derniers pays dans le monde, selon le Rapport mondial sur l’égalité de genre et la parité hommes-femmes, le «Global Gender Gap Report», établi par le Forum économique mondial de la Banque mondiale. Comment veut-on dans ces conditions que notre cher pays, le Maroc, réalise le rêve du plein développement ? Pour que le rôle et la place des femmes soient pleinement reconnus, j’appelle les hommes à projeter l’adoration qu’ils portent à leur mère sur leur propre épouse et sur les autres femmes.
Il faut aussi penser à nos filles plutôt qu’à nous-mêmes, car c’est pour nos enfants, filles et garçons, que nous légiférons aujourd’hui.
Ceci dit, en cas de divorce, il arrive que certains hommes soient lésés de ne pas pouvoir maintenir les liens nécessaires avec leurs enfants et il est nécessaire de trouver des solutions et des procédures pour créer une culture favorisant la coopération père/mère, en cas de divorce, en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.
L’introduction de mesures comme la reconnaissance du travail ménager de la femme pourrait-elle changer les dynamiques de pouvoir au sein du couple ?
Cette mesure est importante, car les femmes effectuent un travail important pour la famille, mais qui n’est ni reconnu ni rémunéré. Une enquête du HCP datant de 2012 sur l’emploi du temps nous révèle que les hommes consacrent 88% de leur temps au travail professionnel rémunéré contre seulement 12% aux travaux domestiques.
Les femmes, quant à elles, consacrent 79% de leur temps au travail domestique (à titre gratuit) et seulement 21% au travail professionnel.
Les femmes travaillent 7 fois plus au service de la communauté : elles prennent en charge la petite enfance, les soins aux personnes âgées ou aux personnes en situation de handicap au sein de la famille, sans que les politiques publiques songent à comptabiliser ce travail et à rémunérer cette économie du care en identifiant qui fait quoi au sein des familles.
À ce propos, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, il est indispensable de reconnaître la contribution financière des femmes aux dépenses du foyer. Aujourd’hui, un grand nombre de femmes sont fonctionnaires, salariées, entrepreneures, exercent des professions libérales, ou sont ouvrières, paysannes, artisanes, etc. Il faut cesser d’enfermer les femmes dans les tâches ménagères et de nier leur apport financier à la gestion et à l’entretien de la famille. Aussi, la reconnaissance des travaux ménagers et des soins aux personnes doit être rapportée à la personne qui effectue ces tâches au sein de la famille. Aujourd’hui, ce sont essentiellement les femmes qui prennent en charge ces travaux ; il est temps d’envisager un partage des tâches ménagères entre les hommes et les femmes dans un esprit d’égalité et d’équité et éduquer les enfants, les garçons comme les filles, dans cette perspective.
Quels sont, d’après vous, les défis que la société marocaine devra relever pour que ces changements soient acceptés et appliqués sur le terrain ?
On parle beaucoup des familles en crise, mais on ne parle pas assez des familles réussies. Il faut dire qu’en général les couples vivent leur relation, leurs moments de bonheur et gèrent leurs difficultés en fonction de leur culture, de leur éducation, de leur mentalité et de leur environnement familial.
Ces modèles familiaux réussis doivent davantage être connus et valorisés.
Pour accompagner la réforme, il est non seulement nécessaire de changer les lois en bannissant les injustices, mais aussi d’agir sur les mentalités à travers l’éducation à l’égalité dès la petite enfance.
Le mémorandum de notre Think Tank «Awal Houriates», «Familles plurielles, pour l’égalité au sein des familles et l’égalité entre les familles», comporte une trentaine de recommandations pour accompagner la réforme dont je citerai quelques-unes :
• Sensibiliser et former les futurs époux sur le sens du mariage qui doit être fondé sur le consentement, l’égalité, le dialogue et l’entraide dans tous les domaines.
• Combattre les injustices et les discriminations qui résultent de la domination masculine et produisent des violences fondées sur le genre.
• Combattre les stéréotypes de genre et promouvoir la culture liée aux masculinités positives concernant les rôles attribués aux hommes ou aux femmes dans les différents canaux de socialisation, notamment à l’école, dans les médias, les réseaux sociaux et numériques.
• Promouvoir la culture de l’égalité : Favoriser le débat public et associer les médias en produisant des informations scientifiques sur les enjeux liés à la lutte contre les discriminations, promouvoir l’égalité, intégrer et diffuser la culture de l'égalité dans le système éducatif et les médias.
Enfin, à votre avis, y a-t-il des aspects fondamentaux concernant la famille, les droits des femmes ou les dynamiques conjugales qui ont été négligés ou insuffisamment abordés dans cette nouvelle version de la Moudawana ?
Une des lacunes les plus importantes à combler pour mettre en place une législation adaptée aux mutations sociales, c’est de combler l’absence d’une étude nationale sur la réalité des familles, 25 ans après le début du 21ᵉ siècle, loin des idées préconçues et des tabous. Cette étude doit porter aussi bien sur la composition des familles que sur leur fonctionnement, sur les rôles et la contribution des femmes aux dépenses du foyer, pour nous permettre d’élaborer une véritable législation adaptée à la réalité sociale actuelle et aux exigences de notre société moderne, loin des dogmes, car notre pays a besoin d’un changement profond et global du Code de la famille sur la base de la justice et de l’égalité.
C’est la responsabilité, aujourd’hui, du gouvernement et du Parlement, mais aussi de nos chers Oulémas. À ces derniers, tout particulièrement, je leur rappelle encore une fois l’Appel pressant qui leur a été adressé par Sa Majesté le Roi, de faire preuve d’audace de rechercher des solutions novatrices aux problèmes de la famille en tenant compte des réalités et des évolutions actuelles de notre société.
Nouzha Skalli : L’annonce des propositions de réformes par le communiqué du Cabinet Royal a eu lieu après une longue attente et beaucoup d’espoir de mettre fin aux graves injustices subies par les femmes et les enfants à cause d’un Code de la famille qui ignore totalement les mutations sociales qui ont marqué notre pays et, notamment, les familles marocaines.
Ces mutations sont pourtant très importantes et se manifestent aussi bien dans la composition des familles que dans les rôles joués par les hommes et les femmes et notamment du fait de l’accès grandissant des femmes à l’enseignement et à l’emploi rémunéré. Il s’agit, également, des mutations liées à l’évolution constante de l’âge moyen du mariage qui est, aujourd’hui, de 32 ans pour les hommes, ce qui ne manque pas de se répercuter sur la naissance d’enfants en dehors du cadre prévu par l’actuel Code de la famille.
L’évaluation des propositions de changements annoncés est censée répondre à deux facteurs qui ont nourri nos attentes de voir notre pays enfin doté de lois modernes adaptées aux réalités d’aujourd’hui, sur la base des valeurs de justice et d’égalité. En effet, le processus de révision du Code de la famille a été lancé par S.M. le Roi Mohammed VI, Commandeur des croyants et Garant des droits et des libertés, à travers le Discours du Trône de 2022. Ce Discours est dans la droite ligne de la Vision Royale qui vise à réhabiliter les femmes marocaines dans leurs droits légitimes à l’égalité et à les voir participer pleinement au développement de notre pays. Cette Vision Royale qui s’est traduite par tout un processus de réformes enclenchées depuis la réforme du Code de la famille en 2004 en faveur des droits des femmes et l’égalité et couronnées par la réforme majeure de la Constitution en 2011. Cette nouvelle réforme est venue en réponse aux luttes menées par le mouvement pour la promotion de l’égalité des sexes et des droits des enfants garantis par la Constitution, qui consacre l’égalité des sexes et s’engage à assurer une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants, abstraction faite de leur situation familiale. Ces principes constituent des engagements de la loi fondamentale de notre pays, la Constitution et les conventions internationales ratifiées par le Maroc, à savoir la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Convention des droits de l’enfant (CIDE), et sont parfaitement en phase avec les finalités de notre religion.
S.M. le Roi a décliné les Orientations de la réforme à travers la Lettre Royale du 26 septembre 2023 adressée au gouvernement. Ces mêmes Orientations qui ont été sans cesse rappelées par le Souverain sont parfaitement en phase avec nos attentes, à savoir mettre en œuvre l’égalité entre les hommes et les femmes, adapter les lois aux mutations sociales qu’a connues la société et harmoniser le Code de la famille avec la Constitution et les conventions internationales.
Ce chantier de réforme s’est appuyé sur une large démarche participative inédite pour laquelle, je ne peux qu’exprimer toute la reconnaissance à S.M. le Roi Mohammed VI. Le mouvement pour les droits des femmes a été considéré comme un partenaire pour le changement et cela était une fierté de voir les militantes et les militants reçus et écoutés par l’Instance chargée de la révision du Code de la famille au sein de laquelle était d’ailleurs représenté le Conseil supérieur des Oulémas, aux côtés du Conseil national des droits de l’Homme, et des institutions gouvernementales et judiciaires. Le Mouvement pour les droits des femmes a fait preuve d’une mobilisation exceptionnelle pour constituer une force de propositions convergentes autour du mot d’ordre central : «Pour une réforme profonde et globale du Code de la famille».
Et comment évaluez-vous les principaux changements proposés par cette nouvelle version de la Moudawana ?
Malgré certaines dispositions positives annoncées, j’avoue que j’ai été déçue à plusieurs égards, à l’instar de plusieurs autres acteurs et actrices de la société civile. Par exemple, le mariage subi des mineures était pour moi une ligne rouge, c’est un véritable crime contre ces enfants, car il les expose à la violence, la précarité et l’abandon scolaire. Après avoir, comme en 2004, fixé l’âge du mariage à 18 ans, pourquoi avoir maintenu les dérogations qui, on le sait, sont des brèches qui permettent de maintenir cette pratique désastreuse pour l’avenir de ces fillettes ? Autre point noir, il est proposé de maintenir la polygamie, une pratique qui porte atteinte à la dignité des femmes et qui brise les familles. Pourquoi veut-on acculer les femmes à choisir, le jour de l’établissement de l’acte de mariage, d’accepter ou de refuser que leur futur époux prenne une seconde épouse, une disposition qui existe d’ailleurs déjà dans l’actuel Code, alors qu’il faut purement et simplement interdire cette pratique qui ne concerne qu’un nombre infime de mariages.
D’autres réformes majeures étaient très fortement attendues comme la suppression du «Taâsib» ou l'héritage par agnation au profit des collatéraux mâles, une autre pratique qui cause de graves injustices envers les veuves et les filles en l’absence de descendant mâle et qui n’est pas une disposition coranique. La proposition prévue d’exclure le logement de la succession ne sera utile qu’aux familles propriétaires et ne protégera pas les maigres sources de revenus issus de l’héritage d’un petit commerce ou d’une petite propriété rurale, par exemple, qui seraient de toute évidence partagés avec les descendants collatéraux mâles qui n’ont parfois aucune relation avec la petite famille du défunt, dont le nombre peut être très élevé et qui vivent parfois même à l’étranger, ce qui ne ferait qu’empoisonner la vie de la veuve et des orphelines !
Enfin, quelle déception de constater le refus de recourir à une méthode scientifique, l’ADN, largement utilisée partout dans le monde, y compris au Maroc, pour la reconnaissance de la paternité d’enfants qui n’ont aucune responsabilité dans la façon dont ils sont venus au monde ! N’est-ce pas là une énorme injustice ? Cela reviendrait à protéger les hommes qui refusent d’assumer leurs responsabilités au détriment de la mère dite célibataire et des enfants qui seraient ainsi privés du droit à l’identité et à la filiation et exposés à l’abandon et à la stigmatisation durant toute leur vie !
Il est évident que Sa Majesté le Roi attendait plus d’audace et d’innovation de la part de nos honorables Oulémas. En témoigne cet extrait explicite du communiqué du Cabinet Royal : «Dans ce cadre, Sa Majesté le Roi, Amir Al-Mouminine, a appelé le Conseil supérieur des Oulémas à poursuivre la réflexion et à adopter l’“Ijtihad” constructif sur la question de la famille, à travers la création d’un cadre approprié au sein de sa structure, en vue d’approfondir la recherche au sujet des problématiques du “Fiqh” liées aux évolutions que connaît la famille marocaine, et qui exigent des réponses novatrices en phase avec les exigences de l’heure».
Pensez-vous que ces amendements répondent réellement aux attentes des femmes et des familles marocaines ?
Pour parler des attentes des femmes et à celles des familles, il faudrait parler de la réalité des familles qui, malheureusement, ne fait pas l’objet d’études régulières de la part des organismes publics comme le Haut-Commissariat au Plan (HCP). À ce propos, la dernière étude réalisée par cette institution sur le sujet des familles date de 1995, soit de trois décennies.
Au sein du Think Tank «Awal Houriates» que j’ai l’honneur de présider, nous avons mené, pendant trois années, des réflexions et des enquêtes sur le terrain avec l’aide d’experts universitaires et d’acteurs/actrices associatifs dans plusieurs régions du pays, dans le cadre d’un projet intitulé «Pour des familles marocaines, espaces d'égalité, d'inclusion, de sécurité et de solidarité» pour améliorer notre connaissance de la réalité des familles marocaines et pour identifier les obstacles qui entravent la cohésion, la stabilité et la sécurité au sein de l’espace familial. Nos travaux et nos enquêtes nous ont permis de mieux comprendre la réalité et les évolutions des familles marocaines d’aujourd’hui.
Le manque de connaissance et de prise en compte de la réalité plurielle dans la composition des familles est en tête de ces obstacles. En effet, on estime que le modèle stéréotypé de la famille classique composée du père, de la mère et des enfants n’est représenté que par la moitié des familles dans notre pays, selon des études internationales.
Nous avons constaté une pluralité des familles dans leur composition. Les réalités et les problèmes vécus par les familles dans leur diversité sont peu souvent pris en compte. Les femmes endurent de très grandes souffrances et injustices : les femmes veuves sont nombreuses, vu la différence d’âge du mariage entre les deux conjoints, avec ou sans enfants. Celles appartenant aux milieux les plus défavorisés souffrent de discriminations lors de la succession, surtout celles qui n’ont pas de garçons. Il est rare qu’elles puissent compter sur la solidarité familiale. Nombreuses sont les femmes divorcées ou abandonnées sans divorce par un mari parti refaire sa vie ailleurs. Il y a aussi les femmes mariées par la «Fatiha» et abandonnées avec leurs enfants par un mari décédé ou non responsable, ceci sans parler des femmes dites «mères célibataires» ayant un ou plusieurs enfants à charge, en plus des familles «Kafils» et des familles recomposées et de la question du handicap assumée particulièrement par les femmes. Et cette liste n’est pas exhaustive ! Toutes ces catégories de familles ne sont pas recensées, pas plus que les enfants pudiquement appelés enfants en situation difficile et qui remplissent les établissements de protection sociale, résultat d’une législation qui rechigne à prévenir les grossesses non désirées (c’est toujours un tabou), qui interdit l’avortement, malgré l’Arbitrage Royal qui date maintenant de dix ans, qui ne permet pas l’adoption et qui refuse de prendre en compte le droit des enfants nés hors mariage à l’identité et à la vie en famille.
Lors du récent Recensement général de la population, nous avons constaté que la principale question posée à l’ensemble des personnes recensées était : qui est le chef de famille, ignorant ainsi l’article 4 de l’actuel Code de la famille qui stipule que la direction de la famille doit être assurée par les deux conjoints. Il aurait été plus significatif de demander plus explicitement qui pourvoit aux besoins de la famille. L’homme ? La femme ? Ou les deux ? Ainsi, du fait de cette lacune, le Recensement nous fournit des chiffres qui ne correspondent pas toujours à la réalité des familles et qui laissent croire que les hommes sont les seuls à travailler pour entretenir les femmes et les enfants, ce qui conforte le schéma patriarcal consacrant la suprématie masculine et justifie ainsi les privilèges consentis aux hommes à travers les politiques publiques, mais aussi en matière d’héritage, de tutelle sur les enfants, etc.
Enfin, la réalité des familles est marquée par les discriminations qui se traduisent par des injustices et des violences, comme en témoignent les chiffres accablants de l’enquête nationale menée par le HCP en 2019 qui révèle que 7,6 millions de femmes et filles âgées de 15 à 74 ans, soit 57,1%, ont subi au moins un acte de violence durant les douze mois précédant l'Enquête. L'Enquête précise que le contexte conjugal et domestique reste l’espace où la prévalence de la violence est la plus forte avec 52,2%.
À l’issue de ces études de terrain et d’une multitude d’ateliers et de conférences organisées par «Awal Houriates» dans plusieurs régions du Maroc, nous avons produit un mémorandum comportant une centaine de recommandations pour réaliser les objectifs du projet «Familles plurielles, pour l’égalité au sein des familles et l’égalité entre les familles», dont 35 environ concernent la réforme du Code de la famille. Hélas, moins du tiers de ces recommandations ont été prises en compte dans les propositions de réforme annoncées !
Comment interprétez-vous les divergences d’opinions notamment sur les réseaux sociaux entre ceux qui saluent ces changements et ceux qui expriment des craintes ou des résistances ?
Je ne parlerai pas de différences d’opinions, mais plutôt de manque d’information, voire de désinformation ou de fausses informations diffusées à dessein par des milieux opposés au progrès des droits des femmes ou par ceux qui véhiculent de fausses interprétations de notre religion.
Il faut dire que les propositions annoncées n’ont pas encore été détaillées et précisées, ce qui ouvre la voie à de multiples interprétations.
Le communiqué du Cabinet Royal a chargé le gouvernement de communiquer avec l’opinion publique et de la tenir informée des nouveautés de cette révision et surtout de fournir des explications sur les différentes propositions.
Je saisis cette occasion pour appeler les membres du gouvernement à communiquer régulièrement sur ces propositions à travers les médias publics (radios et télévisions) en rappelant les Orientations Royales et la finalité de la réforme. De leur côté, les médias publics doivent eux aussi jouer leur rôle en multipliant les débats entre les différentes composantes de la classe politique et de la société civile dans le but d’éclairer le public sur cette importante réforme.
Le gouvernement est aussi appelé à veiller, dans des délais raisonnables, à élaborer et formuler le projet de loi relatif à la révision du Code de la famille à soumettre au Parlement, conformément à la Constitution. À ce sujet, j’espère que le gouvernement et le Parlement veilleront à associer la société civile dans le cadre d’une approche participative à ce grand chantier de réforme.
Lorsque nous disposerons d’un avant-projet ou d’un projet de loi, avec des dispositions législatives précises, nous serons alors en mesure d’engager des débats, apprécier les différentes appréciations et prises de position des uns et des autres, et éventuellement constater des divergences d’opinions.
Pour l’instant, on observe, malheureusement, des tendances à une incitation malsaine à monter les hommes contre les femmes comme si on se mariait pour faire la guerre à sa future épouse et mère de ses propres enfants. On constate ainsi une prolifération de ces expressions nuisibles sur les réseaux sociaux.
Avec des exigences plus strictes, pensez-vous que ces réformes pourraient accentuer une tendance à la baisse du nombre de mariages ou à un retardement encore plus marqué de l’âge moyen au mariage ?
Il n’est pas juste de parler d’une tendance à la baisse des mariages. Le ministre de la Justice vient de démentir cette donnée lors d’une récente déclaration devant le Parlement en novembre dernier (2024). Quant à l’âge moyen du mariage, pour les filles, ce taux a connu plutôt une baisse de 27,2 ans en 2004 à 25,5 ans en 2018. Il est, par contre, en progression chez les hommes et se situe actuellement à 32 ans.
Aujourd’hui, s’il y a un obstacle au mariage, ce sont bien les contraintes économiques, car le schéma patriarcal est injuste pour les femmes et pour les hommes. Il oblige les hommes à verser la dot et à prendre en charge l’ensemble de la famille, alors que les revenus d’un jeune, même s'il est diplômé de l’enseignement supérieur, ne peuvent en aucun cas le lui permettre et lui-même ressent cela comme une injustice.
Les femmes, pour leur part, sont victimes d’injustice, car elles sont nombreuses à contribuer à l’entretien du foyer sans que cela leur soit reconnu par un système patriarcal qui persiste à les considérer comme inactives et à la charge de l’époux. Ces stéréotypes sont un prétexte pour continuer à justifier la suprématie masculine et, par conséquent, la domination, les discriminations et la violence ! C’est tout cela qui constitue une entrave au mariage.
Au contraire, l’égalité en droits et la justice sont susceptibles de garantir les conditions appropriées pour le respect mutuel, l’entente conjugale, la stabilité et le bonheur de toute la famille.
Si le nombre de mariages venait à reculer, quelles pourraient être les répercussions sociétales à long terme sur la structure familiale et la natalité au Maroc ?
Bien sûr, le mariage est un contrat sociétal très important pour constituer une famille qui devrait être un espace de sécurité, d’entraide, de solidarité pour socialiser les enfants et garantir le bonheur de tous. Or les familles ont connu beaucoup de mutations. Si on ne fait pas évoluer les lois qui régissent ces entités que sont les familles, on contribue à la crise que connaissent aujourd’hui les familles et qui se traduit par l’augmentation du taux de divorce.
Agiter la menace de la désaffection des hommes à l’égard du mariage est un leurre, car les hommes aussi bien que les femmes aspirent à avoir des enfants et jusqu’à ce jour, le seul cadre dans lequel les hommes peuvent avoir des enfants, c’est le mariage.
La baisse de la natalité est un phénomène mondial et ce n’est pas en imposant des injustices aux femmes qu’on peut contrecarrer cette tendance.
Bien au contraire, c’est en favorisant le partage des responsabilités familiales entre mari et femme et en accompagnant les familles par des politiques publiques qui permettent d’alléger la prise en charge des soins de la petite enfance et les frais liés aux besoins des enfants qu’on peut encourager les couples et particulièrement les femmes à améliorer la natalité.
Il s’agit donc encore une fois de la nécessité de promouvoir l’égalité, condition indispensable pour l’équilibre et la réussite du mariage et la stabilité de la famille.
Certains hommes se sentent lésés par certaines dispositions du Code de la famille et appellent à une meilleure protection de leurs droits, qu'en pensez-vous ?
L’homme bénéficie depuis des siècles de privilèges énormes au détriment de son épouse, en même temps le système patriarcal lui impose la prise en charge et l’entretien de l’ensemble de la famille. Cette obligation lui accordait une autorité et des pouvoirs exclusifs non seulement sur sa femme (voire ses femmes), mais aussi sur ses enfants et imposait à la femme en revanche la soumission à son autorité.
Maintenant, la société a changé, les droits ont évolué et aujourd’hui, les femmes travaillent et gagnent également de l’argent qu’elles dépensent au profit de leurs familles. Elles doivent d’ailleurs bien souvent cumuler deux journées de travail en une seule.
Les hommes doivent comprendre que cette réforme ne vise en aucun cas à les léser et à privilégier les femmes, mais plutôt à rétablir l’équilibre et l’entente au sein de la famille en éliminant les injustices et les violences à l’égard des femmes.
Ni les hommes, ni les femmes ne doivent être fiers qu’en 2023, le Maroc ait été classé au 136ᵉ rang sur 146 pays, c’est-à-dire parmi les derniers pays dans le monde, selon le Rapport mondial sur l’égalité de genre et la parité hommes-femmes, le «Global Gender Gap Report», établi par le Forum économique mondial de la Banque mondiale. Comment veut-on dans ces conditions que notre cher pays, le Maroc, réalise le rêve du plein développement ? Pour que le rôle et la place des femmes soient pleinement reconnus, j’appelle les hommes à projeter l’adoration qu’ils portent à leur mère sur leur propre épouse et sur les autres femmes.
Il faut aussi penser à nos filles plutôt qu’à nous-mêmes, car c’est pour nos enfants, filles et garçons, que nous légiférons aujourd’hui.
Ceci dit, en cas de divorce, il arrive que certains hommes soient lésés de ne pas pouvoir maintenir les liens nécessaires avec leurs enfants et il est nécessaire de trouver des solutions et des procédures pour créer une culture favorisant la coopération père/mère, en cas de divorce, en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.
L’introduction de mesures comme la reconnaissance du travail ménager de la femme pourrait-elle changer les dynamiques de pouvoir au sein du couple ?
Cette mesure est importante, car les femmes effectuent un travail important pour la famille, mais qui n’est ni reconnu ni rémunéré. Une enquête du HCP datant de 2012 sur l’emploi du temps nous révèle que les hommes consacrent 88% de leur temps au travail professionnel rémunéré contre seulement 12% aux travaux domestiques.
Les femmes, quant à elles, consacrent 79% de leur temps au travail domestique (à titre gratuit) et seulement 21% au travail professionnel.
Les femmes travaillent 7 fois plus au service de la communauté : elles prennent en charge la petite enfance, les soins aux personnes âgées ou aux personnes en situation de handicap au sein de la famille, sans que les politiques publiques songent à comptabiliser ce travail et à rémunérer cette économie du care en identifiant qui fait quoi au sein des familles.
À ce propos, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, il est indispensable de reconnaître la contribution financière des femmes aux dépenses du foyer. Aujourd’hui, un grand nombre de femmes sont fonctionnaires, salariées, entrepreneures, exercent des professions libérales, ou sont ouvrières, paysannes, artisanes, etc. Il faut cesser d’enfermer les femmes dans les tâches ménagères et de nier leur apport financier à la gestion et à l’entretien de la famille. Aussi, la reconnaissance des travaux ménagers et des soins aux personnes doit être rapportée à la personne qui effectue ces tâches au sein de la famille. Aujourd’hui, ce sont essentiellement les femmes qui prennent en charge ces travaux ; il est temps d’envisager un partage des tâches ménagères entre les hommes et les femmes dans un esprit d’égalité et d’équité et éduquer les enfants, les garçons comme les filles, dans cette perspective.
Quels sont, d’après vous, les défis que la société marocaine devra relever pour que ces changements soient acceptés et appliqués sur le terrain ?
On parle beaucoup des familles en crise, mais on ne parle pas assez des familles réussies. Il faut dire qu’en général les couples vivent leur relation, leurs moments de bonheur et gèrent leurs difficultés en fonction de leur culture, de leur éducation, de leur mentalité et de leur environnement familial.
Ces modèles familiaux réussis doivent davantage être connus et valorisés.
Pour accompagner la réforme, il est non seulement nécessaire de changer les lois en bannissant les injustices, mais aussi d’agir sur les mentalités à travers l’éducation à l’égalité dès la petite enfance.
Le mémorandum de notre Think Tank «Awal Houriates», «Familles plurielles, pour l’égalité au sein des familles et l’égalité entre les familles», comporte une trentaine de recommandations pour accompagner la réforme dont je citerai quelques-unes :
• Sensibiliser et former les futurs époux sur le sens du mariage qui doit être fondé sur le consentement, l’égalité, le dialogue et l’entraide dans tous les domaines.
• Combattre les injustices et les discriminations qui résultent de la domination masculine et produisent des violences fondées sur le genre.
• Combattre les stéréotypes de genre et promouvoir la culture liée aux masculinités positives concernant les rôles attribués aux hommes ou aux femmes dans les différents canaux de socialisation, notamment à l’école, dans les médias, les réseaux sociaux et numériques.
• Promouvoir la culture de l’égalité : Favoriser le débat public et associer les médias en produisant des informations scientifiques sur les enjeux liés à la lutte contre les discriminations, promouvoir l’égalité, intégrer et diffuser la culture de l'égalité dans le système éducatif et les médias.
Enfin, à votre avis, y a-t-il des aspects fondamentaux concernant la famille, les droits des femmes ou les dynamiques conjugales qui ont été négligés ou insuffisamment abordés dans cette nouvelle version de la Moudawana ?
Une des lacunes les plus importantes à combler pour mettre en place une législation adaptée aux mutations sociales, c’est de combler l’absence d’une étude nationale sur la réalité des familles, 25 ans après le début du 21ᵉ siècle, loin des idées préconçues et des tabous. Cette étude doit porter aussi bien sur la composition des familles que sur leur fonctionnement, sur les rôles et la contribution des femmes aux dépenses du foyer, pour nous permettre d’élaborer une véritable législation adaptée à la réalité sociale actuelle et aux exigences de notre société moderne, loin des dogmes, car notre pays a besoin d’un changement profond et global du Code de la famille sur la base de la justice et de l’égalité.
C’est la responsabilité, aujourd’hui, du gouvernement et du Parlement, mais aussi de nos chers Oulémas. À ces derniers, tout particulièrement, je leur rappelle encore une fois l’Appel pressant qui leur a été adressé par Sa Majesté le Roi, de faire preuve d’audace de rechercher des solutions novatrices aux problèmes de la famille en tenant compte des réalités et des évolutions actuelles de notre société.