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«Dans le dossier libyen, le rôle constructif du Maroc gêne les agendas de certaines parties»

Khalid Chegraoui, professeur d’histoire et d’anthropologie politique à l’Institut des études africaines de l’Université Mohammed V de Rabat et directeur du groupe de recherche African Politics, analyse dans cet entretien les enjeux du dialogue libyen de Bouznika. Il décrypte les intérêts divergents des forces en présence ainsi que la différence entre les pourparlers de Bouznika et de Skhirate.

«Dans le dossier libyen, le rôle constructif du Maroc gêne les agendas de certaines parties»

Le Matin : Le dialogue libyen entre les délégations du Haut Conseil d’État libyen et le Parlement de Tobrouk vient de prendre fin à Bouznika. Pourquoi, selon vous, le Maroc est parvenu à réunir les protagonistes libyens à nouveau autour de la même table ?
Khalid Chegraoui : Tout d’abord, il s’agit d’une demande libyenne animée par le fait de trouver un espace neutre de rencontres et de dialogue. Aussi, le Maroc est parmi les rares pays d’Afrique du Nord et du reste des espaces qui interviennent dans la scène libyenne qui n’a pas d’agenda politique ou économique en Libye.  Et, par déterminisme géographique, le Royaume n’a pas de frontières directes avec le territoire libyen. Ce qui lui confère une certaine position d’observateur privilégié, mais qui arrive à maintenir des relations avec les deux parties belligérantes, sans pour autant déroger à la règle du respect de la légalité internationale, représentée par les décisions de l’Organisation des Nations unies (ONU) en ce sens.
Bien sûr, il y a le précédent de Skhirate, qui fut une rencontre prometteuse sous l’égide de l’ONU et qui reste une plateforme de départ où le Maroc a certes joué le rôle du maître de cérémonie et garanti la logistique nécessaire. Il a surtout pu donner aux Libyens le sentiment d’être dans un pays frère loin des influences et des pressions adjacentes aux intérêts externes. Et enfin, il y a le sacro-saint principe marocain de l’union nationale de la Libye et dont le Maroc a toujours été un des plus virulents défenseurs. Car le grand risque qui se profile à travers cet état de guerre interminable entre les Libyens est d’aller vers un démembrement du territoire, ce qui fera l’affaire de certaines forces régionales et internationales au détriment des intérêts du peuple libyen.

L’ONU, l’UE, l’UA et la Ligue arabe, entre autres, soutiennent le rôle constructif du Maroc dans cette affaire. Peut-on affirmer que la conférence de Berlin est dépassée ?
Il y a deux manières d’approcher la question libyenne. En premier lieu, ce qui a été l’œuvre de l’ONU, suivi du Maroc, à travers des rencontres de négociations entre Libyens afin de les aider et de leur offrir des moyens de trouver une entente et, par la suite, résoudre leurs différends. En deuxième lieu, les différentes conférences internationales et médiations qui s’imposent aux Libyens et qui leur imposent des feuilles de route et une manière de résoudre leurs problèmes. En ce sens, le problème n’est pas lié à la conférence de Berlin, on peut voir ce qui s’est passé en Russie, en France, en Italie, en Algérie, en Égypte, en Tunisie, à Brazzaville. Il y a eu des conférences même de supposés chefs de tribus qui forment la société libyenne, ce qui dénote une conception presque précoloniale de l’État en Libye et qui lui renie son statut d’État-Nation.
Cet état de choses a créé une grande inflation diplomatique, comme cela a rendu la question libyenne tel un faire-valoir ou un fonds commercial pour des forces et des agendas, exogènes comme endogènes. Cette situation demande que la question libyenne reste au niveau des Nations unies pour l’instant, et que la solution du problème doit émerger des Libyens eux-mêmes sans leur imposer un quelconque entendement ou gentlemen agreement. Car au point où nous en sommes, la Libye est réellement devenue une carte politique et sécuritaire pour la Méditerranée de l’Est entre trois entités : le monde arabe du Moyen-Orient restreint, selon une conception maghrébine, l’Europe du sud plus l’Allemagne et la Turquie, le tout sous supervision discrète des États-Unis et supervision plus claire de la Russie.

Le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, avait déclaré que la multiplicité des intervenants dans la crise libyenne empêchait la résolution de ce conflit. Dans quelle mesure cette assertion est-elle vraie ?
C’est vrai. D’ailleurs, je reprends de mémoire une déclaration de M. le Ministre Nasser Bourita quand il a parlé d’éviter de transformer la Libye en fond commercial, comme il a toujours appelé à ce que la Libye soit présente à table, non pas en tant que menu. Il suffit de voir le nombre d’interventions depuis Skhirate à nos jours, sans aucun résultat probant, parfois la conférence s’automutile dès le départ. Et beaucoup de ces conférences ont essayé de remplacer les rencontres de Skhirate en essayant de recréer et redécouvrir la roue, au lieu d’appuyer ce processus et, pourquoi pas, de l’amender et de le développer. Aussi, beaucoup d’acteurs n’ont pas apprécié cette présence marocaine et sa manière d’être qui, semble-t-il, gêne certains desseins et rêves d’État.
 
Quelles sont les puissances régionales en jeu dans ce conflit ? Quelles sont leurs motivations ? Leurs approches sont-elles conciliables ?
Ces approches ne sont pas conciliables, du moment qu’elles ont une logique mercantile. On peut comprendre la présence des États limitrophes de la Libye, la Tunisie, l’Algérie et l’Égypte qui sont en contact direct avec le territoire et ses impacts sécuritaires, mais qui ont des intérêts divergents. La Tunisie souffre plus que les autres et tend à maintenir des équilibres fragiles, au vu aussi de sa situation interne, comme elle supporte un poids énorme à cause de la question libyenne. Pour l’Algérie et l’Égypte, ils sont généralement aux antagonismes, mais ne diffèrent guère dans leurs vues concernant la Libye, tout en maintenant des relations avec l’une ou l’autre des parties libyennes. Ils jouent un jeu assez compliqué avec les composantes socioculturelles, dites tribales. Pour l’Italie, ancienne puissance coloniale, limitrophe sur le plan marin, l’intérêt est sécuritaire et économique, avec certaines rivalités intra-européennes. On peut aussi comprendre l’intérêt d’autres États qui ne paraissent pas clairement de par des considérations endogènes, mais qui n’empêchent pas leur suivi de la question libyenne. Peut-être qu’ils sont parmi les plus fervents défenseurs d’une solution politique, et, comme le Maroc, ont peur pour l’unité nationale libyenne, et là je cite les pays du Sahel, le Tchad et le Niger, en premier, de par les frontières en commun, le Mali aussi et le Soudan. Mais ces derniers quatre pays africains ne sont pas en mesure de s’imposer sur la scène libyenne mais peuvent avoir quelques atouts et cartes à travers la géographie et l’histoire, surtout à travers quelques acteurs libyens résidant dans ces espaces.
Il y a aussi la Turquie avec sa relation et présence historique spéciale en Libye, à la différence de sa présence historique en Tunisie et au pachalik d’Algérie, et c’est aussi ses intérêts économiques et politiques qui sont en jeu dans la région, dans une sphère plus large, englobant la Méditerranée de l’Est dans un quiproquo sur les hydrocarbures contre la Grèce, l’Égypte et une relation non claire avec Israël. Il y a aussi la France qui maintient des relations avec les deux parties libyennes et qui est en relation avec la Grèce dans la question de l’Est méditerranéen et un peu superviseur de ce qui se passe au Sahel-Sahara.
Par ailleurs, on a le retour de la Russie avec ses relations de l’époque soviétique avec la Libye, son retour en Méditerranée de l’Est, avec la crise syrienne, ses rapports complexes avec la Turquie dans ces deux espaces, et la connexion avec ses retours en Afrique, surtout sahélienne et centrale. Avec la Libye, la Russie pourra retrouver sa place d’antan en Méditerrané du Sud. Pour les États-Unis et la nouvelle administration Trump, on remarque un recul, qui n’en est pas un, car Washington a toujours des acteurs en Libye, comme elle peut toujours s’activer à Tripoli et à Tobrouk. En fait, les deux belligérants libyens ont tous des rapports privilégiés avec les États-Unis, comme il y a l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et ses principaux alliés, la France et la Turquie, la question qui se pose en ce sens est comment les États-Unis voient le retour de la Russie en Libye. Et, enfin, les pays du Golfe avec leurs contradictions internes et leurs différents agendas, parfois déconcertants par leurs logiques.

Quelles sont les principales difficultés qui pourraient empêcher l’aboutissement de ce dialogue libyen ?
Il y a toujours les interventions externes et qui ne voient pas la réalisation de leurs agendas dans ce processus. Mais le plus grand barrage à une solution reste les acteurs libyens eux-mêmes, tant que l’espace libyen est contrôlé par différentes milices et armées d’obédience idéologique, religieuse, sociale ou «culturo-ethnique», tant qu’il y a cette présence presque ancrée d’un imaginaire identitaire régional assez imposant entre la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan, tant que la question de la dissémination des armes légères et lourdes partout et chez tout le monde n’est pas résolue, tant qu’il y a absence d’un véritable leadership national unioniste et fédéraliste et, surtout, tant qu’il y a absence d’une volonté supra-personnelle et supra-clanique pour l’intérêt majeur de la Nation. En ce sens, le peuple libyen, l’oublié de ces manœuvres, souffre le martyre et commence à réagir, à l’Est comme à l’Ouest, aux gabegies de ses politiques, ses milices et ses pseudo militaires.

Les pourparlers de Bouznika ne risquent-ils pas de subir le même sort que ceux de Skhirate ?
Déjà, il y a une différence déontologique entre les deux : les pourparlers de Bouznika sont une rencontre de dialogue entre des représentants de deux institutions représentatives, et entre Libyens à 100%. Le Maroc y joue le rôle de facilitateur qui n’impose aucune feuille de route. À Skhirate, c’étaient des rondes de négociation avec une feuille de route, des principes imposés par l’ONU et une médiation active de celle-ci, approuvée et contresignée par le Conseil de sécurité. On est dans deux registres différents, mais complémentaires, ce qui fait que la comparaison n’est pas toujours d’actualité.

Que gagne le Maroc en abritant le dialogue libyen ?
Le seul intérêt pour la Maroc est que l’union nationale et la stabilité de l’État libyen sont pour beaucoup dans la stabilité et la sécurité de l’Afrique du Nord, du Sahel-Sahara et de la Méditerranée. Aussi, si le Maroc a un intérêt, ce sera la défense de l’unité nationale d’un pays africain, arabe, musulman et méditerranéen. 

Entretien réalisé par Brahim Mokhliss

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