Pour chaque kilo de crevettes pêché au large de la Mauritanie, entre 8 et 10 kilos de poissons sont rejetés morts en mer. Seulement 11% survivent à cette sélection brutale. À l'échelle mondiale, les rejets atteignent 40 millions de tonnes par an selon la FAO. Ces chiffres, compilés dans le rapport de l'IRES sur l'Initiative Royale pour l'Afrique Atlantique, illustrent l'ampleur d'un gâchis organisé. Dans les eaux parmi «les plus poissonneuses au monde», les côtes ouest-africaines sont devenues le terrain de chasse de flottes industrielles qui vampirisent une ressource vitale pour les populations locales.
L'armada étrangère qui asphyxie l'Afrique
La Chine n'est pas seule. L'Union européenne, «premier importateur de poisson de la planète» selon le document, a délocalisé sa surcapacité chronique vers le sud. «88% des réserves halieutiques communautaires sont surexploitées, contre 25% au niveau mondial», reconnaissait l'ancienne commissaire européenne à la Pêche, Maria Damanaki, citée dans l'étude.
Un système de prédation organisée
Le rapport dévoile les mécanismes d'un pillage systématisé. Premier maillon : les accords de pêche déséquilibrés. L'exemple mauritanien cristallise les dérives. «En juillet 2012, moyennant une compensation financière de 113 millions d'euros, le plus important contrat de pêche du monde à cette date», l'UE a obtenu l'accès aux eaux territoriales pour «un nombre non limité de navires européens». Les conséquences sont dramatiques. «La moitié de la population mauritanienne vit au-dessous du seuil de pauvreté, et, en dix ans, la consommation annuelle des produits de la mer est passée de 11 à 9,5 kg par habitant», constate le rapport de l'IRES.
Deuxième maillon : le transbordement illégal. «Au large, les stocks sont transférés dans des bateaux frigorifiques, de véritables porte-conteneurs, où le poisson est transformé, congelé», détaille l'étude. Deux hubs clandestins ont été identifiés par les experts : «l'un se situe autour de la Guinée et couvre également le Sénégal, le Cap-Vert et la Gambie ; l'autre au large des côtes du Ghana, et recouvre le Togo, le Bénin et le Nigeria». Cette pratique permet de «mélanger les pêches légales et illégales», rendant le contrôle «plus complexe, pour les autorités portuaires ou les autorités nationales, le suivi des pêches», expliquent les rédacteurs.
Des chiffres qui sonnent comme un réquisitoire
«84% des 893.187 tonnes de poissons exportées en 2013 depuis l'Afrique de l'Ouest l'ont été par porte-conteneurs» contrôlés par des armateurs étrangers, révèle le document. Pour les six pays étudiés – Mauritanie, Sénégal, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau et Sierra Leone –, «la pêche illégale représente un manque à gagner, estimé à 2 milliards d'euros par an». Le calcul alternatif fait froid dans le dos. «Si ces pays pêchaient et exportaient eux-mêmes, ils généreraient 3,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires, soit huit fois plus de revenus que la cession de droits à des opérateurs étrangers», souligne l'IRES en citant la FAO. En termes d'emploi, le coût est tout aussi lourd. «Si le développement de la pêche africaine se faisait, cela pourrait favoriser la création de 300.000 emplois supplémentaires» en Afrique de l'Ouest selon les projections.
Les populations locales, premières victimes
«Plus de 20% des protéines animales consommées par les populations subsahariennes sont d'origine marine», rappelle le document. Le secteur fait vivre «plus de 3 millions de personnes en Afrique de l'Ouest» et contribue «à hauteur de 3% du PIB régional». Mais «les milliers de pirogues assurant la survie économique et la cohésion sociale des communautés villageoises» ne font pas le poids. Les experts décrivent un quotidien de plus en plus périlleux : «ces navires étrangers mènent la vie dure aux milliers de pirogues» en violant systématiquement les zones réservées à la pêche artisanale.
Le détournement vers l'aquaculture aggrave la situation. Un rapport Greenpeace de juin 2021, cité dans l'étude, révèle que «500.000 tonnes de petits poissons (sardinelles et bongas) sont transformées annuellement en farine et huile» pour nourrir les élevages industriels. «Ce volume aurait pu nourrir 33 millions de personnes».
Le cas marocain : vers une rupture avec Bruxelles ?
Le Maroc a commencé à tirer les leçons de ces dérives. En juillet 2023, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a annoncé un changement de cap. «Tout en réaffirmant sa volonté de permanence du dialogue et la coopération avec les partenaires européens, le Royaume a clarifié sa position quant à l'avenir de tout Accord de pêche», note le rapport.
La soumission sénégalaise et ses conséquences
La Chine, prédateur sans limites
Les navires chinois opèrent selon un modèle économique précis : «ils revendent un tiers environ de leur production sur les marchés africains, où ils concurrencent donc directement les pêcheurs locaux. Ils exportent par ailleurs un tiers de leurs poissons en Europe et rapatrient le reste en Chine continentale».
Des pratiques destructrices documentées
L'aquaculture, fausse solution miracle
Les énergies renouvelables, autre richesse sous-exploitée
L 'étude de l’IRES pointe la responsabilité des investisseurs : «la frilosité des investisseurs qui font face à un coût du capital de plus en plus élevé» explique cette sous-exploitation, selon le Conseil mondial de l'énergie éolienne, cité dans le document. «Loin d'être oubliée ou ignorée, une autre alternative est offerte en Afrique : c'est la géothermie», souligne le rapport. «21 pays africains disposent de cette ressource en 2021» selon l'association géothermale internationale. Le Kenya en tire déjà «près de la moitié de l'électricité» et «pourrait devenir, dès 2030, le premier d'Afrique à atteindre les 100% d'électricité issue du renouvelable». Mais les capacités continentales, «multipliées par cinq en dix ans, atteignant près de 1.000 MW», restent «largement inexploitées».
Les solutions préconisées par l'IRES
La Conférence ministérielle sur la coopération halieutique entre les États africains riverains de l'océan Atlantique (COMHAFAT) est identifiée comme l'institution qui «pourrait porter ce chantier de l'Initiative Atlantique africaine, pour ce qui concerne l'harmonisation des réglementations et la mutualisation des moyens de surveillance des pêches». La surveillance mutuelle est essentielle. Le rapport préconise le «développement de systèmes de partage de renseignements», l'«utilisation de technologies avancées de surveillance maritime, telles que les systèmes de surveillance par satellite et les drones», ainsi que «les missions conjointes de surveillance».
Une flotte africaine, condition de l'autonomie
Au-delà de la surpêche, les côtes atlantiques africaines font face à une menace existentielle : le réchauffement climatique. «Le gigantesque corridor s'étalant sur un millier de kilomètres, allant d'Abidjan à Lagos en passant par Cotonou», qui «rassemblera d'ici une décennie, plus de 50 millions d'habitants», est particulièrement vulnérable. «Prise en tenailles entre montée des eaux des océans et affaissement du sol (subsidence)», cette zone côtière «subit les effets néfastes du changement climatique.» Les terres menacées «se situent à des altitudes inférieures à 2 mètres» là où «se trouve la concentration maximale des populations».
Le rapport est alarmiste : «Dans le scénario catastrophe d'un réchauffement de +4°C, l'Afrique de l'Ouest serait rendue invivable.» Selon les données de la Banque mondiale citées, «le coût des catastrophes naturelles a doublé dans les pays les plus pauvres durant la dernière décennie. Les pertes économiques africaines attribuables au climat représentent en moyenne 1,3% du PIB par an, soit quatre fois plus que dans les autres économies émergentes».
Un combat pour la souveraineté
Pour que l'Initiative atlantique tienne ses promesses, elle devra résoudre cette équation fondamentale : comment transformer un océan pillé depuis des décennies en espace de prospérité partagée ? La souveraineté maritime, conclut le document de l'IRES, n'est pas qu'une question de droit international. C'est d'abord une question de moyens : flottes nationales, surveillance satellitaire, coordination régionale et surtout volonté politique de dire non aux prédateurs étrangers. Sans cette reconquête de l'océan, l'ambition atlantique du Maroc restera lettre morte.
