Menu
Search
Vendredi 05 Décembre 2025
S'abonner
close
Vendredi 05 Décembre 2025
Menu
Search

Maroc : une inclusion financière sous contraintes structurelles

Le rapport 2025 de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO) met en exergue les profondes défaillances de l’inclusion financière au sein de la région arabe, soulignant des disparités structurelles majeures ainsi que l’impérieuse nécessité d’une refonte institutionnelle et réglementaire. Si le Maroc affiche des progrès indéniables, il demeure néanmoins confronté à d’importants obstacles entravant l’instauration d’une inclusion financière véritablement équitable et pérenne. Dans ce contexte, Mehdi El Fakir, expert-comptable et économiste, analyse les données et perspectives du rapport de la CESAO, mettant en lumière les défis cruciaux à surmonter pour garantir une inclusion efficiente et durable à l’horizon 2030.

No Image
À l’heure où les fractures économiques s’approfondissent et où les inégalités d’accès aux ressources essentielles s’installent avec inquiétude dans le paysage social arabe, la question de l’inclusion financière s’impose comme l’un des défis les plus pressants de la décennie. Le rapport 2025 de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale dresse un constat lucide, parfois implacable, des retards accumulés en matière d’accès équitable aux services financiers de base. Au-delà des chiffres et des indicateurs, c’est une réalité humaine que ce document met en lumière : celle de millions de citoyens tenus à l’écart des circuits économiques formels, faute de dispositifs adaptés, de volonté politique affirmée ou d’un environnement institutionnel suffisamment inclusif. Le Maroc, bien qu’ayant consenti des efforts tangibles, demeure lui aussi confronté à une série d’écueils structurels qui entravent la construction d’un modèle d’inclusion financière à la fois équitable, résilient et durable. Dans cette perspective, l’analyse de Mehdi El Fakir, expert-comptable et économiste, apporte un éclairage précieux : loin d’un simple exercice technique, son décryptage engage une réflexion de fond sur la manière dont le Maroc peut repenser ses politiques publiques pour faire de l’inclusion financière un véritable levier de cohésion sociale et de développement partagé.

L’inclusion financière, pierre angulaire d’un développement équitable

À l’horizon 2030, l’inclusion financière s’impose comme un levier essentiel du développement dans la région arabe. Le rapport annuel de la CESAO, «Examen des objectifs de développement durable 2025», souligne que, malgré des avancées réformatrices dans certains pays, l’exclusion financière demeure un défi majeur et systémique. Le Maroc, la Jordanie et l’Égypte affichent une volonté politique manifeste à travers l’adoption de cadres réglementaires novateurs et la promotion des services financiers numériques. Pourtant, ces avancées peinent à faire reculer l’exclusion massive qui prive près de 60% des adultes de la région d’un accès aux instruments économiques fondamentaux. Cette marginalisation structurelle compromet la réalisation des objectifs de développement durable, notamment en matière de réduction de la pauvreté, d’accès aux opportunités économiques et d’intégration des populations dans l’économie formelle. Il ne s’agit plus seulement d’étendre la bancarisation, mais de concevoir des dispositifs d’inclusion financière adaptés aux besoins des segments les plus vulnérables : femmes, jeunes et populations rurales.

Fractures sociales et vulnérabilités

L’analyse de la CESAO met ainsi en lumière les lignes de fracture sociale qui structurent l’exclusion financière dans la région arabe, révélant une hiérarchie persistante de vulnérabilités. Les femmes figurent parmi les premières victimes de cette marginalisation, avec seulement 29% disposant d’un compte bancaire ou d’un portefeuille électronique, plaçant la région parmi les plus en retard au monde en matière d’inclusion financière féminine. L’écart de 13 points entre les sexes reflète un déséquilibre structurel, enraciné dans les normes sociales, les politiques publiques et l’accès différencié à l’information économique. La situation des personnes en situation de handicap illustre une autre forme de marginalisation, avec un taux d’accès aux services financiers ne dépassant pas 21%, en raison de l’inaccessibilité des infrastructures, de pratiques discriminatoires persistantes et de l’absence de cadres législatifs adaptés. Par ailleurs, la disparité géographique accentue ces inégalités : les populations rurales ont deux fois moins de chances d’accéder aux services financiers formels, pénalisées par la concentration des infrastructures en milieu urbain, la faible connectivité numérique des zones périphériques et l’inadéquation des produits financiers aux réalités rurales. Enfin, travailleurs informels et réfugiés, au croisement de multiples vulnérabilités, restent largement exclus des dispositifs financiers classiques. Leur précarité traduit non seulement un défaut d’accès, mais aussi un vide institutionnel que peu d’États ont entrepris de combler de manière systémique.

L’avènement du numérique : entre potentiel inclusif et nouvelles lignes de fracture

L’essor des technologies numériques constitue, selon le rapport de la CESAO, l’un des leviers les plus prometteurs en matière d’inclusion financière. Entre 2020 et 2023, le nombre de comptes électroniques a doublé dans la région, traduisant une adoption croissante du paiement par téléphone mobile et une dynamique d’innovation portée par certains États. Cependant, cette progression ne saurait occulter l’émergence de nouvelles inégalités. La Commission attire l’attention sur une «fracture numérique dans la fracture» : si les services financiers mobiles gagnent en visibilité, leur usage effectif demeure limité par des facteurs structurels. L’accès restreint à Internet, la faible diffusion des smartphones parmi les catégories les plus précaires et un déficit généralisé de compétences digitales compromettent la portée inclusive de ces outils.

Ce constat est encore plus critique dans les pays affectés par des conflits armés ou une instabilité chronique. Dans ces contextes, les services mobiles, lorsqu’ils existent, sont marqués par une forte intermittence, voire une absence totale de couverture. La Commission y voit un cercle d’exclusion auto-entretenu : les mêmes populations qui bénéficieraient le plus de solutions digitales stables sont précisément celles pour lesquelles ces services demeurent inaccessibles ou discontinus, aggravant ainsi leur vulnérabilité économique et sociale.

L’accès au crédit, un obstacle majeur à l’émancipation économique

L’accès au crédit demeure un verrou essentiel entravant l’émancipation économique dans la région arabe. Selon le rapport, seulement un adulte sur cinq a eu recours à un prêt auprès d’une institution financière formelle, un chiffre révélateur des limitations structurelles persistantes. Cette insuffisance ne se limite pas à restreindre l’accès individuel aux ressources, elle impacte plus largement la capacité d’innovation et la création d’emplois, fragilisant ainsi le tissu économique régional. Plus particulièrement, les très petites, petites et moyennes entreprises (TPPME), qui constituent le moteur principal de la croissance et de l’emploi, voient leur vitalité compromise par ce déficit d’accès au financement. Par conséquent, renforcer l’octroi de crédits adaptés s’impose comme une condition sine qua non pour soutenir un développement économique inclusif et durable.

Vers une transformation institutionnelle et réglementaire nécessaire

Face à ces constats préoccupants, la CESAO appelle à une refondation profonde des cadres institutionnel et réglementaire. Il s’agit notamment de renforcer la protection des consommateurs, de promouvoir systématiquement l’éducation financière, ainsi que d’intégrer de manière explicite les enjeux de genre et de handicap au sein des politiques financières. Par ailleurs, le rapport souligne la nécessité de moderniser les infrastructures numériques, tout en développant des systèmes d’identité numérique interopérables, garantissant un accès sécurisé, fiable et inclusif aux services financiers. Mario Gallis, responsable des affaires économiques à la CESAO et auteur de ce rapport, insiste sur la dimension stratégique des services financiers dans la région : «Ils ne sauraient plus être considérés comme un simple luxe. En l’absence d’une inclusion financière véritablement effective, l’élimination de la pauvreté, le soutien aux petites entreprises et l’instauration d’une croissance économique équitable et inclusive demeureront des objectifs hors de portée.»

La bancarisation au Maroc : un bilan encourageant mais contrasté

Dans ce contexte régional complexe, le Maroc se distingue par une trajectoire d’inclusion financière marquée par des avancées concrètes, portées par des réformes institutionnelles ambitieuses et un soutien accru des partenaires internationaux. Toutefois, malgré ces progrès, des inégalités persistantes continuent de poser des défis majeurs à une inclusion véritablement universelle. La trajectoire marocaine en matière d’inclusion financière témoigne de progrès tangibles, sous-tendus par des initiatives institutionnelles robustes et des réformes soutenues par des partenaires internationaux. En 2023, le taux de détention de comptes bancaires s’établit à 54%, marquant une légère progression par rapport aux 53% enregistrés en 2022, selon les données officielles de Bank Al-Maghrib (BAM). Cette évolution traduit la bancarisation effective d’environ 15 millions d’individus.

Néanmoins, ces avancées restent assorties de disparités notables. Sur ce total, 9,1 millions sont des hommes contre seulement 5,9 millions de femmes, tandis que la bancarisation des jeunes adultes âgés de 15 à 24 ans ne dépasse pas 9,7%. Ces données révèlent une inégalité persistante, tant sur les plans genré que générationnel, qui constitue une source de préoccupation majeure.

Une dynamique d’inclusion financière marquée par des progrès tangibles et des défis persistants

Le paysage de l’inclusion financière au Maroc affiche des avancées notables, avec une progression de 7,2% du parc global des comptes bancaires en 2023, atteignant 36,3 millions, dont 3,3 millions de nouveaux comptes ouverts sur l’année. Parallèlement, le nombre de cartes bancaires a augmenté de 6,3%, totalisant 20,2 millions d’unités. Toutefois, l’analyse approfondie des comportements d’usage révèle une prédominance écrasante des retraits en espèces, qui représentent 88% des transactions par carte bancaire. Ce phénomène atteste une faible pénétration des paiements électroniques, un frein que Fakir El Mehdi, expert en économie numérique, attribue principalement à des facteurs culturels profondément enracinés. Selon lui, «l’inclusion financière ne saurait se limiter à la simple ouverture de comptes ou à la détention de cartes bancaires. Il est impératif de repenser les usages et les comportements, en développant une éducation financière adaptée et des infrastructures technologiques robustes, capables de répondre aux besoins spécifiques des différentes catégories sociales».

À ce titre, le soutien international joue un rôle clé dans l’accélération de cette transformation. La Banque mondiale a ainsi approuvé en 2023 un prêt de 450 millions de dollars destiné à accompagner les réformes visant à améliorer l’accès aux services financiers, notamment pour les populations vulnérables telles que les femmes, les jeunes et les habitants des zones rurales. M. El Fakir souligne l’importance cruciale de ces partenariats : «Le soutien financier doit s’accompagner d’un transfert de compétences et d’une coopération stratégique pour garantir la durabilité des réformes et une intégration inclusive de tous les acteurs.» Cette coopération internationale s’inscrit dans une dynamique positive, comme en témoigne la couverture des réseaux de paiement mobile en zones rurales, désormais portée à 31%, ainsi que l’essor du nombre de prestataires de services financiers numériques, qui s’élève à 19.

Néanmoins, des défis structurels majeurs subsistent et freinent une inclusion véritablement équitable et durable. La répartition géographique des infrastructures financières demeure très inégale, avec une concentration significative en milieu urbain, en particulier dans la région de Casablanca-Settat, qui concentre à elle seule 33% des comptes de dépôt. Cette disparité traduit un accès limité des zones rurales aux services bancaires formels, perpétuant ainsi une fracture territoriale préoccupante. De surcroît, la prédominance persistante des paiements en espèces illustre une adoption encore embryonnaire des outils numériques, étroitement liée à des habitudes culturelles profondément ancrées dans la société marocaine.

Sur le plan sociétal, les disparités entre les sexes et les générations constituent une entrave majeure à l’inclusion financière. Ainsi, bien qu’une progression significative de la représentation féminine soit constatée au sein des conseils d’administration des entreprises cotées, un écart structurel de 25 points de pourcentage persiste entre hommes et femmes quant à l’accès aux services financiers. S’agissant des freins à cette inclusion, l’économiste Fakir El Mehdi souligne l’importance cruciale de traiter en priorité ces disparités structurelles : «L’inclusion financière ne peut être pleinement effective que si ces inégalités sont abordées avec détermination, car elles compromettent non seulement l’égalité des chances, mais aussi la cohésion sociale.»

Perspectives et engagements stratégiques à l’horizon 2030

Conscient des défis structurels entravant l’accès équitable aux services financiers, le Royaume du Maroc s’est inscrit dans une dynamique ambitieuse visant à atteindre un taux d’inclusion financière de 75% d’ici à 2030. Cette orientation stratégique s’articule autour de la Stratégie nationale d’inclusion financière (SNIF), un dispositif rigoureusement élaboré et bénéficiant du soutien institutionnel et financier de la Banque mondiale.

Les politiques publiques afférentes adoptent une approche ciblée, privilégiant l’intégration des segments socio-économiques les plus vulnérables, notamment les femmes rurales, la jeunesse ainsi que les très petites, petites et moyennes entreprises. Ce choix manifeste illustre la volonté de surmonter les obstacles structurels qui compromettent l’égalité d’accès aux services financiers. En favorisant cette inclusion élargie, la stratégie nationale ambitionne non seulement de renforcer la résilience économique, mais aussi de promouvoir un développement véritablement inclusif, pérenne et équilibré, fondé sur une croissance harmonieuse de l’ensemble des composantes sociales et territoriales du pays.
Lisez nos e-Papers