La réflexion autour du nouveau plan d’autonomie pour les provinces du Sud ne peut se limiter aux seuls dispositifs institutionnels ou juridiques. Pour Khalid Mouna, anthropologue et enseignant-chercheur, l’enjeu est d’abord sociétal. Il insiste dans ce sens sur une dimension rarement traitée à sa juste mesure: celle de la mémoire collective et de l’histoire partagée comme fondement du lien national. Depuis 2007, rappelle-t-il, ces territoires connaissent des transformations profondes, humaines, sociales et culturelles, qui interrogent directement la manière dont le Maroc pense son unité et sa cohésion. Pour Khalid Mouna, l’histoire nationale telle qu’elle est communément transmise reste quelques fois fragmentée. Construite autour de certains territoires, de figures ou d’épisodes dominants, elle laisse en marge des régions entières, dont le Rif, les provinces du Sud ou encore les espaces oasiens. Cette «marginalisation mémorielle», souligne-t-il, n’est pas neutre: elle fragilise le sentiment d’appartenance et alimente une distance entre le centre et les périphéries.
Donner toute sa place aux mémoires locales
Le récit collectif ne peut être homogène ni figé. Il se nourrit, selon l’anthropologue, de mémoires locales, régionales et nationales, appelées à dialoguer entre elles. Or, faute d’espaces institutionnels de médiation, ces récits se développent souvent de manière cloisonnée. Chaque territoire parle de lui-même, parfois dans un registre misérabiliste, sans réelle mise en relation avec les expériences des autres régions.
Pourtant, l’histoire récente montre que des solidarités transversales existent. Khalid Mouna rappelle ainsi que lors des mobilisations du Hirak du Rif en 2017, certaines régions du Sud ont exprimé leur soutien, autour de problématiques communes liées à la prédation des ressources, au sentiment de marginalisation ou aux inégalités sociales. Des convergences qui révèlent une histoire partagée, trop souvent éclipsée par des récits séparés.
Quand les réseaux sociaux diluent la mémoire
En l’absence d’un cadre structuré de transmission, ce sont aujourd’hui les réseaux sociaux qui investissent le champ mémoriel. Des jeunes, notamment, s’emparent de ces espaces pour raconter l’histoire de leurs territoires, interroger leurs aînés et produire leurs propres narrations, parfois en darija ou en amazigh. Une dynamique révélatrice d’un besoin de reconnaissance, mais qui comporte aussi des risques, prévient Khalid Mouna. Ces récits numériques, souvent peu encadrés sur le plan scientifique, entrent parfois en décalage avec le discours officiel. Non pas par opposition frontale, mais par absence de dialogue. Pour l’anthropologue, laisser ce champ aux seules plateformes numériques revient à accepter une concurrence entre mémoires, là où un travail de mise en relation et de partage devrait être engagé.
La mémoire comme processus vivant
La mémoire, insiste Khalid Mouna, ne peut être réduite à des archives figées. Elle est un processus vivant, appelé à circuler. L’expérience de l’Instance équité et réconciliation a constitué une avancée majeure, mais inachevée. Faute de lieux de mémoire accessibles, de transmission pédagogique et de débats durables, cette page de l’histoire reste largement absente de l’espace public et scolaire. Assumer l’histoire, y compris dans ses dimensions douloureuses, est pourtant une condition essentielle de la cohésion. Une histoire non assumée, avertit-il, continue de peser sur le présent. D’où la nécessité de créer des espaces où la mémoire puisse être partagée, discutée et transmise, non comme un héritage figé, mais comme un socle commun en constante évolution.
Dans cette perspective, l’école occupe une place stratégique. Or, observe Khalid Mouna, le système éducatif marocain, qu’il soit au Nord ou au Sud, souffre des mêmes fragilités structurelles. Incapable aujourd’hui de transmettre une mémoire commune, il peine à former une génération capable d’articuler les différentes échelles d’appartenance. Les réformes successives, souvent interrompues avant évaluation, ont affaibli une institution pourtant essentielle à l’incarnation du projet politique. Pour l’anthropologue, l’autonomie ne peut produire ses effets sans institutions solides capables d’accompagner la transmission, la réflexion critique et l’échange entre territoires.
Dans les provinces du Sud, où la population est particulièrement jeune, la question mémorielle se double d’un enjeu générationnel. De nombreux jeunes s’interrogent sur leur place dans un processus d’autonomisation souvent capté par des élites locales déjà installées. Ils aspirent à un modèle fondé sur la compétence, la créativité et l’engagement, plutôt que sur les logiques d’appartenance tribale ou clanique. Pour Khalid Mouna, l’autonomie ne peut être pensée sans cette jeunesse. Elle suppose l’ouverture de canaux de dialogue, de circulation et de mobilité entre le Nord, le Centre et le Sud, afin que les Marocains puissent se réapproprier une histoire commune, faite de différences assumées et de liens reconstruits. Au-delà des textes et des institutions, l’autonomie des provinces du Sud engage ainsi un chantier plus profond. Celui d’une mémoire et d’une histoire partagées, non comme un supplément symbolique, mais comme l’un des leviers essentiels de la cohésion et de la réussite du projet.
