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Polémiques sur la réforme de la Moudawana : les réponses de Mohamed Abdelouahab Rafiqui

Invité du troisième débat de L’Info en Face, Mohamed Abdelouahab Rafiqui, chercheur en études islamiques et conseiller auprès du ministre de la Justice, s’est longuement exprimé sur l’actuelle réforme de la Moudawana. De la lutte contre les fausses informations au statut de la femme, en passant par la garde des enfants, l’héritage et l’usage de l’ADN. Voici, point par point, ce qu’il faut retenir de son intervention.

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1. Un débat légitime, mais parasité par la désinformation

«Le débat qui a accompagné la Moudawana est tout à fait normal et sain. Ce qui est inacceptable, en revanche, ce sont les fake news», a insisté d’emblée Mohamed Abdelouahab Rafiqui. Depuis que le projet de réforme de la Moudawana a été annoncé, de nombreuses rumeurs circulent, alimentées aussi bien par certains influenceurs que par des personnalités politiques. «Ce qui est dangereux, c’est que certains politiciens insistent en propageant ces fake news de mauvaise foi ou à des fins inavouées», se désole M. Rafiqui.
Parmi les fausses idées les plus partagées figure le principe selon lequel un ex-mari devrait verser une pension au nouveau conjoint de son ex-épouse. «C’est totalement faux, tranche M. Rafiqui. La nafaqa est exclusivement destinée aux enfants, et elle porte souvent sur des sommes modiques.» La prolifération de ces fausses informations, déplore le conseiller du ministre de la Justice, contribue à «maintenir un climat de peur et d’incompréhension». Selon lui, chacun doit faire preuve de vigilance en s’informant auprès de sources fiables, sous peine d’alimenter de réelles tensions dans un débat qui concerne au premier chef la vie quotidienne de milliers de familles marocaines. «On parle ici de l’avenir de nos enfants, de nos épouses, de nos sœurs ; il est donc vital que la discussion reste fondée sur des faits vérifiés et objectifs», conclut-il, regrettant l’impact «potentiellement dévastateur» des rumeurs sur l’opinion publique.

2. Le mariage et la garde des enfants l’âge légal à 18 ans

Cette nouvelle réforme de la Moudawana réaffirme la règle de 18 ans comme âge minimum pour se marier. L’idée, explique M. Rafiqui «est de restreindre au maximum les dérogations pour autoriser un mariage dès 17 ans. Nous ne voulons pas d’une simple formalité administrative : il faut que le juge apprécie rigoureusement les intérêts réels des jeunes concerné(e)s.» En ce sens, le gouvernement entend clore les portes qu’ouvraient parfois des pratiques trop souples, voire laxistes, où la moindre demande familiale se soldait par un accord systématique du juge.


Maintien de la garde pour la mère en cas de remariage

Autre point très attendu par les associations de défense des droits des femmes et qui a fait l’objet de beaucoup de fake news : la garde des enfants. Car, aujourd’hui, la mère qui se remarie perd automatiquement ce droit. «De nombreuses études montrent pourtant que les enfants se portent souvent mieux avec leur mère, même lorsque celle-ci refait sa vie», observe le conseiller. La nouvelle Moudawana entend donc rompre avec l’idée qu’une femme remariée serait nécessairement moins disponible pour ses enfants. «C’est moins une question d’égalité hommes-femmes qu’une préoccupation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Pour lui, le lien maternel est essentiel», insiste-t-il. De plus, l’État souhaite codifier une pratique déjà constatée dans certains tribunaux, où des juges, confrontés à des situations délicates, maintenaient la garde au profit de la mère remariée.

3. L’héritage et le Taasib

L’avis du Conseil des oulémas jugé «final»

Le débat sur l’héritage a cristallisé les tensions. Alors que de nombreuses voix réclament l’abandon du principe de «Taasib» – qui favorise les héritiers masculins dans plusieurs configurations –, le Conseil des oulémas a exprimé un refus total de toucher à ce principe, une position considérée comme définitive dans le cadre de la loi islamique. «Les associations féministes sont déçues, et je comprends leur déception», reconnaît Mohamed Abdelouahab Rafiqui. Toutefois, souligne-t-il, le Conseil a également pointé plusieurs lacunes et proposé des solutions pour éviter des situations dramatiques pour la femme et les enfants après le décès du père. Ainsi, la maison familiale pourrait être épargnée du partage de l’héritage, permettant à la veuve et à ses enfants d’y résider jusqu’à son décès ou son mariage «Beaucoup de femmes se sont retrouvées jetées à la rue après la mort du mari, raconte M. Rafiqui. Il fallait agir !» De plus, la loi faciliterait la donation (soumise à seulement 5% de frais) en faveur des filles, même sans accéder à la pleine propriété du bien. «C’est une manière de compenser l’inégalité formelle du Taasib. On protège les droits des filles et, de fait, la cohésion familiale.» Si l’intervenant admet que cela ne résout pas complètement la question de la parité dans l’héritage, il y voit «un filet de sécurité essentiel pour de nombreuses familles».

4- ADN et filiation

Chaque année, entre 8.000 et 10.000 enfants naîtraient hors mariage au Maroc, selon certaines estimations et environ 2.000 mères célibataires se trouveraient en grande précarité. Dans ce contexte, la reconnaissance de la filiation à travers l’ADN fait débat. «Comment, en 2025, pouvons-nous refuser une preuve scientifique pour établir un lien de parenté ?» s’interroge M. Rafiqui. Il rappelle que l’islam n’est pas opposé à la science, au contraire : «L’islam est la religion du savoir et l’ADN est une avancée majeure que l’on ne peut balayer d’un revers de main.» Toutefois, le conseiller estime que la décision prise par le Conseil des oulémas de rejeter le recours aux tests ADN pour établir la filiation des enfants nés hors mariage demeure une approche mesurée. L’ADN pourrait servir à prouver la paternité biologique, afin de contraindre le père à assumer une responsabilité civile (pension et suivi de l’enfant). En revanche, il ne s’agirait pas, dans un premier temps, d’accorder à cet enfant né hors mariage les mêmes droits en matière d’héritage qu’un enfant légitime. «L’enfant est la victime des adultes, insiste-t-il. On ne peut le laisser grandir sans soutien financier ni reconnaissance minimale.»

5. Tutelle légale et reconnaissance économique

Donner la tutelle légale pour la femme, qui lui permettrait de réaliser un certain nombre de démarches administratives pour ses enfants, sans l’aval du père, est parmi les points les plus attendus et les plus marquants de cette réforme. «Avant, rappelle M. Rafiqui, une mère ne pouvait pas voyager ou même pas transférer son fils d’une école à une autre sans passer par l’autorité paternelle.» Il s’agirait de ce fait d’une avancée majeure pour les mamans, mais aussi pour la famille marocaine estime M. Rafiqui. Le gouvernement souhaite également mettre en place des mécanismes de reconnaissance de la contribution économique de la femme au foyer, qu’elle exerce ou non une activité professionnelle à l’extérieur du foyer. Si les modalités exactes restent à définir, l’objectif affiché est de valoriser les tâches domestiques et le travail invisible souvent assumés par les mères et épouses, «une mesure qui n’existe même pas dans des pays plus avancés en matière de droits des femmes», estime l’invité de L’Info en Face. Ce dernier avance par ailleurs que «la réforme du Code de la famille n’est pas une guerre entre les genres». Les hommes ont longtemps bénéficié de privilèges et corriger les inégalités historiques n’est en rien une attaque contre eux.» Et de rappeler que dans la société marocaine, chacun a une mère, une sœur, une fille : améliorer les droits féminins, c’est, in fine, faire progresser la famille tout entière. M. Rafiqui souligne toutefois que la société reste patriarcale : «on est loin d’une égalité totale, il ne faut pas se voiler la face.»

6. Un processus législatif encore long

La future Moudawana repose sur 139 propositions de réforme. Chacune d’elles doit encore être traduite en articles de loi. «Le ministère de la Justice commence tout juste la rédaction du texte, explique Mohamed Abdelouahab Rafiqui. Comptez au moins six mois, peut-être plus, avant d’avoir une version aboutie.» Dans ce laps de temps, la société civile, les ONG et les partis politiques auront l’occasion de faire entendre leurs revendications. Il espère ainsi que le débat public, s’il reste constructif, pourra influencer favorablement les décideurs.

7. Et alors ?

La refonte de la Moudawana n’est pas isolée. Les autorités préparent également une réforme du Code pénal, dont certaines dispositions pourraient se recouper avec les enjeux de la vie familiale (protection des mineurs, criminalisation de la violence conjugale, etc.). «C’est un chantier d’ensemble qui, insiste M. Rafiqui, doit permettre d’accorder la législation marocaine avec les évolutions sociales que nous constatons depuis des décennies.»

À ce stade, il est donc prématuré de prédire l’issue exacte de cette réforme, tant la Moudawana touche à des sensibilités multiples : religieuses, culturelles, politiques et économiques. «Personne ne veut ignorer la tradition, reconnaît le conseiller, mais on doit la mettre en phase avec les réalités d’aujourd’hui. Les familles ont changé, les mentalités aussi.» Quant aux craintes de voir s’installer un déséquilibre en défaveur des hommes, Mohamed Abdelouahab Rafiqui s’en dit conscient, tout en rappelant que «les textes doivent tendre vers plus de justice sociale et de protection des plus fragiles, en particulier les femmes et les enfants». Le Code de la famille qui est donc un texte en pleine élaboration suscite déjà controverses et espoirs, mais il devra encore franchir plusieurs étapes avant son adoption finale. «Il faut miser sur la concertation et le débat éclairé pour aboutir, enfin, à une Moudawana plus juste et plus protectrice», conclut Mohamed Abdelouahab Rafiqui.
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