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Entretien avec Rahal Boubrik, auteur de «La question du Sahara, aux origines d’une invention coloniale 1884-1975»

Dans son nouvel ouvrage «La question du Sahara, aux origines d’une invention coloniale 1884-1975», Rahal Boubrik retrace à travers presque un siècle d’histoire (1884-1975), le processus de création d’un «territoire», puis d’un «peuple», par la France et l’Espagne dans le Sud marocain. En se basant sur des archives inédites et des documents uniques, il montre comment le Sahara a été coupé de son prolongement historique, social et culturel marocain par les deux puissances coloniales, bafouant ainsi la souveraineté d’un État millénaire. Pour l’auteur, c’est aux hommes politiques et aux diplomates de mettre à profit ce travail de recherche pour appuyer la défense de la cause nationale et contrer les thèses des ennemis de l’intégrité territoriale du Maroc qui ont leurs relais dans les milieux académiques et universitaires.

Le Matin : Dans votre ouvrage «La question du Sahara, aux origines d’une invention coloniale 1884-1975», vous adoptez une approche historique chronologique. Selon vous, pour comprendre ce conflit, il faut remonter à ses origines. Que nous apprend donc une meilleure connaissance de l’évolution historique de ce dossier ?

Rahal Boubrik : Pour mieux appréhender la question du Sahara marocain, il faut remonter aux origines du problème. C’est pourquoi nous avons commencé notre chronologie en 1884, date de l’arrivée de la première expédition coloniale espagnole pour occuper le Rio d’Oro, puis les autres régions sahariennes. Depuis cette date, un long processus est entamé par les deux puissances coloniales : l’Espagne et la France. Nous avons retracé l’histoire de ce processus depuis la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’en 1975, date du parachèvement de l’intégrité territoriale du Maroc par le retour de ces provinces sahariennes. Ainsi, nous avons démontré dans cet essai historique que la notion de Sahara occidental est une invention coloniale, une création échelonnée dans le temps. Les frontières imposées par les puissances coloniales ont coupé le Sahara de la carte du Maroc. La séparation cartographique entre le Maroc et le Sahara reposait moins sur les faits historiques, sur les réalités politiques et anthropologiques, que sur des rivalités entre puissances coloniales et leurs intérêts du moment.



Quelles étaient les conséquences de cette colonisation occidentale sur les structures économiques, sociales et politiques au Sahara marocain et dans quelle mesure elle a façonné l’avenir de toute la région ?

Les conventions entre l’Espagne et la France (1900, 1904, 1912) ont établi des frontières en bafouant le principe de la souveraineté d’un État millénaire. Le Sahara est coupé de son prolongement historique, social et culturel au Maroc par l’effet de la colonisation. Des frontières sont tracées sur des cartes sans tenir compte des conditions sociales, historiques et géographiques de la région. Ces frontières ont opéré une séparation entre le Maroc et le reste du Sahara sous domination espagnole sans parler d’autres régions sahariennes du sud-est marocain rattachées à l’Algérie française. Au moment de l’indépendance, les frontières coloniales avaient des conséquences très graves pour l’intégrité territoriale du Maroc. La déclaration commune franco-marocaine du 2 mars 1956 reconnaissant la fin du protectorat français au Maroc implique l’abrogation de l’accord franco-espagnol de 1912. Le 7 avril 1956, l’Espagne restitua la zone nord au Maroc. Cependant, le territoire de la zone sud (Sahara et Sidi Ifni) est resté occupé.



Quelles sont selon vous les dates clés marquant la récupération par le Maroc de ses des provinces sahariennes depuis l’indépendance ?

Le Maroc récupérait ses provinces sahariennes d’Oued Noun en 1956, celle de Tarfaya en 1958, d’Ifni, plus tard, en 1969, tandis que le sud de Tah restait sous colonisation espagnole en tant que laboratoire d’un projet colonial de création d’un État dans les années soixante et soixante-dix. Grâce à la Marche Verte en 1975, le Maroc a récupéré la Saguiet al-Hamra et en 1979 il a parachevé son intégrité territoriale par le retour de Oued Eddahab. Mais pour comprendre ce long combat, il faut savoir que le Maroc n’a pas subi une colonisation sous la forme habituelle de l’occupation de son territoire par une seule puissance étrangère, il était victime d’un véritable démembrement : une partie sous le protectorat de la France, une zone, dite zone internationale à Tanger, sous l’administration de 13 puissances, et une partie sous protectorat espagnol. L’Espagne, de son côté, a fragmenté ses colonies en zones : zone nord, zone sud (Tarfaya, Saguiet el Hamra et Rio de Oro, et l’enclave d’Ifni).

Immédiatement après l’indépendance du Maroc, la question du parachèvement de l’intégrité de son territoire est de nouveau à l’ordre du jour, d’abord par les moyens militaires (Armée de la libération du Sud marocain en 1956-1960) et qui a réussi à libérer une grande partie du Sahara. Ce n’est qu’après l’opération Écouvillon que les forces militaires franco-espagnoles, en février 1958, ont pu démanteler les bases de l’Armée de libération dans la Saguiet al-Hamara et Rio de Oro. Dans les années soixante, le Maroc entama des pourparlers avec l’Espagne pour la rétrocession de la région saharienne entre l’Oued Draâ et le Cap Juby, qui ont abouti à l’accord de Cintra le 1er avril 1958. Le Maroc n’a jamais reconnu la frontière nord du «Sahara espagnol» située au sud de Tarfaya.

Comment les autorités espagnoles de l’époque ont réagi à la détermination du Maroc à récupérer ses provinces sahariennes ?

À ce moment-là, la puissance coloniale passa à une nouvelle étape par la cristallisation d’un «sentiment national» et d’un «peuple sahraoui» pour préparer la création d’un État indépendant sur le territoire d’un «Sahara occidental», lui-même inventé. Ce projet est amorcé sur le terrain immédiatement après l’indépendance du Maroc. Le 10 janvier 1958, le général Franco considérait, par un décret, les régions de la Saguiet el-Hamra et de Rio de Oro comme provinces espagnoles incorporées à la métropole. À partir des années soixante, l’Espagne a mené vigoureusement sur le terrain une politique d’invention d’un peuple. L’élément le plus fondamental de cette politique est la création d’une «identité sahraouie» indépendante du Maroc. Elle conduit une politique identitaire, basée sur le concept de «peuple sahraoui» et préparera le terrain pour le mouvement séparatiste du Front Polisario, qui viendra plus tard. L’administration espagnole a multiplié les mesures pour renforcer sa politique de cristallisation d’une «identité sahraouie». La création d’une «assemblée provinciale du Sahara ou assemblée générale du Sahara (Assembla General del Sahara, jmâ’a)» est la première étape, s’en est suivie la création d’un parti politique (PUNS) et enfin un pacte avec le Front Polisario avec la complicité de l’Algérie.

La collaboration entre l’Algérie et l’Espagne était présente sur la scène internationale et locale. Les deux pays partageaient la même ligne politique dans les instances internationales, laquelle se traduisit sur le plan local par une coordination entre le gouverneur du Sahara, le général Salazar, et les officiers de l’armée algérienne en poste à Tindouf. Mais alors que l’Espagne se rend compte de l’échec de son projet de «peuple» sahraoui et de l’instauration d’un État indépendant au Sahara, l’Algérie a pris en charge le prolongement de ce projet colonial.

Pour la réalisation de votre ouvrage, vous vous êtes basé sur des archives inédites. C’est un travail richement documenté et réalisé avec beaucoup de rigueur scientifique. Selon vous, est-ce que ces documents historiques mis à contribution peuvent avoir une valeur juridique et par conséquent être mis en avant dans le cadre du plaidoyer en faveur de cette cause nationale ?

À la lumière de la documentation émanant principalement des deux puissances coloniales (France et Espagne), nous avons retracé ce long processus de morcellement du territoire marocain à partir du début du XXe siècle pour aboutir dans la dernière décennie de la colonisation au projet de création d’un «État». C’est à travers une étude chronologique factuelle basée essentiellement sur des archives de différents fonds de l’époque coloniale, notamment les fonds français (Aix-en-Provence, Nantes, Vincennes et La Courneuve) et espagnols (Fondo documental du Sahara. Luis Rodrigues de Viguiri y Gil), que nous avons reconstitué le processus de l’invention par les puissances coloniales de ce territoire et ce «peuple». Cela dit, les archives ne suffisent pas, il faut être armé d’une connaissance historique, anthropologique et politique suffisante. C’est pourquoi je dis que la question du Sahara n’est pas seulement un objet d’étude, c’est une question qui m’habite depuis l’enfance, étant moi-même issu de cette région. J’ai donc un background qui permet d’aborder la question du Sahara avec aisance et lucidité.

La littérature scientifique sur le Sahara a souvent abordé cette question sous l’angle du droit international et juridico-politique (droit du peuple à l’autodétermination...). Au Maroc, bien avant l’avènement du conflit de 1975, les études étaient plus orientées vers un discours de légitimation du droit historique du Maroc, à raison d’ailleurs, pour acter les liens séculaires entre le Sahara et les Souverains marocains. Ce livre n’est donc pas une recherche de plus sur l’aspect juridico-politique ou historique de légitimation de la marocanité du Sahara. Cet ouvrage a pour but de montrer, à travers presque un siècle (1884-1975), le processus de création d’un territoire, puis d’un «peuple», par les puissances coloniales : la France, puis l’Espagne. Le travail de chercheur s’arrête à ce stade, c’est aux hommes politiques, aux décideurs et aux diplomates d’explorer, d’exploiter et de mettre en avant les résultats de cet étude en faveur de la cause nationale. Bien évidemment, le chercheur, dans le cadre de ses collaborations scientifiques et rencontres académiques internationales, expose ces thèses, ce qui est très important, parce qu’il faut savoir que les adversaires ont un réseau très structuré et actif dans les centres de recherches et les universités étrangères. Malheureusement, nous n’avons pas encore pris suffisamment cette dimension dans notre approche de la question du Sahara. La preuve, l’un des centres universitaires sur les études sahariennes a cessé simplement d’exister depuis 2017.
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