Le Matin : Quels sont les principaux constats que vous avez dressés sur la situation actuelle du Maroc en matière de numérique ? Quels sont les points forts et les points faibles identifiés ?
Mouad Agouzoul : Depuis l’entrée du Maroc dans l’ère du numérique avec l’introduction d’internet en 1995, le Royaume cherche à tracer sa propre route numérique en tirant partie des opportunités de développement offertes par le numérique, tout en évitant les pièges qui se présentent devant lui. Le Maroc qui se digitalise à une vitesse fulgurante, et ce dans tous les domaines. Donc en matière de numérique, le constat est positif dans l’ensemble, même s’il reste beaucoup à faire. Ce constat général, je dois le préciser en observant dans le détail deux pans : le secteur public et le secteur privé.
Pour le premier, je me réjouis de constater quatre choses :
• Les pouvoirs publics mobilisent des financements et des ressources pour créer le cadre numérique qui va permettre le développement économique, social et sociétal du pays, et par capillarité participer à l’atteinte des objectifs de développement soutenable du pays.
• Le «e-gov» et la digitalisation des services publics est en plein essor et cela tire la réforme de l’Administration dans son ensemble.
• L’accent mis sur le monde académique pour faire émerger des filières d’excellence dans le numérique : développement logiciel, réseaux/cloud, cybersécurité, intelligence artificielle, informatique quantique...
• Un certain soft power numérique exercé avec brio : investissements directs importants consentis par les géants de la tech, l’organisation du GITEX Africa à Marrackech fin mai, le High Level Forum on Artificial Intelligence à l’UM6P de Rabat début juin... et bien d’autres à venir !
Pour le second, je constate qu’il bénéficie du cadre numérique construit par les pouvoirs publics, à savoir :
• Un cadre normatif et législatif orienté développement économique et favorisant la protection des données sensibles et l’émergence de champions appelés les «lions numériques» dans le policy paper (PP) publié par l’IMIS.
• Un cadre de confiance multifacettes : résilience des infrastructures, cyberprotection efficace, présence d’une offre numérique large et profonde dans tous les domaines (accès internet, mobilité, digitalisation des processus, présence de géants de la tech).
• Des investissements publics ou en partenariat-public-privé pour que le Royaume puisse maîtriser les dépendances critiques sur les actifs numériques clés appelés ANIV (Actifs numériques d’importance vitale) dans le PP : câbles sous-marins, datacenters, réseaux et la couche de cybersécurité qui permet de sécuriser l’ensemble sous l’égide de la DGSSI (Direction générale de la sécurité des systèmes d’information).
Pour résumer, les points forts sont :
1. Un vivier de talents impressionnant tiré par une formation initiale de qualité (tellement de qualité que nos talents s’exportent très bien à l’étranger).
2. Une diaspora de la tech qui œuvre pour le développement numérique du pays.
3. De très nombreuses initiatives de modernisation impulsées par le secteur public et dont le secteur privé sait se saisir au moment opportun.
En ce qui concerne les points faibles :
1. Un passage à l’échelle qui reste à être validé dans de nombreux domaines : datacenters, cloud (y compris de confiance), digitalisation des services publics, inclusion numérique.
2. Un certain foisonnement des projets numériques qui peut laisser une impression de désorganisation vu de l’extérieur, car en travaillant le rapport, nous avons recensé de très nombreuses initiatives à tous les niveaux, avec des redondances et les questions qui viennent automatiquement sont : «Quel est le sens de tout cela ? Quels bénéfices veut-on en tirer ? Comment les mesurer ?» La Stratégie Maroc Digital 2030 va, je l’espère, donner une réponse à ces questionnements.
Pourquoi la souveraineté numérique représente-t-elle un enjeu stratégique crucial pour le Maroc aujourd’hui ? Quelles en sont les principales menaces et opportunités ?
Pour commencer, il faut poser le concept de souveraineté numérique, car pour beaucoup, c’est assez abstrait. La souveraineté relève des États, le numérique est en soit un domaine économique, mais aujourd’hui c’est une partie de nos vies quotidiennes. On ne fait plus rien sans le numérique. Donc la souveraineté numérique, c’est exercer l’autorité régalienne sur ce nouvel espace géostratégique qu’est le numérique. Lorsqu’on évoque Microsoft, il convient de penser aux États-Unis et à l’extraterritorialité du droit américain. De même, évoquer Huawei revient à faire référence à la Chine et à son utilisation comme outil de contrôle, illustré par le concept de «cage numérique» largement appliqué dans l’Empire du Milieu. Donc d’une part, c’est sensibiliser les pouvoirs publics à l’absolue nécessité de ne pas abandonner sa souveraineté à d’autres puissances dans le cyberespace et, d’autre part, dans la vraie vie, c’est se donner les moyens de maîtriser ses dépendances envers les fournisseurs du numérique. C’est ce à quoi s’attachent les entreprises.
Donc oui, c’est un enjeu stratégique, car il prépare le terrain pour l’avenir. Regardez, par exemple, quand il y a eu la rupture du câble internet sous-marin en Afrique de l’Ouest, le Maroc n’a pas été touché, car c’est un des rares pays du continent à posséder le sien propre. Il maîtrise sa dépendance à la liaison internet sous-marine et pour en arriver là, il a dû exercer sa souveraineté en amont pour décider de ne pas dépendre d’une liaison gérée par une puissance étrangère ou un cheval de Troie de type GAFAM.
Pour faire simple, les menaces sont assez classiques : ingérences, espionnage à outrance et dépendances non maîtrisées envers des fournisseurs eux-mêmes détenus ou soutenus par des États.
Concernant les opportunités, elles consistent d’une part à promouvoir l’idée de patriotisme numérique et à sensibiliser chacun au fait que l’objet souvent présent dans notre poche, le smartphone, est un outil de commercialisation et d’exploitation des données personnelles et, potentiellement, d’exploitation non commerciale de ces mêmes données... Il s’agit d’autre part de favoriser l’émergence de filières d’excellence, car il faut bien se référer au principe de réalité : le Maroc n’est pas une superpuissance disposant de trillions de dollars pour investir dans tous les domaines du numérique. Le Maroc doit dessiner sa propre voie de passage en choisissant les domaines critiques sur lesquels il veut exercer sa souveraineté numérique.
Pouvez-vous détailler les 5 axes de la stratégie proposée par l’IMIS (GIRON) ? Quels sont les principaux leviers d’action sur chacun de ces axes ?
L’IMIS s’est penché sur la question de la souveraineté numérique du Maroc, a introduit la notion d’Actifs numériques d’importance vitale et propose cinq recommandations pour conquérir progressivement la souveraineté numérique du Maroc - la stratégie GIRON basée sur cinq axes pour assurer la souveraineté numérique du pays.
1. Gouverner : associer l’ensemble des acteurs pertinents à la détermination de la stratégie de souveraineté, ce qui revient à donner du sens à toutes les actions numériques décidées par les pouvoirs publics, à s’assurer de l’atteinte des bénéfices attendues et à piloter la trajectoire globale de transformation digitale du pays, tout en atteignant les obligations de souveraineté numérique.
2. Innover : faire émerger les «lions numériques» souverains, c’est-à-dire orchestrer le meilleur des ressources publiques (incitations financières et fiscales, subventions, startups d’État...), mobiliser le monde académique pour l’excellence des formations initiales et continues et créer le cadre favorable pour l’épanouissement des startups dans le tissu économique national, régional puis international. «Think large, start small, scale fast !»
3. Réglementer : il est crucial de renforcer l’arsenal juridique en cours, c’est-à-dire de fournir au législateur des mises à jour continues sur les exigences liées au numérique et la préservation de la souveraineté numérique du pays. Cela permettra de maintenir un cadre législatif et réglementaire toujours adapté aux réalités du terrain et aux besoins des administrations et des entreprises.
4. Orienter : auditer et sécuriser le patrimoine des ANIV. Il s’agit ici de constituer un patrimoine sur lequel la DGSSI et les autres agences gouvernementales devront veiller et faire en sorte que les ANIV répondent toujours aux standards de cybersécurité, d’atteinte des objectifs, etc.
5. Naviguer : aligner toutes les initiatives digitales avec le programme MD2030. C’est avoir une feuille de route digitale et une boussole pour naviguer par tout temps, ajuster les trajectoires. Encore une fois, c’est très pragmatique, c’est piloter la transformation en lien avec les réalités du terrain.
Quelle importance accordez-vous au développement des compétences numériques au Maroc ? Quelles sont les principales recommandations pour relever ce défi ?
Je dirais que le numérique repose sur trois piliers fondamentaux : les compétences, les compétences et les compétences ! Donc c’est LE sujet central. C’est pour cela que dans le rapport de l’IMIS, nous avons élaboré le concept de «zone de défense des compétences numériques».
Ce concept vise à se doter des moyens pour, d’une part, développer les compétences numériques de manière organique à travers nos universités et écoles d’excellence et, d’autre part, les acquérir soit par le transfert de compétences et de technologies, soit en sollicitant la contribution de notre diaspora. Cette dernière comprend une élite technologique qui aspire à revenir au pays pour servir et contribuer au développement national.
Les recommandations en la matière sont simples : maintenir le cap, car nous pouvons être très fier des résultats, mais il ne faut pas se relâcher. L’UM6P, AI Movement, le partenariat entre géants de la technologie et le gouvernement pour former des ingénieurs... tout cela va dans le bon sens ! Mais il faudra bien veiller à créer les conditions pour maintenir les compétences sur le territoire national ou, à défaut, au service de la nation de manière directe ou indirecte (car à l’heure de la mondialisation et du télétravail généralisé, la notion de «présentéisme» devient
obsolète).
Quels sont les principaux domaines industriels et technologiques sur lesquels le Maroc doit se positionner pour construire sa souveraineté numérique ?
Comme précédemment mentionné, le Maroc possède une crédibilité établie dans plusieurs secteurs industriels clés. Parmi les domaines existants, le pays excelle en génie logiciel et codage, en cybersécurité, ainsi que dans les secteurs des télécommunications et des centres de données. Par ailleurs, il se positionne également dans des domaines émergents tels que l’intelligence artificielle et l’informatique quantique.
Quels sont les principaux obstacles réglementaires et législatifs à lever pour permettre au Maroc d’atteindre ses objectifs de souveraineté numérique ?
Je ne pense pas qu’il existe de véritables blocages ou des barrières réglementaires ou législatives. Cependant, les obstacles pourraient provenir d’un corpus réglementaire inadapté et inefficace.
Un autre aspect concerne l’application réelle et sérieuse des textes législatifs. Par exemple, la loi qui exige que les données sensibles soient hébergées sur le territoire national, je ne peux pas affirmer aujourd’hui, ni le vérifier par des indicateurs, que cette mesure est effectivement appliquée. C’est un exemple parmi d’autres.
Quel rôle doit jouer l’État marocain dans la mise en œuvre de cette stratégie ? Quelle gouvernance proposez-vous ?
L’État joue pleinement son rôle au travers du ministère chargé de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration. Maintenant, c’est un sujet complexe, et qui plus est décentralisé, car de nombreux acteurs publics et privés y prennent part et influent sur la trajectoire globale. La gouvernance que je propose repose sur plusieurs éléments. Il faut attribuer les rôles et les responsabilités et mandater les organes de décision, de surveillance et d’information. Dans ce modèle, il reviendrait au ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration, sponsor naturel de la transformation, de répartir les responsabilités suivant le modèle RACI (Responsible, Accountable, Consulted et Informed). Le schéma de gouvernance imaginé fait en sorte que chaque famille d’acteurs dispose d’une autonomie d’action, mais se concerte et se synchronise pour vérifier que les bénéfices sont atteints, arbitrer et ajuster la trajectoire au besoin et s’assurer de la cohérence d’ensemble.
Il faut mobiliser les parties prenantes et co-piloter les programmes. Au niveau des acteurs publics, la structure est déjà là, avec un leadership clair. Il s’agit désormais d’intégrer les parties prenantes de la société civile, insuffisamment consultées jusque-là. Pour les acteurs privés et académiques, une piste intéressante serait de les réunir au sein d’un Conseil représentatif permettant de faire parler d’une seule voix l’ensemble des acteurs et de faciliter la gouvernance de l’écosystème. Il est envisageable de nommer un binôme à la tête de chaque programme de transformation. Le binôme serait composé d’un leader, censé rendre compte des actions menées sur un triptyque coûts, qualité et délais et qui aurait la charge de réaliser les actions. Un challenger de même niveau organisationnel ou hiérarchique serait chargé de questionner, d’apporter un regard externe et des critiques constructives pour renforcer la légitimité et l’efficacité de la gouvernance.
Il faut aussi identifier et transmettre aux parlementaires les nouveaux besoins en matière de régulation. Via le dispositif de gouvernance, notamment via les plénières dédiées, il sera possible pour les parlementaires de recueillir les nouveaux besoins en matière de régulation numérique. C’est un moyen de faire coller la législation et la réglementation aux réalités du terrain.
Quelles sont les premières actions prioritaires à engager à court terme pour enclencher cette dynamique de souveraineté numérique ?
L’action à plus court terme est de prendre connaissance de la stratégie Maroc Digital 2030 et de voir à quel point elle permet de couvrir les besoins de souveraineté numérique. Tout partira de là, car nous sommes dans un domaine régalien, tout en étant très liés à l’économie et à la société civile. En fonction de cette analyse, les actions qui en découleront pourront être de nature très différente. J’ai donc envie de vous dire que je répondrai à cette question avec précision lorsque j’en aurai pris connaissance.
Quels sont alors les principaux indicateurs de suivi et d’évaluation qui permettront de mesurer les progrès accomplis ?
Les indicateurs seront inclus dans la stratégie Maroc Digital 2030. Mais la mesure des bénéfices escomptés peut se faire de manière très pragmatique grâce à des indicateurs macroéconomiques bien connus. Il s’agit d’évaluer le nombre net d’emplois créés, la contribution au produit intérieur brut (PIB) et l’apport aux objectifs de développement durable. De plus, des indicateurs spécifiques élaborés dans le document de l’IMIS incluent l’augmentation du nombre d’ANIV, la quantité et la qualité des textes législatifs qui renforcent la souveraineté numérique, le nombre de compétences critiques domestiques par rapport à celles importées, et le taux de participation de la diaspora sur la plan technologique aux programmes nationaux de transformation digitale.
Quel message clé souhaiteriez-vous adresser aux décideurs publics et privés pour les mobiliser autour de cette ambition de souveraineté numérique ?
Rappelons le discours de S.M. le Roi Mohammed VI datant de mars 2023, qui insiste sur Sa volonté de mettre en place une souveraineté industrielle pour faire face aux vulnérabilités de la chaîne de valeur mondiale, dont le numérique est un des maillons essentiels. L’objectif est d’accroître notre compétitivité et de renforcer notre résilience dans plusieurs secteurs clés, de valoriser nos externalités positives et de nous positionner en tant que leader régional «naturel» et modèle pour les pays du Sud. Deux éléments du discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI ressortent particulièrement et résonnent avec notre vision de la souveraineté numérique :
• La nécessité de se préparer pleinement à inaugurer une nouvelle ère industrielle, orientée vers et par la notion de souveraineté.
• L’affirmation que l’ambition industrielle ne peut être réalisée qu’avec un capital humain doté de capacités et de compétences renforcées.
Ainsi, à l’aune de la quatrième révolution industrielle et face à l’entrée tonitruante de l’intelligence artificielle dans le quotidien des administrations, des entreprises et des particuliers, institutions et dirigeants de la chose numérique se retrouvent confrontés à un nouveau paradigme numérique. Il s’agit de nouvelles attentes, de nouvelles opportunités, de nouvelles menaces, de nouveaux compétiteurs, de la capacité à se transformer rapidement, la rareté des ressources, les chamboulements géopolitiques et la dépendance de plus en plus grande envers les firmes étrangères. Les dirigeants sont en proie à l’incertitude et à l’ambiguïté dans des environnements incertains et complexes. Le besoin de souveraineté numérique n’a jamais été aussi stratégique. Pour appréhender le numérique et la notion de souveraineté numérique au Maroc, une approche systémique est essentielle. À l’échelle mondiale, des changements constants redéfinissent les enjeux. Le Maroc doit s’adapter en continu aux défis tels que le changement climatique et les exigences de sobriété en ressources. Les événements clés incluent le bannissement de Google de Chine en 2009, la mise en place du RGPD par l’UE en 2016, le Cloud Act américain de 2018, l’interdiction par la Chine du commerce des métaux stratégiques, les restrictions néerlandaises sur l’exportation de technologies de gravure de semi-conducteurs vers la Chine, le lancement du réseau Internet russe RusNet, et une série de cyberattaques déstabilisatrices provenant de Russie, d’Ukraine, d’Iran, d’Israël, des États-Unis, de Chine, et de Corée du Nord, marquant ainsi l’année 2023. Le besoin de maîtriser ses dépendances n’a jamais été aussi criant, qui plus est pour une nation comme le Maroc, où les inégalités persistent, mais où la volonté farouche de se développer économiquement et socialement grâce au numérique est omniprésente. Ces dernières années, les initiatives marocaines en faveur de la souveraineté numérique se sont multipliées : inauguration du plus grand supercalculateur africain à l’UM6P, cluster Technopolis, interdiction de l’hébergement des données à l’étranger et inauguration d’une usine d’assemblage de semi-conducteurs, en sont autant d’exemples concrets. Le ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration, conscient de ces éléments, a présenté en octobre 2023 la stratégie «Maroc Digital 2030», dans laquelle une place est donnée à la souveraineté numérique. Soyons clairs, le terme de souveraineté numérique est galvaudé, car il n’existe aucun pays souverain numériquement, c’est un idéal vers lequel il faut tendre, et qui doit guider la prise de décision de la puissance publique en matière de transformation digitale de la nation.
Mouad Agouzoul : Depuis l’entrée du Maroc dans l’ère du numérique avec l’introduction d’internet en 1995, le Royaume cherche à tracer sa propre route numérique en tirant partie des opportunités de développement offertes par le numérique, tout en évitant les pièges qui se présentent devant lui. Le Maroc qui se digitalise à une vitesse fulgurante, et ce dans tous les domaines. Donc en matière de numérique, le constat est positif dans l’ensemble, même s’il reste beaucoup à faire. Ce constat général, je dois le préciser en observant dans le détail deux pans : le secteur public et le secteur privé.
Pour le premier, je me réjouis de constater quatre choses :
• Les pouvoirs publics mobilisent des financements et des ressources pour créer le cadre numérique qui va permettre le développement économique, social et sociétal du pays, et par capillarité participer à l’atteinte des objectifs de développement soutenable du pays.
• Le «e-gov» et la digitalisation des services publics est en plein essor et cela tire la réforme de l’Administration dans son ensemble.
• L’accent mis sur le monde académique pour faire émerger des filières d’excellence dans le numérique : développement logiciel, réseaux/cloud, cybersécurité, intelligence artificielle, informatique quantique...
• Un certain soft power numérique exercé avec brio : investissements directs importants consentis par les géants de la tech, l’organisation du GITEX Africa à Marrackech fin mai, le High Level Forum on Artificial Intelligence à l’UM6P de Rabat début juin... et bien d’autres à venir !
Pour le second, je constate qu’il bénéficie du cadre numérique construit par les pouvoirs publics, à savoir :
• Un cadre normatif et législatif orienté développement économique et favorisant la protection des données sensibles et l’émergence de champions appelés les «lions numériques» dans le policy paper (PP) publié par l’IMIS.
• Un cadre de confiance multifacettes : résilience des infrastructures, cyberprotection efficace, présence d’une offre numérique large et profonde dans tous les domaines (accès internet, mobilité, digitalisation des processus, présence de géants de la tech).
• Des investissements publics ou en partenariat-public-privé pour que le Royaume puisse maîtriser les dépendances critiques sur les actifs numériques clés appelés ANIV (Actifs numériques d’importance vitale) dans le PP : câbles sous-marins, datacenters, réseaux et la couche de cybersécurité qui permet de sécuriser l’ensemble sous l’égide de la DGSSI (Direction générale de la sécurité des systèmes d’information).
Pour résumer, les points forts sont :
1. Un vivier de talents impressionnant tiré par une formation initiale de qualité (tellement de qualité que nos talents s’exportent très bien à l’étranger).
2. Une diaspora de la tech qui œuvre pour le développement numérique du pays.
3. De très nombreuses initiatives de modernisation impulsées par le secteur public et dont le secteur privé sait se saisir au moment opportun.
En ce qui concerne les points faibles :
1. Un passage à l’échelle qui reste à être validé dans de nombreux domaines : datacenters, cloud (y compris de confiance), digitalisation des services publics, inclusion numérique.
2. Un certain foisonnement des projets numériques qui peut laisser une impression de désorganisation vu de l’extérieur, car en travaillant le rapport, nous avons recensé de très nombreuses initiatives à tous les niveaux, avec des redondances et les questions qui viennent automatiquement sont : «Quel est le sens de tout cela ? Quels bénéfices veut-on en tirer ? Comment les mesurer ?» La Stratégie Maroc Digital 2030 va, je l’espère, donner une réponse à ces questionnements.
Pourquoi la souveraineté numérique représente-t-elle un enjeu stratégique crucial pour le Maroc aujourd’hui ? Quelles en sont les principales menaces et opportunités ?
Pour commencer, il faut poser le concept de souveraineté numérique, car pour beaucoup, c’est assez abstrait. La souveraineté relève des États, le numérique est en soit un domaine économique, mais aujourd’hui c’est une partie de nos vies quotidiennes. On ne fait plus rien sans le numérique. Donc la souveraineté numérique, c’est exercer l’autorité régalienne sur ce nouvel espace géostratégique qu’est le numérique. Lorsqu’on évoque Microsoft, il convient de penser aux États-Unis et à l’extraterritorialité du droit américain. De même, évoquer Huawei revient à faire référence à la Chine et à son utilisation comme outil de contrôle, illustré par le concept de «cage numérique» largement appliqué dans l’Empire du Milieu. Donc d’une part, c’est sensibiliser les pouvoirs publics à l’absolue nécessité de ne pas abandonner sa souveraineté à d’autres puissances dans le cyberespace et, d’autre part, dans la vraie vie, c’est se donner les moyens de maîtriser ses dépendances envers les fournisseurs du numérique. C’est ce à quoi s’attachent les entreprises.
Donc oui, c’est un enjeu stratégique, car il prépare le terrain pour l’avenir. Regardez, par exemple, quand il y a eu la rupture du câble internet sous-marin en Afrique de l’Ouest, le Maroc n’a pas été touché, car c’est un des rares pays du continent à posséder le sien propre. Il maîtrise sa dépendance à la liaison internet sous-marine et pour en arriver là, il a dû exercer sa souveraineté en amont pour décider de ne pas dépendre d’une liaison gérée par une puissance étrangère ou un cheval de Troie de type GAFAM.
Pour faire simple, les menaces sont assez classiques : ingérences, espionnage à outrance et dépendances non maîtrisées envers des fournisseurs eux-mêmes détenus ou soutenus par des États.
Concernant les opportunités, elles consistent d’une part à promouvoir l’idée de patriotisme numérique et à sensibiliser chacun au fait que l’objet souvent présent dans notre poche, le smartphone, est un outil de commercialisation et d’exploitation des données personnelles et, potentiellement, d’exploitation non commerciale de ces mêmes données... Il s’agit d’autre part de favoriser l’émergence de filières d’excellence, car il faut bien se référer au principe de réalité : le Maroc n’est pas une superpuissance disposant de trillions de dollars pour investir dans tous les domaines du numérique. Le Maroc doit dessiner sa propre voie de passage en choisissant les domaines critiques sur lesquels il veut exercer sa souveraineté numérique.
Pouvez-vous détailler les 5 axes de la stratégie proposée par l’IMIS (GIRON) ? Quels sont les principaux leviers d’action sur chacun de ces axes ?
L’IMIS s’est penché sur la question de la souveraineté numérique du Maroc, a introduit la notion d’Actifs numériques d’importance vitale et propose cinq recommandations pour conquérir progressivement la souveraineté numérique du Maroc - la stratégie GIRON basée sur cinq axes pour assurer la souveraineté numérique du pays.
1. Gouverner : associer l’ensemble des acteurs pertinents à la détermination de la stratégie de souveraineté, ce qui revient à donner du sens à toutes les actions numériques décidées par les pouvoirs publics, à s’assurer de l’atteinte des bénéfices attendues et à piloter la trajectoire globale de transformation digitale du pays, tout en atteignant les obligations de souveraineté numérique.
2. Innover : faire émerger les «lions numériques» souverains, c’est-à-dire orchestrer le meilleur des ressources publiques (incitations financières et fiscales, subventions, startups d’État...), mobiliser le monde académique pour l’excellence des formations initiales et continues et créer le cadre favorable pour l’épanouissement des startups dans le tissu économique national, régional puis international. «Think large, start small, scale fast !»
3. Réglementer : il est crucial de renforcer l’arsenal juridique en cours, c’est-à-dire de fournir au législateur des mises à jour continues sur les exigences liées au numérique et la préservation de la souveraineté numérique du pays. Cela permettra de maintenir un cadre législatif et réglementaire toujours adapté aux réalités du terrain et aux besoins des administrations et des entreprises.
4. Orienter : auditer et sécuriser le patrimoine des ANIV. Il s’agit ici de constituer un patrimoine sur lequel la DGSSI et les autres agences gouvernementales devront veiller et faire en sorte que les ANIV répondent toujours aux standards de cybersécurité, d’atteinte des objectifs, etc.
5. Naviguer : aligner toutes les initiatives digitales avec le programme MD2030. C’est avoir une feuille de route digitale et une boussole pour naviguer par tout temps, ajuster les trajectoires. Encore une fois, c’est très pragmatique, c’est piloter la transformation en lien avec les réalités du terrain.
Quelle importance accordez-vous au développement des compétences numériques au Maroc ? Quelles sont les principales recommandations pour relever ce défi ?
Je dirais que le numérique repose sur trois piliers fondamentaux : les compétences, les compétences et les compétences ! Donc c’est LE sujet central. C’est pour cela que dans le rapport de l’IMIS, nous avons élaboré le concept de «zone de défense des compétences numériques».
Ce concept vise à se doter des moyens pour, d’une part, développer les compétences numériques de manière organique à travers nos universités et écoles d’excellence et, d’autre part, les acquérir soit par le transfert de compétences et de technologies, soit en sollicitant la contribution de notre diaspora. Cette dernière comprend une élite technologique qui aspire à revenir au pays pour servir et contribuer au développement national.
Les recommandations en la matière sont simples : maintenir le cap, car nous pouvons être très fier des résultats, mais il ne faut pas se relâcher. L’UM6P, AI Movement, le partenariat entre géants de la technologie et le gouvernement pour former des ingénieurs... tout cela va dans le bon sens ! Mais il faudra bien veiller à créer les conditions pour maintenir les compétences sur le territoire national ou, à défaut, au service de la nation de manière directe ou indirecte (car à l’heure de la mondialisation et du télétravail généralisé, la notion de «présentéisme» devient
obsolète).
Quels sont les principaux domaines industriels et technologiques sur lesquels le Maroc doit se positionner pour construire sa souveraineté numérique ?
Comme précédemment mentionné, le Maroc possède une crédibilité établie dans plusieurs secteurs industriels clés. Parmi les domaines existants, le pays excelle en génie logiciel et codage, en cybersécurité, ainsi que dans les secteurs des télécommunications et des centres de données. Par ailleurs, il se positionne également dans des domaines émergents tels que l’intelligence artificielle et l’informatique quantique.
Quels sont les principaux obstacles réglementaires et législatifs à lever pour permettre au Maroc d’atteindre ses objectifs de souveraineté numérique ?
Je ne pense pas qu’il existe de véritables blocages ou des barrières réglementaires ou législatives. Cependant, les obstacles pourraient provenir d’un corpus réglementaire inadapté et inefficace.
Un autre aspect concerne l’application réelle et sérieuse des textes législatifs. Par exemple, la loi qui exige que les données sensibles soient hébergées sur le territoire national, je ne peux pas affirmer aujourd’hui, ni le vérifier par des indicateurs, que cette mesure est effectivement appliquée. C’est un exemple parmi d’autres.
Quel rôle doit jouer l’État marocain dans la mise en œuvre de cette stratégie ? Quelle gouvernance proposez-vous ?
L’État joue pleinement son rôle au travers du ministère chargé de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration. Maintenant, c’est un sujet complexe, et qui plus est décentralisé, car de nombreux acteurs publics et privés y prennent part et influent sur la trajectoire globale. La gouvernance que je propose repose sur plusieurs éléments. Il faut attribuer les rôles et les responsabilités et mandater les organes de décision, de surveillance et d’information. Dans ce modèle, il reviendrait au ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration, sponsor naturel de la transformation, de répartir les responsabilités suivant le modèle RACI (Responsible, Accountable, Consulted et Informed). Le schéma de gouvernance imaginé fait en sorte que chaque famille d’acteurs dispose d’une autonomie d’action, mais se concerte et se synchronise pour vérifier que les bénéfices sont atteints, arbitrer et ajuster la trajectoire au besoin et s’assurer de la cohérence d’ensemble.
Il faut mobiliser les parties prenantes et co-piloter les programmes. Au niveau des acteurs publics, la structure est déjà là, avec un leadership clair. Il s’agit désormais d’intégrer les parties prenantes de la société civile, insuffisamment consultées jusque-là. Pour les acteurs privés et académiques, une piste intéressante serait de les réunir au sein d’un Conseil représentatif permettant de faire parler d’une seule voix l’ensemble des acteurs et de faciliter la gouvernance de l’écosystème. Il est envisageable de nommer un binôme à la tête de chaque programme de transformation. Le binôme serait composé d’un leader, censé rendre compte des actions menées sur un triptyque coûts, qualité et délais et qui aurait la charge de réaliser les actions. Un challenger de même niveau organisationnel ou hiérarchique serait chargé de questionner, d’apporter un regard externe et des critiques constructives pour renforcer la légitimité et l’efficacité de la gouvernance.
Il faut aussi identifier et transmettre aux parlementaires les nouveaux besoins en matière de régulation. Via le dispositif de gouvernance, notamment via les plénières dédiées, il sera possible pour les parlementaires de recueillir les nouveaux besoins en matière de régulation numérique. C’est un moyen de faire coller la législation et la réglementation aux réalités du terrain.
Quelles sont les premières actions prioritaires à engager à court terme pour enclencher cette dynamique de souveraineté numérique ?
L’action à plus court terme est de prendre connaissance de la stratégie Maroc Digital 2030 et de voir à quel point elle permet de couvrir les besoins de souveraineté numérique. Tout partira de là, car nous sommes dans un domaine régalien, tout en étant très liés à l’économie et à la société civile. En fonction de cette analyse, les actions qui en découleront pourront être de nature très différente. J’ai donc envie de vous dire que je répondrai à cette question avec précision lorsque j’en aurai pris connaissance.
Quels sont alors les principaux indicateurs de suivi et d’évaluation qui permettront de mesurer les progrès accomplis ?
Les indicateurs seront inclus dans la stratégie Maroc Digital 2030. Mais la mesure des bénéfices escomptés peut se faire de manière très pragmatique grâce à des indicateurs macroéconomiques bien connus. Il s’agit d’évaluer le nombre net d’emplois créés, la contribution au produit intérieur brut (PIB) et l’apport aux objectifs de développement durable. De plus, des indicateurs spécifiques élaborés dans le document de l’IMIS incluent l’augmentation du nombre d’ANIV, la quantité et la qualité des textes législatifs qui renforcent la souveraineté numérique, le nombre de compétences critiques domestiques par rapport à celles importées, et le taux de participation de la diaspora sur la plan technologique aux programmes nationaux de transformation digitale.
Quel message clé souhaiteriez-vous adresser aux décideurs publics et privés pour les mobiliser autour de cette ambition de souveraineté numérique ?
Rappelons le discours de S.M. le Roi Mohammed VI datant de mars 2023, qui insiste sur Sa volonté de mettre en place une souveraineté industrielle pour faire face aux vulnérabilités de la chaîne de valeur mondiale, dont le numérique est un des maillons essentiels. L’objectif est d’accroître notre compétitivité et de renforcer notre résilience dans plusieurs secteurs clés, de valoriser nos externalités positives et de nous positionner en tant que leader régional «naturel» et modèle pour les pays du Sud. Deux éléments du discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI ressortent particulièrement et résonnent avec notre vision de la souveraineté numérique :
• La nécessité de se préparer pleinement à inaugurer une nouvelle ère industrielle, orientée vers et par la notion de souveraineté.
• L’affirmation que l’ambition industrielle ne peut être réalisée qu’avec un capital humain doté de capacités et de compétences renforcées.
Ainsi, à l’aune de la quatrième révolution industrielle et face à l’entrée tonitruante de l’intelligence artificielle dans le quotidien des administrations, des entreprises et des particuliers, institutions et dirigeants de la chose numérique se retrouvent confrontés à un nouveau paradigme numérique. Il s’agit de nouvelles attentes, de nouvelles opportunités, de nouvelles menaces, de nouveaux compétiteurs, de la capacité à se transformer rapidement, la rareté des ressources, les chamboulements géopolitiques et la dépendance de plus en plus grande envers les firmes étrangères. Les dirigeants sont en proie à l’incertitude et à l’ambiguïté dans des environnements incertains et complexes. Le besoin de souveraineté numérique n’a jamais été aussi stratégique. Pour appréhender le numérique et la notion de souveraineté numérique au Maroc, une approche systémique est essentielle. À l’échelle mondiale, des changements constants redéfinissent les enjeux. Le Maroc doit s’adapter en continu aux défis tels que le changement climatique et les exigences de sobriété en ressources. Les événements clés incluent le bannissement de Google de Chine en 2009, la mise en place du RGPD par l’UE en 2016, le Cloud Act américain de 2018, l’interdiction par la Chine du commerce des métaux stratégiques, les restrictions néerlandaises sur l’exportation de technologies de gravure de semi-conducteurs vers la Chine, le lancement du réseau Internet russe RusNet, et une série de cyberattaques déstabilisatrices provenant de Russie, d’Ukraine, d’Iran, d’Israël, des États-Unis, de Chine, et de Corée du Nord, marquant ainsi l’année 2023. Le besoin de maîtriser ses dépendances n’a jamais été aussi criant, qui plus est pour une nation comme le Maroc, où les inégalités persistent, mais où la volonté farouche de se développer économiquement et socialement grâce au numérique est omniprésente. Ces dernières années, les initiatives marocaines en faveur de la souveraineté numérique se sont multipliées : inauguration du plus grand supercalculateur africain à l’UM6P, cluster Technopolis, interdiction de l’hébergement des données à l’étranger et inauguration d’une usine d’assemblage de semi-conducteurs, en sont autant d’exemples concrets. Le ministère de la Transition numérique et de la réforme de l’Administration, conscient de ces éléments, a présenté en octobre 2023 la stratégie «Maroc Digital 2030», dans laquelle une place est donnée à la souveraineté numérique. Soyons clairs, le terme de souveraineté numérique est galvaudé, car il n’existe aucun pays souverain numériquement, c’est un idéal vers lequel il faut tendre, et qui doit guider la prise de décision de la puissance publique en matière de transformation digitale de la nation.