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Jusqu’où ira le grand déballage des couples sur les réseaux sociaux ?

De plus en plus de couples exposent leurs joies, leurs crises et même leurs ruptures sur les réseaux sociaux. Dernier exemple en date : une Marocaine en plein divorce a lancé un «Giveaway» promettant une récompense à quiconque parviendrait à la réconcilier avec son mari. Une démarche qui intrigue autant qu’elle divise, et qui interroge sur la frontière, de plus en plus floue, entre vie privée et scène publique.

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À l’ère des réseaux sociaux, l’intimité n’est plus un jardin secret. Les histoires d’amour, les disputes et même les ruptures les plus douloureuses quittent la sphère privée pour s’exposer au regard de tous. Ce qui se murmurait autrefois dans le silence d’un foyer devient aujourd’hui un récit public, amplifié par les clics et les partages.

C’est ainsi qu’une jeune Marocaine, en plein divorce, a surpris les internautes en lançant un jeu-concours «Giveaway» inhabituel : offrir une somme d’argent à toute personne capable de la réconcilier avec son mari. Un geste à la fois désespéré et spectaculaire, qui illustre jusqu’où certains sont prêts à aller pour mêler vie sentimentale et réseaux sociaux.

L’initiative a immédiatement suscité un tourbillon de réactions. Certains internautes y ont vu un geste touchant, reflet d’un amour sincère et d’une volonté acharnée de sauver son couple malgré l’échec qui semblait inévitable. D’autres, au contraire, ont estimé la démarche excessive, rappelant qu’une réconciliation ne peut s’appuyer sur un concours public et une récompense financière, et soulignant que ce type d’exposition peut, aux yeux de certains, entacher l’image et la dignité de la personne concernée. Entre empathie et incompréhension, cette affaire soulève une question plus large : jusqu’où peut-on aller dans l’exposition de sa vie intime ? Et surtout, que dit cette tendance grandissante sur notre rapport à l’amour et à l’intimité à l’ère numérique ?

Un geste révélateur des transformations socioculturelles

Pour le Dr Abdeljabbar Choukri, psychologue, sociologue, psychanalyste et psychothérapeute, cette démarche ne peut être réduite à un simple élan romantique ou à un acte isolé. «Le “Giveaway” est un acte révélateur des changements socioculturels au Maroc. Les plateformes ne créent pas le besoin d’attention ou de reconnaissance, mais elles le structurent, l’amplifient et l’exploitent, à travers des logiques techniques (algorithmes) et économiques (monétisation de l’audience). Elles participent donc à une transformation profonde du rapport à l’intimité, en le rendant public, stratégique, et parfois spectaculaire.»

Le Maroc, explique-t-il, est désormais pleinement intégré aux dynamiques mondiales liées aux réseaux sociaux : «Organiser un “Giveaway” pour “sauver son couple” est souvent le symptôme d’un malaise plus profond : difficulté à communiquer, besoin de reconnaissance, dépendance à l’image publique, ou encore instrumentalisation émotionnelle. Derrière ce geste fort en apparence peut se cacher une grande fragilité intérieure, à la fois personnelle et sociétale».

Selon le Dr Choukri, ce type de démarche mêle à la fois des ressorts psychologiques, sociaux et marketing. Il existe souvent une nécessité de prouver son ego, de montrer à soi-même et au partenaire que l’on est un conjoint fiable et légitime. «Beaucoup de couples en crise cherchent ainsi à prouver au monde et à eux-mêmes que leur relation fonctionne encore, donnant au couple une légitimité d’existence et l’illusion d’une union solide, dans l’espoir de se reconstruire à travers le regard des autres. Les réseaux sociaux, devenus un véritable théâtre des apparences, offrent un cadre idéal pour mettre en scène un couple “heureux” et raconter une histoire romantique destinée à séduire à nouveau l’autre», affirme le sociologue.

Et d’ajouter : «Cette mise en scène théâtrale confère au couple une légitimité sociale et crée un moment positif commun, parfois dans l’espoir désespéré de raviver les sentiments, avec le public comme médiateur implicite de la relation. Mais il y a aussi une dimension d’instrumentalisation : le show devient alors un marketing des relations conjugales, transformant la crise en contenu, en “buzz émotionnel” pouvant servir à gagner des abonnés, accroître son influence ou même monétiser son histoire personnelle».

La disparition des frontières entre vie privée et vie publique

Au-delà du cas particulier, Dr Choukri observe un basculement profond. «Nous assistons à une démonstration constante de soi. L’intime n’est plus seulement privé : il est monétisé, partagé, performé. Les frontières entre ce qui est intime et ce qui ne l’est pas se sont effacées. Ce qui se disait autrefois dans l’intimité du foyer est désormais affiché sur les murs virtuels publics, dans une logique de visibilité et de reconnaissance.»

Cette exposition répond aussi à un besoin de validation sociale. «Likes, commentaires et partages deviennent des marqueurs de légitimité. Montrer les difficultés de son couple en ligne, c’est parfois chercher un soutien collectif, une normalisation publique du vécu personnel.»

Dans cette logique, ruptures, disputes et réconciliations se transforment en épisodes scénarisés, valorisés socialement. «Avec la logique du divertissement omniprésente sur TikTok, Instagram ou YouTube, certains adoptent une posture de “personnage public”, transformant leur vie intime en feuilleton numérique soumis aux dynamiques de l’audience.»

Ce phénomène interroge autant qu’il fascine. La surexposition des relations personnelles sur les réseaux sociaux, loin d’être un simple effet de mode, semble s’installer durablement dans notre manière de vivre et de raconter nos histoires. La frontière entre authenticité et spectacle devient floue, laissant planer la question : jusqu’où irons-nous dans la mise en scène de notre vie intime ?

Questions à Dr Abdeljabbar Choukri, psychologue, sociologue, psychanalyste, psychothérapeute, poète et romancier

Le Matin : Pensez-vous que le fonctionnement des plateformes puisse favoriser l’essor de ce genre d’expositions de l’intime, en mettant en avant les contenus les plus marquants ?

Dr Abdeljabbar Choukri : Oui, on peut raisonnablement penser que les plateformes numériques (comme Instagram, TikTok, YouTube, etc.) encouragent indirectement, voire parfois directement, les mises en scène de l’intime, en valorisant les contenus les plus émotionnellement marquants, clivants ou spectaculaires.

Jusqu’où ira le grand déballage des couples sur les réseaux sociaux ?



Les plateformes ne créent pas le besoin d’attention ou de reconnaissance, mais elles le structurent, l’amplifient et l’exploitent, à travers des logiques techniques (algorithmes) et économiques (monétisation de l’audience). Elles participent donc à une transformation profonde du rapport à l’intimité, en la rendant publique, stratégique, et parfois spectaculaire.

Les utilisateurs comprennent vite que plus ils partagent leur intimité (souvent de façon théâtrale), plus ils attirent l’attention. Cela crée une forme de compétition symbolique, où la vie privée devient une ressource à exploiter pour gagner des abonnés, du capital social, voire de l’argent (monétisation, partenariats, etc.).

Quels sont, selon vous, les risques sociaux et personnels à long terme pour ces personnes ?

Les personnes qui exposent de manière excessive leur intimité en ligne, dans l’espoir de susciter la viralité ou d’obtenir une validation sociale, s’exposent à plusieurs risques à long terme, aussi bien sur le plan personnel que social.

Sur le plan personnel, une fois l’intimité publiée, il devient difficile, voire impossible, d’en garder le contrôle. Cette perte de maîtrise entraîne une érosion de la vie privée, pouvant générer un sentiment de perte de soi, d’identité ou d’image. L’attente constante de réactions (likes, commentaires, partages) peut engendrer une dépendance à la validation extérieure. Cela se traduit souvent par de la déception, de l’anxiété, une obsession du regard des autres, une baisse de l’estime de soi, voire des troubles psychologiques.

L’exposition publique de la vie de couple peut également susciter le mépris ou la distance de certaines personnes, compliquant ainsi la construction de relations sincères et authentiques.

Sur le plan social, cette surexposition s’accompagne souvent de stigmatisation ou de moqueries. Certains contenus peuvent être sortis de leur contexte, détournés ou ridiculisés, ce qui laisse une empreinte durable sur la réputation sociale ou professionnelle des personnes concernées. Par ailleurs, les données personnelles et moments intimes peuvent être exploités à des fins commerciales ou médiatiques par des tiers, sans consentement explicite.

Enfin, cette exposition peut aussi nuire à l’insertion ou à l’évolution professionnelle : des contenus jugés inappropriés peuvent ternir l’image de sérieux ou de compétence d’un candidat lors d’un recrutement ou freiner une carrière.

Cette exposition excessive peut-elle impacter la manière dont les jeunes perçoivent les relations ou la résolution des conflits ?

Absolument. Cette exposition excessive peut profondément impacter la manière dont les jeunes perçoivent les relations et la résolution des conflits. Cela devient un modèle pour eux : ils peuvent penser qu’il est préférable d’exposer leur vie intime sur les plateformes numériques afin de recevoir des solutions ou d’être légitimes aux yeux du public.

Lorsque des conflits sont réglés par des vidéos, des «giveaways» ou des publications émotionnelles, cela peut envoyer le message que l’attention et la validation extérieures sont indispensables pour résoudre un problème personnel. Cela fausse la perception d’une communication saine et du dialogue intime.

Dans ce cas, les jeunes peuvent ressentir une pression à la transparence émotionnelle, à partager leurs sentiments ou leurs problèmes pour se conformer aux normes numériques, au risque de développer une dépendance au regard des autres pour légitimer leurs expériences émotionnelles.

L’effondrement du modèle quotidien de la vie intime des jeunes est le résultat de la prolifération de modèles d’objectifs et de solutions. Le fait de voir des couples ou des amis étaler leurs conflits ou réconciliations en ligne peut mener à une vision instable et médiatisée des relations, où les disputes sont amplifiées et les gestes de paix mis en scène pour récolter des likes ou des soutiens.

Peut-on dire aujourd’hui qu’on observe une normalisation des comportements «extrêmes» en ligne, au point que plus rien ne choque vraiment ?

On assiste aujourd’hui à une normalisation des comportements extrêmes en ligne. La logique de la viralité favorise l’excès : le public est attiré par ce qui sort de l’ordinaire, et les plateformes comme TikTok, YouTube ou Instagram privilégient les contenus à forte charge émotionnelle, choquants, drôles, absurdes ou polarisants.

Cette dynamique pousse à la surenchère : disputes de couple filmées, «Pranks» humiliants, confidences très personnelles ou discours radicaux. Ce qui était marginal devient courant, non parce qu’il est moralement accepté, mais parce qu’il est visible, liké et partagé.

À force d’exposition survient une désensibilisation : ce qui choquait hier paraît «normal» aujourd’hui. On assiste ainsi à une trivialisation du tragique, où des événements graves deviennent du spectacle.

Internet brouille les frontières entre privé et public ; la transgression devient un outil de visibilité, et même les comportements problématiques peuvent générer du succès. Pour une partie de la jeunesse, ces contenus extrêmes sont devenus un langage culturel familier, là où les générations précédentes y voyaient un scandale. Ce n’est pas la fin du choc, mais une transformation de ce qui choque, avec une tolérance accrue envers certaines transgressions.

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