Le Matin : La reconnaissance au travail est souvent évoquée comme étant un facteur de motivation. Mais psychologiquement, pourquoi est-elle si essentielle pour l’équilibre mental d’un salarié ?
Sahar Hadri : La reconnaissance répond à un besoin fondamental : celui de se sentir exister aux yeux des autres. Dans le monde du travail, elle ne se limite pas à un simple compliment ou à une prime ; elle touche à la construction même de l’identité professionnelle. Être reconnu, c’est recevoir la confirmation que son travail a du sens et qu’il contribue réellement à un projet collectif. Cette validation nourrit l’estime de soi, la motivation et le sentiment d’appartenance.
À l’inverse, l’absence de reconnaissance agit comme une forme d’effacement symbolique. Le salarié a la sensation d’être transparent, interchangeable, voire inutile. Ce ressenti fragilise l’équilibre psychologique et peut mener, à terme, à une profonde démotivation. Le manque de reconnaissance est aujourd’hui l’un des risques psychosociaux les plus sous-estimés, précisément parce qu’il ne s’exprime pas toujours par des crises visibles. Il use lentement, silencieusement. Il suffit de penser à cet employé qui reste tard au bureau chaque soir sans jamais recevoir un mot d’encouragement : un jour, il finit par se demander : «À quoi bon ?»
Comment ce manque de reconnaissance influence-t-il la confiance en soi, la motivation ou même la performance des salariés ? À long terme, peut-il entraîner des troubles plus graves comme la dépression professionnelle, la perte de sens ou le désengagement total ?
La reconnaissance agit comme un carburant psychologique. Lorsqu’elle est absente, la confiance en soi s’érode : le salarié doute de sa valeur, de ses compétences et perd peu à peu le plaisir d’agir. La motivation intrinsèque, celle qui pousse à se dépasser par goût du travail bien fait, laisse place à une logique d’effort mécanique, sans satisfaction. La performance finit par chuter, non pas par manque de capacité, mais par perte de sens.
À long terme, ce processus peut évoluer vers une véritable souffrance psychique : dépression professionnelle, burn-out, désengagement total, voire cynisme vis-à-vis de l’entreprise. On le constate souvent chez des collaborateurs investis et compétents qui finissent par se retirer silencieusement.
Certains salariés cherchent à compenser ce manque en travaillant davantage. Est-ce un mécanisme de défense fréquent ? Et à quel point cela peut-il devenir dangereux ?
Oui, c’est un mécanisme très fréquent que les psychologues appellent «hyperinvestissement compensatoire». Lorsqu’une personne n’est pas reconnue, elle peut tenter de combler ce vide en travaillant davantage, dans l’espoir de mériter enfin l’attention et/ou la gratitude attendues. Ce surengagement devient une manière de restaurer une estime de soi blessée.
Mais cette stratégie se retourne souvent contre elle. Plus l’individu s’épuise à prouver sa valeur, plus il risque de renforcer le sentiment d’injustice lorsque la reconnaissance ne vient toujours pas. Cela crée un cercle vicieux qui conduit droit vers l’épuisement professionnel. Un manager que j’ai accompagné me racontait qu’il travaillait tous les soirs jusqu’à minuit, pensant montrer l’exemple. Il croyait que ce dévouement finirait par être remarqué. Mais après des mois sans un mot de remerciement, il s’est effondré, vidé et amer.
D’après vous, ce sentiment de non-reconnaissance vient-il principalement du management direct, de la culture d’entreprise ou d’un manque global de communication ?
Le sentiment de non-reconnaissance est rarement le fruit d’un seul facteur. Il découle à la fois du management, de la culture d’entreprise et du climat de communication interne. Le manager direct joue évidemment un rôle central : un supérieur hiérarchique qui ne donne pas de feed-back ou ne prend jamais le temps de valoriser les efforts de son équipe crée un vide relationnel. Mais la culture d’entreprise compte tout autant. Dans beaucoup d’organisations, la reconnaissance est perçue comme une faiblesse, voire un luxe. On valorise les résultats chiffrés, les indicateurs financiers, mais on oublie de reconnaître les comportements vertueux comme la coopération, la créativité ou la loyauté. Enfin, un déficit de communication interne accentue cette invisibilisation. C’est souvent dans les entreprises où tout va vite, où les réussites s’enchaînent, que les salariés finissent par se sentir les plus oubliés.
Les entreprises marocaines mesurent-elles suffisamment l’importance de la reconnaissance non financière – par exemple la gratitude, la valorisation, l’écoute – dans le bien-être mental de leurs équipes ?
Les entreprises marocaines commencent à intégrer la notion de reconnaissance dans leurs discours, mais souvent sous une forme très partielle. Elles la confondent encore avec la rémunération variable ou la prime de performance. Or, il faut distinguer ces deux dimensions : la prime relève de la justice économique, tandis que la reconnaissance relève de la justice symbolique. La prime est devenue un acquis attendu, inscrit dans le contrat psychologique entre le salarié et l’entreprise. Son absence provoque du ressentiment, mais sa présence ne génère plus de motivation durable. Autrement dit, elle évite la frustration, mais ne crée pas d’engagement.
Les salariés, aujourd’hui, attendent autre chose : une reconnaissance vécue comme humaine, spontanée et sincère, qui ne se mesure pas uniquement à la fiche de paie. Entendre son manager dire : «Ton implication sur ce projet a vraiment fait la différence», voir son travail valorisé devant la direction, être consulté avant une décision importante : voilà les gestes qui construisent le sentiment d’exister dans l’organisation.
Dans la culture marocaine, où le lien social et la dignité personnelle occupent une place centrale, cette reconnaissance symbolique prend encore plus de poids. Elle touche à la valeur morale du travail, à ce que le salarié représente, pas seulement à ce qu’il rapporte.
La perception du manque de reconnaissance varie-t-elle selon la personnalité, le genre ou même le contexte culturel, notamment dans un pays comme le Maroc ?
Oui, elle varie considérablement. Les personnes perfectionnistes ou hypersensibles à la justice ressentent plus durement le manque de reconnaissance, car elles ont besoin d’un retour constant pour ajuster leur perception d’elles-mêmes. Les femmes, souvent confrontées à des inégalités de visibilité ou à un plafond de verre symbolique, en souffrent également davantage.
Sur le plan culturel, le Maroc reste une société à forte dimension collective, où la valeur de l’individu se construit dans et par le regard des autres. Le travail n’est pas seulement un moyen de subsistance, c’est aussi un vecteur de statut, d’honneur et d’appartenance. Être reconnu, c’est être visible et légitime dans la communauté professionnelle.
Quels gestes simples ou bonnes pratiques managériales peuvent aider à renforcer le sentiment de reconnaissance au quotidien ? Et quel impact cela pourrait-il avoir sur les employés et les entreprises ?
Renforcer la reconnaissance au travail ne nécessite pas de grands moyens, mais un véritable changement de posture. Tout commence par un mot, une attention, une écoute sincère. Dire «merci» de manière précise et personnalisée, féliciter un collaborateur devant ses pairs, donner de la visibilité au travail accompli ou tout simplement prendre le temps de s’intéresser à ce que vit son équipe : ces gestes, lorsqu’ils sont authentiques, créent un climat de confiance.
Dans une entreprise, un salarié qui se sent reconnu retrouve énergie, créativité et loyauté. Le climat social s’en trouve apaisé, la motivation renforcée et les départs réduits. La reconnaissance, loin d’être un supplément d’âme, est un véritable levier stratégique. C’est elle qui transforme un collectif de travailleurs en communauté engagée. n
