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Intégration des migrants : Il faut repenser en profondeur la Stratégie nationale (CMC)

La dernière enquête du Centre marocain pour la citoyenneté sur la perception des migrants au Maroc révèle une montée préoccupante des préjugés, notamment chez les jeunes, et un rejet croissant des populations migrantes d’origine subsaharienne. Dans cet entretien, Rachid Essedik, président du CMC, alerte sur les limites de la politique actuelle et plaide pour une gouvernance territoriale plus équitable, tournée vers l’inclusion et le vivre-ensemble.

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Intégration des migrants : Il faut repenser en profondeur la Stratégie nationale (CMC)



Le Matin : Les résultats de l’enquête réalisée dernièrement par le CMC montrent une montée des discours de haine notamment chez les jeunes, comment faut-il agir pour promouvoir la tolérance et le vivre-ensemble, notamment auprès de cette tranche d’âge ?

Rachid Essedik : Effectivement, l’enquête du CMC confirme que les jeunes de moins de 30 ans expriment les niveaux les plus élevés de rejet et de méfiance à l’égard des migrants d’origine subsaharienne. Ce constat s’est aggravé récemment, comme en témoignent les tensions observées dans plusieurs quartiers populaires, notamment à Casablanca, où des affrontements entre Marocains et migrants subsahariens ont circulé sur les réseaux sociaux, dans un climat de stigmatisation mutuelle. Pour faire face à cette dynamique préoccupante, il est nécessaire de renforcer l’éducation à la citoyenneté et aux droits humains dès le secondaire, de promouvoir des récits positifs sur la migration à travers des formats accessibles aux jeunes, et d’impliquer activement les collectivités territoriales et la société civile dans la création d’espaces de dialogue et de cohabitation. Il est tout aussi impératif d’appliquer rigoureusement la loi face à tout acte de discrimination, de violence ou de discours haineux, d’où qu’il provienne. Enfin, certains comportements inadaptés ou provocateurs de la part de quelques migrants doivent également être traités avec sérieux, car ils peuvent contribuer à alimenter l’exaspération d’une jeunesse déjà confrontée à de fortes tensions sociales et économiques.

Au-delà des aspects sécuritaires, quelles mesures politiques et sociales devraient être prioritaires pour favoriser une meilleure intégration des migrants dans le tissu économique et social marocain ?

Il devient aujourd’hui indispensable de procéder à une évaluation rigoureuse, indépendante et participative de la Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA), lancée en 2013. Après plus d’une décennie de mise en œuvre, il est nécessaire de mesurer objectivement ses résultats, d’identifier les obstacles à son application effective, et d’envisager une réorientation plus réaliste et adaptée au contexte actuel. Cette évaluation devrait également ouvrir un débat national franc sur les limites structurelles du modèle d’intégration proposé et sur la capacité réelle du Maroc à gérer une pression migratoire croissante, dans un environnement régional complexe. Le Maroc gagnerait à traiter la migration non pas comme une contrainte sociale, mais comme une opportunité économique à valoriser dans une perspective de développement inclusif.

Il faut rappeler que la grande majorité des migrants subsahariens présents sur le territoire marocain ne considèrent pas le Maroc comme une destination finale. Leur objectif est généralement l’Europe, et c’est souvent dans l’attente d’une opportunité de passage qu’ils restent temporairement au Maroc. Ce constat questionne la position que le Royaume occupe – ou se voit assigner – en tant que pays de transit prolongé, voire de substitution, dans le cadre des politiques européennes de contrôle des frontières. Dans cette perspective, il est légitime de s’interroger : si même les États européens, avec leurs moyens institutionnels et financiers, peinent à gérer ce phénomène, le Maroc, avec ses ressources limitées, est-il véritablement en mesure d’en assumer seul les conséquences ?

En parallèle, des mesures concrètes doivent être renforcées pour favoriser une meilleure intégration sociale et économique des migrants. Il s’agit d’assurer l’effectivité des droits sociaux de base – santé, éducation, logement –, de créer des passerelles d’insertion professionnelle adaptées, notamment via l’implication du secteur privé, et d’adopter enfin une loi nationale criminalisant les discriminations raciales. Toute stratégie d’intégration ne peut réussir sans la mise en place d’un cadre juridique clair et protecteur, mais aussi sans un effort collectif pour sortir d’une logique de gestion sécuritaire, isolée et conjoncturelle



Comment le CMC évalue-t-il la coopération entre les différents acteurs publics, associatifs et économiques dans la gestion de la migration ? Quels sont les freins à une collaboration plus efficace ?

La coopération entre les acteurs publics, associatifs et économiques dans la gestion de la migration demeure limitée, inégale et marquée par un cloisonnement institutionnel. Le Centre marocain pour la citoyenneté constate que, malgré certains efforts au niveau national, cette coopération souffre d’un manque de structuration, d’une gouvernance centralisée et de l’absence d’un cadre territorial adapté.

L’un des freins majeurs réside dans l’absence d’un cadre de gouvernance territoriale clair. Si la gestion des questions migratoires reste largement pilotée par l’administration centrale, les réalités migratoires diffèrent profondément d’un territoire à un autre. Chaque région est confrontée à des défis spécifiques liés à sa position géographique, à ses dynamiques économiques et à son exposition aux flux migratoires. À titre d’exemple, des régions comme l’Oriental, Souss-Massa ou Tanger-Tétouan-Al Hoceïma ont vu émerger des initiatives intéressantes portées par des acteurs locaux – collectivités territoriales, associations, ONG internationales ou services déconcentrés – qui tentent de développer des réponses contextualisées. Toutefois, ces efforts restent dispersés, mal capitalisés, et souvent faiblement soutenus par une stratégie nationale qui tarde à reconnaître le rôle structurant des territoires.

Un autre frein concerne le déséquilibre dans l’implication des acteurs de la société civile. Alors que les ONG locales peinent à obtenir un appui pérenne ou une reconnaissance institutionnelle, les ONG internationales – bénéficiant de financements européens spécifiquement orientés vers la migration – sont souvent mieux positionnées pour intervenir, ce qui accentue les inégalités de moyens et réduit l’appropriation locale des actions menées.

Le secteur économique, quant à lui, reste largement en retrait. Très peu d'entreprises s'engagent activement dans l'insertion professionnelle des migrants, faute de dispositifs incitatifs, de clarté juridique et de coordination avec les politiques d’emploi locales. Pourtant, il est important de souligner qu’un certain nombre d’opportunités d’emploi – dans l’agriculture, les services, le bâtiment ou les métiers peu qualifiés – ne sont plus assurées ni recherchées par la main-d’œuvre marocaine. Les migrants pourraient utilement répondre à ces besoins, à condition qu’un cadre légal, économique et social sécurisé leur soit offert.

Pour dépasser ces blocages, il est urgent d’instaurer une gouvernance migratoire à l’échelle locale, fondée sur des mécanismes de concertation multi-acteurs, des financements équitables, et une clarification des rôles entre l’État, les collectivités et la société civile. La migration doit être intégrée dans les politiques de développement local, non comme une urgence ou une contrainte, mais comme un enjeu transversal de cohésion sociale, de valorisation des ressources humaines et d’inclusion économique.

Comment le CMC analyse-t-il la perception des migrants eux-mêmes sur leur intégration au Maroc ? Disposez-vous de données ou d’études complémentaires sur leurs attentes et besoins réels ?

Le Centre marocain pour la citoyenneté n’a pas mené directement d’enquête quantitative auprès des migrants subsahariens sur leur propre perception de l’intégration au Maroc. Cependant, les données qualitatives recueillies à travers des échanges réguliers avec des associations de migrants, des acteurs de terrain et des participants à nos espaces de discussion permettent de dégager un certain nombre de constats sur leurs attentes, leurs difficultés et leurs ressentis.

De manière générale, de nombreux migrants expriment un fort sentiment d’instabilité et de précarité. Cette insécurité est liée d’une part à la difficulté de régulariser ou de renouveler leur statut administratif, et d’autre part à l’accès limité aux droits fondamentaux, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et de l’emploi. Bien que la SNIA prévoit un accès élargi à ces services, la réalité du terrain montre que de nombreux obstacles, qu’ils soient administratifs, linguistiques ou sociaux, persistent encore.

Par ailleurs, les migrants témoignent d’un profond besoin de reconnaissance et de respect. Beaucoup dénoncent un écart entre les discours officiels d’ouverture et l’expérience quotidienne de discriminations, que ce soit dans l’espace public, les institutions, ou dans leurs interactions sociales. Ce ressenti est renforcé par la montée de discours stigmatisants, notamment sur les réseaux sociaux, et par des cas récurrents d’agressions verbales ou physiques, en particulier dans les grandes villes.

Malgré cela, plusieurs migrants – notamment ceux installés depuis plusieurs années – affirment leur volonté de s’intégrer durablement et de contribuer positivement à la société marocaine. Ils appellent à dépasser l’approche humanitaire ou sécuritaire, pour aller vers une politique fondée sur les droits, l’inclusion et la participation citoyenne. Ils expriment également le besoin d’être associés aux politiques qui les concernent, et de voir leur existence sociale et économique pleinement reconnue.

Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels le Maroc devra faire face dans les prochaines années concernant la migration, et comment peut-on s’y préparer ?

Avant d’aborder directement les défis à venir pour le Maroc en matière migratoire, il convient de rappeler un fait particulièrement éclairant. Les événements récents survenus à Torre-Pacheco, dans la région de Murcie en Espagne, mettent en évidence une réalité trop souvent passée sous silence : le Maroc, en tant que pays d’émigration, voit régulièrement ses propres ressortissants exposés à des actes de racisme, de rejet et de violence à l’étranger. En juillet 2025, cette commune à forte présence marocaine a connu une flambée de violences xénophobes, alimentée par des discours haineux émanant de groupes d’extrême droite. Des travailleurs marocains, bien que pleinement insérés dans le tissu économique local, ont été pris pour cible, agressés et publiquement stigmatisés. Cette situation, loin d’être isolée, rappelle que les Marocains eux-mêmes peuvent être victimes de ce que certains au Maroc reprochent à d’autres : l’intolérance, la marginalisation et l’exclusion.

Dans ce contexte global tendu, le Maroc devra faire face à plusieurs défis majeurs en matière de migration dans les années à venir. Le premier est celui de la définition claire de son rôle géopolitique. Le pays est de plus en plus perçu comme une zone tampon entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe, et se voit implicitement assigner le rôle de «gendarme» des frontières sud de l’Union européenne. Cette posture crée une pression croissante sur les ressources nationales, sans soutien structurel suffisant ni reconnaissance équitable du fardeau assumé.

Le deuxième défi est social et interne. La présence croissante de migrants, notamment dans les grands centres urbains, coexiste avec une jeunesse marocaine elle-même confrontée au chômage, à la précarité et à la marginalisation. Cette situation alimente un climat de frustration et de rejet qui peut dégénérer en tensions communautaires, voire en violences, si rien n’est fait pour réguler les équilibres sociaux et déconstruire les discours haineux. La cohésion sociale est donc en jeu, et nécessite des politiques inclusives, équitables et transparentes.

Un troisième défi concerne la gouvernance migratoire elle-même. Dix ans après le lancement de la Stratégie nationale d’immigration et d’asile, il devient indispensable d’en évaluer objectivement les résultats, d’en identifier les failles, et d’engager une réforme ambitieuse. Cette réforme devrait notamment prévoir une décentralisation effective des responsabilités, un renforcement du rôle des collectivités territoriales, une meilleure implication du secteur privé, et un cadre juridique clair contre les discriminations raciales.

Enfin, le défi de la perception publique ne doit pas être sous-estimé. Pour réussir toute politique d’intégration, il faut accompagner l’opinion publique à travers des actions pédagogiques, des récits valorisants et une lutte déterminée contre les stéréotypes. Il s’agit de faire évoluer les représentations sociales de la migration : la considérer non comme une menace ou un poids, mais comme une opportunité humaine et économique, à condition qu’elle soit gérée avec responsabilité, équité et vision à long terme.

Le Maroc, à la croisée des chemins, ne peut ignorer qu’il est à la fois pays d’émigration, de transit et d’accueil. Il lui revient donc de faire preuve de cohérence et d’équilibre : en protégeant les siens à l’étranger, en respectant ceux qui choisissent ou subissent sa terre d’accueil, et en bâtissant une politique migratoire fondée sur les droits, la justice et la réciprocité.
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