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Non encadrée, l’IA peut amplifier certaines violences comme les cyberharcèlements (expert)

À la fois fascinante et inquiétante, l’intelligence artificielle transforme nos vies à une vitesse fulgurante. Si elle ouvre des perspectives exceptionnelles, elle soulève également des interrogations cruciales sur la sécurité, la vie privée et les droits humains. À ce titre, les femmes, en particulier, se trouvent confrontées à de nouvelles formes de violences numériques, amplifiées par l’IA, telles que le cyberharcèlement ou les deepfakes. Pour évoquer ces défis, Mohammed Khalil, professeur à l’Université Hassan II de Casablanca, expert en transformation numérique et ancien conseiller au cabinet du ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, a été invité à partager son expertise lors de la 10ᵉ édition du Congrès de l’Organisation de la femme arabe, récemment tenue au Caire. Selon lui, bien que la technologie puisse être détournée à des fins néfastes, elle demeure par essence neutre, car ce sont les usages qui en déterminent les conséquences.

Le Matin : Vous venez de participer à la 10e édition du Congrès de l’Organisation de la femme arabe au Caire. Pourriez-vous nous parler de cette expérience et des enseignements que vous en avez tirés ?

Mohammed Khalil :
Oui, j’ai eu le privilège de représenter le Maroc en tant que membre de la délégation, qui était dirigée par la ministre de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, Naïma Ben Yahia. Ce congrès, qui s’est tenu autour du thème «Communication, autonomisation et protection des femmes et des filles contre la cyberviolence et la violence liée à la technologie et à l’intelligence artificielle», était d’une grande pertinence, car il a abordé des enjeux de société de la plus haute importance. J’ai tenu à travers ma participation à apporter des clarifications sur des termes utilisés récurremment, comme «technologie», «numérique», «intelligence artificielle» et «algorithmes», et qui sont parfois mal compris ou utilisés sans distinction précise. J’ai donc pris le temps de poser les bases, pour que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. L’événement s’est déroulé dans un esprit constructif et dynamique, et ce qui m’a particulièrement marqué, c’est l’annonce de la présidence du Maroc pour la 11e édition du Congrès. Cette nouvelle est une véritable reconnaissance des efforts continus du Maroc pour promouvoir les droits des femmes et l’égalité des sexes, et cela donne à notre pays une visibilité accrue sur la scène internationale.



L’intelligence artificielle transforme notre quotidien à une vitesse remarquable, mais elle suscite également de nombreuses préoccupations, notamment en matière de violence. Peut-on affirmer qu’elle engendre de nouvelles formes de violence, notamment envers les femmes ?

Il serait erroné de lier l’apparition de la violence uniquement à l’émergence de l’intelligence artificielle (IA). La violence existe depuis la nuit des temps, elle est présente dans toutes les sociétés et à travers toutes les époques. Cependant, ce qui a évolué, ce sont les formes que cette violence peut prendre. Grâce aux outils numériques, amplifiés par l’intelligence artificielle, certaines formes de violence, comme le harcèlement en ligne, les deepfakes ou encore la propagation de discours haineux, peuvent être décuplées. Ces technologies donnent une plus grande portée à ces violences, et parfois, les algorithmes amplifient les effets nuisibles. Mais il est important de souligner que l’IA elle-même est une technologie neutre. En cela, elle est comparable au feu : elle peut éclairer, réchauffer, ou détruire, en fonction de l’utilisation que l’on en fait. Ce sont les intentions humaines qui façonnent les conséquences de l’IA, qu’elles soient bénéfiques ou nuisibles. Il nous appartient donc, en tant que société, de veiller à ce que cette technologie soit utilisée pour le bien-être de tous, et en particulier pour protéger les plus vulnérables, comme les femmes.

Face à la croissance rapide de l’intelligence artificielle, surtout en ce qui concerne les droits des femmes, quelle orientation préconisez-vous pour maximiser ses bénéfices tout en minimisant ses risques ?

Je recommande une approche proactive et offensive dans l’adoption de l’intelligence artificielle, plutôt que de se contenter d’une démarche défensive qui mettrait uniquement l’accent sur les risques. L’important est de comprendre que ces technologies ne peuvent être ignorées ; elles vont de toute façon façonner notre avenir. Plutôt que de se limiter à une attitude d’alerte face aux dangers potentiels, nous devons saisir l’opportunité de les investir, de les adapter à nos besoins, et de les encadrer efficacement. L’histoire nous a montré que les innovations, bien que souvent perçues comme menaçantes au départ, finissent par apporter des bénéfices significatifs. Prenez l’exemple de l’écriture, que Platon critiquait, ou encore de la calculatrice, qui a elle aussi suscité des inquiétudes à son époque. La prudence est nécessaire, bien entendu, mais une méfiance excessive pourrait freiner l’innovation et le progrès. En ce qui concerne spécifiquement les droits des femmes, il est impératif d’utiliser l’IA pour renforcer la lutte contre les violences sexistes et garantir une plus grande égalité dans l’accès à l’information, à l’éducation, et à des services de santé équitables.

L’intelligence artificielle a souvent été accusée de mettre en péril l’intelligence humaine en la remplaçant. Partagez-vous cette inquiétude ?

Cette crainte est tout à fait compréhensible, mais elle repose sur une vision erronée de la nature de l’intelligence artificielle. Il faut bien comprendre que le concept d’intelligence artificielle n’est pas récent : il date des années 1950. Ce qui a changé récemment, c’est la possibilité de déployer concrètement ces technologies grâce à la révolution numérique des vingt dernières années. L’Internet a permis la collecte d’immenses quantités de données, ce qui est essentiel pour l’apprentissage des algorithmes et l’amélioration des performances de l’IA. Toutefois, il est important de souligner que l’intelligence artificielle ne remplace pas l’humain. Elle est inspirée des capacités cognitives humaines, mais elle ne les imite que dans un but spécifique : reproduire certains aspects du raisonnement humain pour accomplir des tâches précises. L’IA, tout comme les inventions du passé, comme l’avion inspiré du vol des oiseaux, n’a jamais prétendu égaler l’intelligence humaine, mais plutôt s’en inspirer pour accomplir des tâches complexes. Il n’y a donc aucune raison de craindre une «substitution» de l’humain par la machine.

En quoi l’intelligence artificielle se distingue-t-elle fondamentalement des autres technologies, et pourquoi cette distinction est-elle importante ?

L’intelligence artificielle se distingue surtout par sa transversalité. Contrairement à d’autres technologies, souvent limitées à un secteur spécifique, l’IA peut s’appliquer à une multitude de domaines, de la santé à l’agriculture, en passant par l’éducation, la finance et la justice... Cette capacité d’application universelle confère à l’IA un pouvoir d’influence considérable, mais elle implique également de nouveaux défis. Les biais, discriminations, ou erreurs qui se glissent dans ces systèmes peuvent se propager à une échelle beaucoup plus grande, affectant un nombre beaucoup plus large de personnes. C’est pour cela qu’il est essentiel de mettre en place dès maintenant des régulations éthiques, juridiques et sociales. Nous devons veiller à ce que les algorithmes soient transparents, responsables et qu’ils respectent les principes fondamentaux des droits humains, tout en étant vigilants quant à leur impact potentiel sur des groupes vulnérables, comme les femmes. L’intelligence artificielle, si elle est bien encadrée, peut être un formidable levier de progrès, mais elle nécessite des garde-fous solides pour éviter qu’elle ne devienne un outil de domination ou d’exclusion.
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