Le Matin : Depuis quelques jours, plusieurs vidéos circulent sur la Toile montrant la présence d'orques près des côtes marocaines. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? De quelles côtes s’agit-il ?
Avez-vous observé une augmentation récente de la population d'orques dans les eaux marocaines ?
Les orques sont des animaux marins qui peuplent nos côtes, au même titre que 25 autres espèces de dauphins et de baleines. Les orques sont bien connues parce qu’ils sont étudiés depuis près de 30 ans par un groupe de recherche espagnol basé près de Tarifa avec lequel l’Institut national de recherche halieutique (INRH) collabore. Par ailleurs, nos pêcheurs-artisans, qui ciblent le thon rouge dans le détroit, sont accoutumés à leur présence depuis des décennies. Ce groupe compte actuellement 45 individus, connus grâce à la photo-identification ; des photos prises de manière régulière sur lesquels les individus peuvent être reconnus grâce à un caractère distinctif (forme de la nageoire dorsale, cicatrices, etc.). Leur nombre était estimé à 39 individus dans les années 1990, période à laquelle le suivi de ce groupe d’orques a démarré dans le détroit. Ces orques ont connu une crise de mortalité des nouveau-nés attribuée au manque de nourriture entre 2005 et 2012, période pendant laquelle les stocks de thon rouge étaient au plus bas pour cause de surpêche. Aucun des cinq nouveau-nés répertoriés pendant cette période n’ayant survécu.Comment les orques interagissent-elles avec les écosystèmes marins locaux ? Y a-t-il des comportements spécifiques de ces animaux observés au large des côtes marocaines ?
Les orques se nourrissent quasiment que de thon rouge, ils le chassent là où il est le plus accessible. Au printemps et en été, le thon rouge migre à travers le détroit de Gibraltar, et les orques sont là pour le chasser. Ils ont développé pour cela un comportement particulier de chasse qui n’est observé que chez ce groupe d’orques. Ils se mettent en file droite sur plusieurs kilomètres et se relaient dans la poursuite d’un même banc de thons afin de les épuiser, ce qui facilite leur capture. Le reste de l’année, ils poursuivent leurs proies là où elles sont.Y a-t-il des impacts significatifs de la présence d'orques sur les activités de pêche locale ?
Les orques se sont accoutumées à la présence des pêcheurs artisans marocains (à bord de barques en bois) qui pêchent le thon à la ligne dans la zone du détroit de Gibraltar, à tel point qu’ils nagent à quelques centimètres des barques. Ils restent à l’affût, et quand les pêcheurs remontent une prise, ils viennent croquer dedans en ne laissant parfois que la tête. Ce comportement est nommé «déprédation». Cela engendre des pertes pour les pêcheurs qui peuvent ne pas rentabiliser leur sortie de pêche. Depuis quatre ans, un petit groupe d’orques a développé un comportement qui cible principalement les voiliers, qui consiste dans la destruction du safran (partie immergée du gouvernail). Ce comportement, qui s’est actuellement répandu à toutes les orques, a été qualifié comme apparenté à un jeu par un groupe d’experts qui s’est réuni en février 2024 à Madrid sous l’égide de la Commission baleinière internationale, pour traiter cette question. Quelques cas d’interactions avec des barques de pêches ont été répertoriés durant ces quatre dernières années, avec des orques qui viennent frapper la coque des barques. Cela finit dans certains cas par provoquer des voies d’eau et deux barques ont ainsi coulé. Bien heureusement, il n’y a jamais eu de pertes humaines. Ces expériences traumatisantes sont vécues par les pêcheurs comme des agressions violentes. Les orques sont, en fait, des animaux puissants, et les adultes peuvent peser jusqu’à 9 tonnes, et n’auraient aucun mal à faire chavirer une barque si cela était leur intention.Y a-t-il des mesures mises en place pour assurer la sécurité des baigneurs et des estivants face à la présence d'orques près des côtes marocaines ?
Les orques de notre région s’aventurent très rarement dans des eaux de moins de 20 m de fond. Ce qui les intéresse, ce sont les thons rouges dont ils s’alimentent. Quand ils ne sont pas dans le détroit de Gibraltar, ils chassent le plus souvent dans la baie de Cadiz autour de 80 m de profondeur. Pendant que les adultes chassent, les petits jouent comme chez bon nombre de mammifères. Il leur arrive de s’éloigner du groupe, mais finissent rapidement par le rejoindre. Quand ils ne chassent pas, les orques vont vers le large pour socialiser. Par ailleurs, aucune agression d’orque sauvage envers un humain n’a jamais été répertoriée de par le monde, même dans des régions où les orques fréquentent les plages.Quelles sont vos recommandations pour les baigneurs et les vacanciers en cas d'observation d'orques dans les zones de baignade ?
Concernant les orques qui peuplent nos côtes, il est très peu probable de les rencontrer en bord de mer. Néanmoins, il y a une consigne générale concernant les animaux sauvages rencontrés vivants ou morts en bord de mer qu’il s’agisse de baleines, dauphins, oiseaux, poissons ou méduses : ne jamais s’en approcher ou les toucher, et prévenir le plus rapidement possible les autorités (police, gendarmes, pompiers, autorités locales...). Ces animaux peuvent être dangereux pour l’Homme, provoquant traumatismes ou maladies plus ou moins graves. Les phoques et les dauphins peuvent mordre comme un chien, les baleines échouées vivantes peuvent faire des mouvements dangereux avec leurs nageoires ou exploser quand elles sont dans un état avancé de décomposition, et les méduses peuvent provoquer des brûlures même quand elles sont mortes. Les mammifères marins dont font partie les orques peuvent eux être porteurs de microbes transmissibles à l’Homme et certains sont à même de provoquer des maladies graves.Quels sont les programmes de surveillance ou de recherche de l’INRH en cours pour étudier les populations d'orques dans notre région ? Y a-t-il des collaborations avec des institutions internationales pour étudier et gérer la présence d'orques sur les côtes marocaines ?
L'INRH réalise des suivis des populations de cétacés de manière ponctuelle sur des questionnements précis, et développe pour cela des collaborations avec des spécialistes dans le domaine de la cétologie. La plus importante collaboration en termes de recherche scientifique a été construite avec le groupe de recherche CIRCE (Conservation, Information et Recherche sur les cétacés) basé près de Tarifa (Espagne). Nous avons ainsi pu travailler ensemble ces vingt dernières années sur les déplacements et l’alimentation des orques dans le détroit de Gibraltar, nous avons réalisé un projet inédit dédié à l’étude des cétacés en Méditerranée (Cetasur, 2013-2014) et nous avons démarré en 2024 un projet similaire qui vise à étudier la fonction écologique des cétacés dans les écosystèmes méditerranéens au Maroc. Une Convention de recherche associant l’INRH et CIRCE, entérinée en mai 2024, prévoit également un volet dédié au suivi des orques notamment par marquage satellite, nous prévoyons la production de cartes de risque des interactions et la proposition de mesures de leur atténuation. En définitive, il est important de comprendre que les orques sont dans leur habitat naturel, et ce qu’il s’agit de gérer est notre relation à la faune sauvage qui ne peut se faire de manière éclairée que si nous comprenons cette même faune. Pour cela, la somme d’efforts de recherche et de suivi des orques à réaliser au Maroc reste considérable.