Des ambitions locales face à un océan d’algorithmes
À Casablanca, Nadia El Khatib, 27 ans, co-fondatrice d’une startup spécialisée dans la détection d’anomalies industrielles via le machine learning, confie : «On a développé un prototype, mais sans accès à des serveurs puissants ni à des datasets réels d’industriels, on reste dans le décoratif.». Même constat à Rabat chez Yassine Mouline, fondateur d’une application d’optimisation logistique pour PME : «Les clients veulent du prédictif. Mais pour entraîner nos modèles, on manque de données, d’infra et de cash. On bricole.»
L’IA, un catalyseur d’innovation... sous conditions
Les apports de l’intelligence artificielle sont bien réels : gain de temps, réduction des coûts, personnalisation de l’expérience client, et surtout prise de décision optimisée par la donnée. Comme le souligne une étude de l’«African Scientific Journal», l’IA est aujourd’hui capable de booster la créativité entrepreneuriale en analysant les tendances, en suggérant des solutions ou en générant des idées de produits. «Les entrepreneurs doivent comprendre que l’IA ne se résume pas à l’automatisation. Elle est aussi un moteur de différenciation stratégique», observe Lamiaa Guetaya, doctorante en gestion.
Ce que l’IA change fondamentalement dans le jeu entrepreneurial :
• Des marges plus fortes avec moins de salariés.
• Une vitesse de prototypage démultipliée.
• Une possibilité de micro-ciblage des clients inédite.
Mais ces avantages ne s’atteignent qu’avec une maîtrise technologique réelle, une infrastructure solide et des compétences hautement spécialisées.
L’illusion du no-code et du tout-gratuit
Les outils accessibles (LLM, ChatGPT, open source...) permettent certes de «tester» une idée. Mais pour créer un produit compétitif, il faut investir lourdement. D’après McKinsey, les plateformes d’IA peuvent générer jusqu’à 14% de PIB additionnel pour une économie... à condition d’y injecter les ressources nécessaires. «Les gains ne viennent qu’après le saut d’échelle. On ne construit pas un leader tech mondial avec du gratuit», tranche Mounir Sada.
La stratégie Morocco Digital 2030 prévoit 3.000 startups. Mais peu sont orientées IA. Pour inverser la tendance, le levier de la commande publique reste crucial : «L’État doit jouer son rôle de premier client. Sans cela, l’écosystème IA marocain ne décollera pas», affirme M. Sada. À l’étranger, le Kenya, la Malaisie ou les Émirats arabes unis ont compris l’intérêt d’attirer les big techs avec des deals gagnant-gagnant : serveurs, Cloud, formation massive locale.
L’autre enjeu, moins visible, mais tout aussi stratégique, est celui de l’autonomie : Qui possède les infrastructures ? Qui contrôle les plateformes ? Qui détient les données ? «À défaut de souveraineté technologique, il faut au moins une souveraineté d’usage», défend un ingénieur de l’UM6P.
Mounir Sada : L’intelligence artificielle industrielle est l’enjeu stratégique numéro un
Conseiller auprès de l’UM6P, diplômé de Harvard Business School, Mounir Sada est l’un des penseurs technologiques les plus écoutés du moment. Dans cet entretien exclusif, il livre une analyse sans fard des défis industriels de l’IA et appelle à une mobilisation urgente des décideurs publics et privés.
Le Matin : Vous êtes diplômé de la Harvard Business School, conseiller technologique auprès de l’UM6P et accompagnateur de plusieurs startups marocaines dans l’IA. Commençons par le cœur du sujet : que signifie véritablement entreprendre en IA aujourd’hui ?
Mounir Sada : Il faut d’abord comprendre que le monde de l’IA est dominé par deux grandes puissances : les États-Unis et la Chine. Ces deux nations ont développé des plateformes Cloud d’une puissance inégalée, inaccessibles pour la majorité des pays. Le Maroc, comme la France ou l’Allemagne, est sur un pied d’égalité face à cette domination technologique. Le problème, c’est qu’on confond souvent l’IA avec ChatGPT ou DeepSeek. Or, ces outils ne représentent qu’un quatorzième des possibilités réelles de l’IA.
Un quatorzième ? Que signifie cette proportion ?
L’IA comprend quatorze grandes fonctionnalités industrielles disponibles à l’échelle via les Cloud dominants. L’IA générative, que l’on connaît tous via les LLM (modèles de langage), n’est qu’une infime partie. L’enjeu, c’est l’IA à l’échelle : celle qui permet à un État d’automatiser ses services, à une industrie de transformer ses chaînes de production, ou à une banque de revoir toute sa structure financière. Et l’accès à ces plateformes coûte entre 30 et 50 millions de dollars par an.
Cela signifie-t-il que l’accès à l’IA est réservé à ceux qui peuvent payer ces montants ?
Exactement. C’est un loyer. Que vous soyez un État ou une entreprise privée, c’est le prix d’entrée pour jouer dans la cour des grands. Ce montant peut sembler astronomique, mais il est justifié par les gains de productivité : entre 10 et 14% du PIB en plus selon McKinsey ou le Forum économique mondial. Pour le Maroc, cela représente une opportunité de 12 à 16 milliards de dollars par an.
Comment faire pour ne pas rester spectateur ?
Il faut que l’État montre l’exemple. Dans la Silicon Valley, ce sont les commandes publiques du Pentagone qui ont lancé les géants du numérique. Il faut créer des champions nationaux de l’IA, en s’appuyant sur nos outsourcers et startups. Il faut aussi réserver une part de la commande publique à l’IA, pour créer une dynamique d’écosystème.
Mais avons-nous les compétences locales pour cela ?
Oui, mais elles doivent être formées à partir de cas concrets. L’IA ne s’apprend pas uniquement dans les livres ou les MOOCs gratuits. Il faut former sur des plateformes, dans nos banques, industries et administrations. La Malaisie, par exemple, a formé massivement sur ces plateformes, attiré des investissements étrangers et exporté des compétences.
Et au niveau géopolitique, faut-il choisir un camp entre la Chine et les États-Unis ?
Il vaut mieux jouer stratégique. Pour le tertiaire, travailler avec Google ou Microsoft. Pour l’industrie, Huawei est incontournable. Pour la logistique, c’est Amazon. L’important, c’est de ne pas être naïf et d’avoir une stratégie nationale d’acquisition technologique.
L’IA menace-t-elle nos emplois ?
Elle modifie surtout la structure de l’emploi. Une néobanque peut faire le travail de 500 employés avec 50. Le problème n’est pas le business qui meurt, c’est le capital humain qui devient obsolète. Cela interroge le contrat social : moins de travail, donc moins d’impôts, donc moins de services publics. Il faut réinventer ce modèle.
Votre mot de la fin ?
Chaque jour compte. Le train est lancé, à très grande vitesse. Ceux qui n’investissent pas aujourd’hui, que ce soit en formation, en plateformes, ou en Cloud IA, seront relégués demain. L’IA n’est pas un choix. C’est une obligation stratégique.
10 conseils concrets pour transformer votre idée en solution compétitive
• Définir une problématique claire, locale et solvable par l’IA.• Commencer petit, mais penser évolutif. L’objectif est l’industrialisation.
• Identifier une technologie IA précise (vision, NLP, prédiction, etc.).
• S’appuyer sur des bases de données solides. Pas de données = pas d’IA.
• Prototyper rapidement et itérer. Le «time to market» est vital.
• Former une équipe hybride : tech + marché + UX.
• Penser modèle économique dès le départ. L’IA doit générer du ROI.
• Documenter votre démarche éthique. C’est un levier de confiance client.
• Chercher un premier client dans le public ou le corporate.
• Ne pas attendre d’être parfait pour lever. Le marché récompense la traction
Les 5 secteurs prêts à basculer vers l’IA d’ici 2030
Alors que l’intelligence artificielle redéfinit les modèles d’affaires, certains secteurs économiques marocains sont déjà en transition. Tour d’horizon de cinq domaines où l’IA pourrait rapidement devenir un levier décisif de compétitivité.Santé : diagnostic, prévention et gestion des flux
Des outils d’IA peuvent analyser des images médicales, optimiser la logistique hospitalière ou encore prédire des épidémies locales à partir de données croisées. Le Centre hospitalier universitaire de Marrakech expérimente déjà des systèmes d’aide au diagnostic. «L’IA permettra de désengorger les services d’urgence et de généraliser l’accès aux soins prédictifs», affirme un chercheur en bio-informatique à l’UM6SS.
Industrie : maintenance prédictive et automatisation
Grâce à la vision industrielle et au machine learning, des sites de production marocains (automobile, textile, chimie) peuvent anticiper les pannes, optimiser les flux et réduire les pertes. Le passage à l’«usine intelligente» est en cours dans certaines zones franches industrielles.
Finance : scoring, détection de fraude et relation client
Les fintechs marocaines commencent à utiliser l’IA pour affiner le scoring des emprunteurs, automatiser la détection de comportements à risque et personnaliser l’offre client. Les néobanques pourraient, demain, concurrencer les grands établissements historiques.
Logistique et transport : IA embarquée et prévision de la demande
Optimisation des tournées de livraison, gestion prédictive des stocks, maintenance des flottes : les entreprises de transport peuvent gagner en précision et en rentabilité. À Tanger Med, des modules d’IA sont à l’étude pour fluidifier les opérations portuaires.
Éducation et formation : parcours adaptatifs et tutorat virtuel
Des plateformes algorithmiques sont en développement pour adapter les contenus pédagogiques aux besoins des apprenants. L’IA permettrait aussi de détecter les décrochages et d’individualiser les parcours dans la formation professionnelle.
L’IA ne se limite pas aux laboratoires ou aux startsups tech. Elle est un outil transversal de transformation. Encore faut-il lever les verrous : accès aux plateformes, données, talents et capital d’amorçage. C’est la condition pour une bascule concrète de l’économie marocaine vers une dynamique de croissance durable et résiliente.
