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Protection sociale : entre avancées et insuffisances, le verdict nuancé de l’OMPS

La réforme de la protection sociale progresse au Maroc, mais son déploiement continue de dévoiler des décalages sensibles entre les ambitions affichées et la réalité vécue sur le terrain. Derrière un cadre juridique aujourd’hui consolidé, des questions d’accès aux droits, de qualité des services et d’équité territoriale subsistent, révélant des contraintes qui freinent l’effectivité du système. À l’issue d’une année de consultations menées à l’échelle nationale et régionale, l’Observatoire marocain de la protection sociale a présenté, lors d’une conférence de presse tenue le 22 novembre à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc à Rabat – organisée avec le soutien de la Fondation Friedrich Ebert –, son rapport annuel 2024-2025 offrant une lecture approfondie de l’état d’avancement du chantier et formulant nombre de recommandations susceptibles remédier aux insuffisances constatées. «L’enjeu n’est pas d’élargir la couverture pour elle-même, mais d’en garantir l’impact réel, en particulier pour les femmes et les personnes en situation de handicap», souligne le président de l’Observatoire, Kamal Lahbib.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi-cadre 09.21, la protection sociale s’intègre dans un dispositif global qui rassemble la couverture sanitaire, les allocations familiales, la retraite et l’indemnisation du chômage. Mais ces avancées qui ont élargi substantiellement le périmètre des droits sociaux ne doivent pas occulter des difficultés liées aux conditions concrètes de leur mise en œuvre. Pour le président de l’Observatoire marocain de la protection sociale, Kamal Lahbib, l’ingénierie technico-administrative qui sous-tend ces réformes fondamentales ne doit pas perdre de vue les enjeux essentiels : l’humain doit être au cœur de toute politique publique et c’est à l’aune de son impact sur le bien-être des catégories ciblées que doit être apprécié son succès.

Une architecture en expansion : progrès enregistrés et limites persistantes de la couverture sanitaire

L’élargissement de la couverture sanitaire demeure l’un des volets les plus visibles du chantier de la protection sociale. Les indicateurs avancés pour la période 2024-2025 attestent une progression quantitative significative : selon le rapport de l’Observatoire marocain de la protection sociale, le taux de couverture est passé d’environ 42% avant la réforme à plus de 88% en 2025, avec l’intégration de plus de 11 millions d’anciens bénéficiaires du RAMED au sein d’AMO-Tadamon, et l’immatriculation de près de 3,5 millions de travailleurs indépendants dans le régime AMO-TNS.

Pour autant, l’Observatoire affirme que cette dynamique n’efface pas les tensions qui affectent l’accès réel aux soins. L’accroissement du nombre d’assurés n’a pas été accompagné d’une amélioration proportionnelle de l’offre : la concentration de plus de 70% des médecins sur l’axe Rabat-Casablanca entretient des disparités territoriales profondes, tandis que de nombreux établissements souffrent de déficits en équipements, en personnel et en capacités d’accueil. Ces écarts limitent la portée concrète du droit à la santé, malgré son extension juridique.

Sur le plan institutionnel, la gouvernance reste marquée par une répartition encore inaboutie des responsabilités entre le ministère de la Santé, la CNSS et l’Agence nationale de l’assurance maladie. Les chevauchements de compétences ralentissent la prise de décision et complexifient la coordination, alors même que la viabilité de l’AMO-TNS révèle des fragilités : un tiers des affiliés se retrouve en situation de droits fermés, faute de régularité dans les cotisations, ce qui fragilise la continuité de la couverture, déplore l’Observatoire dans son rapport.

D’où la nécessité, insiste M. Lahbib, de replacer la personne au centre de la réforme plutôt que de se satisfaire d’indicateurs quantitatifs : «Ce que nous retenons, c’est la nécessité d’accorder une attention réelle à la dimension humaine et qualitative», a-t-il souligné lors de la rencontre du 22 novembre 2025. Ses propos mettent en lumière ce que les chiffres laissent dans l’ombre : l’élargissement de la couverture est établi, mais il ne rend pas compte des difficultés que rencontrent encore nombre d’assurés lorsque l’accès aux soins demeure incertain ou inégal.

La couverture sanitaire : un saut quantitatif, une effectivité fragile

Le programme de soutien direct mis en place depuis 2024 représente l’une des évolutions les plus significatives du chantier de la protection sociale. Construit autour d’un dispositif numérique fondé sur le registre national de la population et le registre social unifié, il vise près de 4 millions de familles, dont 5,4 millions d’enfants et 1,2 million de personnes âgées, pour un budget ayant dépassé 25 milliards de dirhams en 2024 et appelé à atteindre 29 milliards en 2026.

Cette montée en puissance traduit incontestablement une volonté publique de réorienter l’action sociale vers des transferts monétaires directs, tout en réduisant la dépendance aux mécanismes de subvention généralisée. Toutefois, l’analyse menée par l’Observatoire fait apparaître plusieurs limites qui en réduisent l’impact réel. Les erreurs de ciblage demeurent fréquentes, en grande partie parce que le dispositif repose encore sur les données du recensement de 2014, qui ne reflètent plus les transformations économiques et sociales de la dernière décennie. À ces difficultés s’ajoute une fragilité structurelle du financement : le programme dépend partiellement de la réforme de la compensation, elle-même exposée à la volatilité des marchés. Quant aux montants alloués – entre 500 et 1.400 dirhams selon la composition du ménage –, ils se heurtent, selon le rapport de l’Observatoire à l’érosion du pouvoir d’achat liée à l’inflation, ce qui en limite l’effet réel pour les ménages les plus exposés.

Dans ce cadre, Kamal Lahbib souligne un impératif souvent relégué au second plan : «Il importe que l’appui public ne se réduise pas à une mécanique financière, mais qu’il prenne en compte la réalité des familles, en particulier celles qui assument la charge du handicap», a-t-il indiqué. Son intervention met en lumière une dimension structurelle : la place insuffisante accordée aux personnes en situation de handicap dans les critères d’éligibilité, ainsi que l’absence d’une prise en charge réellement différenciée.

l’Observatoire marocain de la protection sociale note également que l’absence de mécanismes d’accompagnement – qu’il s’agisse d’orientation, de suivi ou de formation – limite la capacité du soutien direct à devenir un levier d’émancipation économique. Le programme assure un appui de court terme, mais peine encore à s’inscrire dans une dynamique plus large d’insertion, de stabilisation et de réduction durable des vulnérabilités.

Les retraites : un chantier structurel encore ajourné

De son côté, le volet des retraites a connu, ces dernières années, plusieurs ajustements significatifs : abaissement du nombre de points requis pour l’ouverture des droits (passé de 3.240 à 1.320), mise en place du régime des indépendants, et exonération de l’impôt sur les pensions de base à partir de 2025. Ces mesures, bien que substantielles, rappelle le rapport, ne sauraient masquer les insuffisances persistantes du système.

En effet, le rapport relève en premier lieu que le calendrier d’extension de la couverture, annoncé pour être achevé en 2025, n’a pas été respecté. Les disparités entre les régimes demeurent particulièrement marquées : la pension moyenne dépasse 7.000 dirhams dans le secteur public, alors qu’elle reste inférieure à 2.000 dirhams dans le secteur privé. À cela s’ajoutent des déséquilibres actuariels récurrents et une dynamique démographique qui accentue la pression sur l’ensemble du dispositif : la part des personnes âgées est passée de 8% en 2014 à 12% en 2024 et devrait atteindre 15,5% en 2030.

Dans ce contexte, l’Observatoire plaide pour une réforme d’ensemble, fondée sur la constitution de pôles unifiés, l’harmonisation des règles et la sécurisation des financements. Cette orientation rejoint l’exigence formulée par Kamal Lahbib, pour qui la refonte des retraites ne peut se réduire à un ajustement technique : elle doit répondre à un impératif d’équité intergénérationnelle, condition d’une protection sociale durable et cohérente.

L’indemnisation du chômage : un dispositif à refonder

Le système d’indemnisation du chômage demeure, depuis 2014, inchangé, et apparaît comme le segment le plus en retrait du chantier de la protection sociale. Les conditions d’accès restent particulièrement restrictives – 780 jours déclarés sur trois ans, dont 260 durant la dernière année –, ce qui conduit à un taux de rejet élevé, atteignant 56%. Le dispositif ne couvre ainsi que 0,61% des salariés déclarés, un niveau qui illustre l’ampleur du décalage entre l’objectif de généralisation et la réalité de l’accès aux droits. À cela s’ajoute l’absence totale de mécanisme destiné aux travailleurs indépendants, qui représentent pourtant une part considérable de la main-d’œuvre. L’indemnisation elle-même demeure modeste, oscillant entre 1.153 et 3.267 dirhams, et ne peut excéder six mois, ce qui en limite la portée protectrice.

Ce faisceau d’indicateurs met clairement en lumière l’écart qui subsiste entre les ambitions inscrites dans la loi-cadre et l’expérience concrète des demandeurs. Comme le rappelle Kamal Lahbib, une protection sociale digne de ce nom ne peut reposer sur un dispositif qui exclut de fait une grande partie des personnes confrontées à la perte d’emploi.

Femmes, handicap, dignité : la dimension humaine comme ligne directrice

Pour toutes ces raisons, Kamal Lahbib tient à souligner que l’un des angles morts majeurs de la réforme : la nécessité de replacer la dimension humaine au cœur du chantier. Il a soulevé en particulier «la question des femmes», pour laquelle il appelle à «une approche équitable» qui dépasse les proclamations pour se traduire par des dispositifs réellement protecteurs.

En parallèle, M. Lahbib a également insisté sur «la question du handicap», relevant l’existence de «nombreux carrefours au niveau des politiques gouvernementales», exprimant le souhait «qu’il y ait plus de prise en charge et plus d’intérêt» pour cette catégorie souvent relayée au second plan. Il souligne, ce faisant, la dispersion des dispositifs et l’absence d’une coordination capable d’assurer une réponse cohérente aux besoins des personnes concernées.

Le financement : entre soutenabilité et justice fiscale

Cette approche, que M. Lahbib invite à adopter, rejoint les constats formulés dans le rapport : les politiques dédiées au soutien des femmes, des personnes en situation de handicap et des publics vulnérables demeurent fragmentées, inégalement financées et insuffisamment articulées. L’Observatoire relève par ailleurs des tensions croissantes dans les équilibres financiers, nourries à la fois par le coût du soutien direct, la pression budgétaire, les déficits actuariels et les incertitudes liées à la libéralisation de la compensation.

Face à ces risques potentiel, M. Lahbib précise : «Il ne s’agit pas de crouler sous les dettes des organismes internationaux», appelant à privilégier un financement fondé sur l’équité, notamment par une contribution accrue des grandes fortunes. L’ensemble de son plaidoyer esquisse un horizon où la protection sociale repose sur une cohérence d’action, une justice fiscale assumée et une soutenabilité pensée comme condition de dignité collective.

Une réforme à la mesure des 32 recommandations

Au total, l’Observatoire marocain de la protection sociale a formulé 32 recommandations embrassant l’ensemble des piliers du chantier : amélioration de la qualité de la couverture sanitaire, révision du soutien direct pour en renforcer l’équité et l’efficacité, refonte des retraites dans une logique d’harmonisation et de justice, reconstruction du dispositif d’indemnisation du chômage, consolidation de la gouvernance, renforcement de la transparence, intégration des publics vulnérables et affirmation de la dignité comme finalité commune.

Au terme de ce travail, Kamal Lahbib rappelle la ligne de fond qui doit guider l’ensemble de la réforme : il ne suffit pas d’accumuler «des registres numériques ou des dispositifs techniques» ; la protection sociale doit tendre vers une approche où l’humain prime, où les femmes, les personnes en situation de handicap et les publics fragiles ne sont plus en périphérie, et où la justice devient le principe structurant. Et d’ajouter qu’elle ne saurait reposer sur un endettement extérieur : «Il ne s’agit pas de crouler sous les dettes des organismes internationaux», mais de fonder un modèle équitable, notamment par la contribution des grandes fortunes.

À travers ces recommandations, l’Observatoire marocain de la protection sociale veut contribuer à jeter les bases d’un pacte national où se conjuguent équité, transparence et responsabilité collective, pour que «la protection sociale s’affirme comme un droit tangible plutôt qu’une architecture technico-administrative».
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