Face à l’indignation générale, plusieurs tiktokeurs ont tenu des lives pour exprimer leur repentir, reconnaissant que leurs contenus nocturnes avaient dépassé les limites. Mais le mal est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît et ne saurait en aucun cas être réparé par des excuses, aussi sincères soient-elles. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ces pratiques nocturnes attirent-elles autant l’attention et comment se fait-il que le public en soit aussi friand ? Et surtout, quel risque représentent-elles pour la société marocaine ?
TikTok bouleverse l’horloge biologique
- Conflits et provocations souvent scénarisés : certains créateurs mettent en scène des disputes exagérées pour capter l’attention et inciter les spectateurs à offrir des dons, ces derniers restant scotchés pour voir comment la situation va évoluer.
- Exhibition de la vie familiale : des tensions personnelles ou familiales sont diffusées en direct, transformant la vie privée en spectacle, comme pour Soukaina Benjelloun.
- Exploitation des plus vulnérables : des mineurs, des personnes en situation de handicap ou des personnes âgées apparaissent dans des lives, parfois tard le soir, pour susciter l’émotion et la pitié du public.
- Séduction et contenus suggestifs : certains adoptent des attitudes ambiguës ou des conversations à double sens pour capter un public jeune, souvent en contradiction avec les normes sociales et culturelles.
- Défis et comportements dangereux : pour impressionner, certains créateurs réalisent des actions risquées ou illégales, mettant en danger leur vie et celles de leur entourage.
- Voyance, rituels et pratiques mystiques : certains proposent des prédictions ou rituels pour séduire et monétiser la curiosité et la crédulité du public.
- Désinformation et rumeurs virales : les créateurs diffusent parfois des informations non vérifiées ou sensationnalistes, provoquant diffamation, conflits ou confusion.
- Atteintes à la morale, à la dignité et à la vie privée : il s’agit là de filmer sans consentement ou d’humilier des personnes vulnérables.
- «Matchs» TikTok et compétitions monétisées : les duels entre influenceurs, rythmés par provocations et stratégies diverses, servent à capter l’attention et à recevoir des cadeaux de leurs followers.
Sur TikTok, les créateurs disposent de plusieurs leviers pour générer des revenus, notamment les partenariats avec des marques ou la promotion de produits et de services. Cependant, toutes ces formes de rémunération ne sont pas accessibles au plus grand nombre : elles exigent des compétences spécifiques — capacité à négocier avec des partenaires, maîtrise de l’algorithme, constance dans la création de contenu, gestion de l’engagement des abonnés. Comme l’explique notre tiktokeur témoin, sous couvert d’anonymat, ces exigences constituent un véritable frein pour beaucoup.
Dans ce contexte, poursuit-il, une autre méthode de monétisation s’est imposée dans l’imaginaire collectif comme plus simple, plus directe et finalement plus «à portée de main» : les cadeaux virtuels offerts pendant les lives. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Ces cadeaux sont des objets virtuels – rose, panda, parfum, lion, etc. – que les spectateurs peuvent envoyer pour soutenir un créateur. Le fonctionnement est lui-même très codifié : l’utilisateur achète d’abord des coins, la monnaie interne de TikTok, puis choisit un cadeau à offrir en direct. Une fois envoyé, ce cadeau est converti en diamants crédités au créateur, diamants que celui-ci peut ensuite échanger contre de l’argent réel.
Toutefois, l’apparente simplicité du système dissimule une réalité moins avantageuse. La somme effectivement perçue par le créateur ne représente qu’une fraction de ce que dépense le spectateur. Cette différence, parfois considérable, s’explique notamment par la commission prélevée par TikTok, qui peut atteindre jusqu’à 50 %.
Dès lors, une question s’impose : pourquoi TikTok a-t-il choisi un mécanisme aussi fragmenté – coins, diamants puis argent réel – plutôt qu’un système de paiement direct ? Selon plusieurs spécialistes, ce choix répond à un principe psychologique bien connu : la mise à distance de l’acte d’achat. En brouillant la perception de la dépense réelle, la plateforme encourage des dons plus impulsifs.
«Quand un spectateur envoie des cadeaux, il oublie qu’il s’agit de l’argent qu’il a dépensé. C’est purement psychologique, et c’est pratiquement le même esprit que le casino», témoigne Ali, un jeune qui affirme avoir perdu des sommes importantes.
Dans ces conditions, il apparaît clairement que TikTok n’a aucun intérêt à simplifier ou à réguler davantage ce système : sa complexité même favorise la dépense et maximise les profits de la plateforme.
Pour mieux saisir l’ampleur de ces écarts, voici quelques exemples de la valeur approximative de certains cadeaux virtuels, ainsi que la part réellement perçue par le créateur après déduction de la commission :
- Rose : 1 coin ≈ 0,01 dollar – créateur : ≈ 0,005 dollar
- Panda : 5 coins ≈ 0,07 dollar – créateur : ≈ 0,035 dollar
- Parfum : 20 coins ≈ 0,27 dollar – créateur : ≈ 0,14 dollar
- Lion : 29.999 coins ≈ 398,95 dollars – créateur : ≈ 199,45 dollars
- TikTok Universe : 44.999 coins ≈ 562,48 dollars – créateur : ≈ 281,24 dollars
À première vue, ce montant peut sembler impressionnant. Toutefois, il convient de rappeler l’effort continu exigé par ce type de prestation : rester concentré, interagir sans relâche avec les spectateurs, improviser en permanence, maintenir un rythme soutenu et produire un contenu suffisamment attrayant pour encourager les dons. Tout cela se fait souvent au détriment de la morale et des valeurs traditionnellement partagées par les Marocains, tant la pression pour maintenir l’attention du public est forte.
Dans l’hypothèse où ce rythme serait maintenu quotidiennement – deux heures de live par jour – l’influenceur pourrait théoriquement atteindre environ 65.910 DH par mois, uniquement grâce aux cadeaux virtuels. Il s’agit là d’un revenu conséquent, d’autant plus qu’il est perçu directement par le créateur, sans les contraintes matérielles qui accompagnent un emploi classique : pas de déplacements, pas de frais de transport, pas de dépenses annexes.
«Contrairement aux métiers traditionnels où une partie du salaire est absorbée par les coûts du quotidien, les revenus générés sur TikTok apparaissent, du moins en surface, comme presque “nets”», explique un tiktokeur ayant requis l’anonymat.
Toutefois, il convient de considérer ces montants avec prudence. Ils demeurent des estimations théoriques, car plusieurs variables peuvent faire fluctuer les revenus d’un tiktokeur : valeur des cadeaux, taux de conversion, pourcentage de commission et, surtout, générosité des spectateurs. Cette incertitude permanente rend les gains non seulement instables, mais également difficilement prévisibles.
Selon les experts que nous avons contactés, cette instabilité crée un phénomène d’escalade : lorsque la cadence des cadeaux ralentit, le créateur se voit poussé à redoubler d’efforts pour reconquérir l’attention du public. Le contenu doit alors susciter davantage d’émotion, parfois jusqu’à l’extrême, car c’est précisément cette intensité émotionnelle qui déclenche les dons.
Ce mécanisme explique pourquoi de nombreux créateurs récemment arrêtés avaient commencé avec un contenu tout à fait ordinaire : au départ, rien d’extraordinaire, mais très vite, la prise de conscience qu’un contenu «simple» rapporte peu les conduit à franchir progressivement des limites permises par la loi ou par les règles de bienséance. La recherche de rentabilité finit alors par primer et l'emporter sur toute forme de retenue.
L’exemple d’Adam Benchekroun illustre parfaitement cette dérive. Au départ, il proposait des lives simples, partageant son quotidien et donnant des conseils aux plus jeunes, notamment en lien avec la prière. Puis, rapidement, son contenu a glissé vers des sujets plus sensibles, notamment lorsqu’il évoquait la manière dont il gagnait de l’argent en tant qu’homosexuel avec un étranger. Par la suite, il est même allé jusqu’à filmer en direct une altercation impliquant sa mère et des voisins, tandis que sa petite sœur pleurait à ses côtés — transformant un moment de tension familiale en spectacle public.
Finalement, tout ramène à l’argent : plus les cadeaux diminuent, plus les créateurs sont incités à franchir une limite supplémentaire. Cette dynamique, selon Pre Soumaya Naâmane Guessous – sociologue, militante féministe, chroniqueuse et professeure universitaire – s’apparente à une forme de mendicité numérique, déguisée et socialement acceptée. Pour elle, ce système repose essentiellement sur la manipulation des émotions et la quête incessante d’attention.
Pourquoi les gens donnent-ils de l’argent ?
Les motivations sont multiples, mais elles relèvent toutes de mécanismes psychologiques puissants, renforcés par la structure même de la plateforme.
Un père illustre parfaitement cette réalité : «Au début, mon fils ne dépensait que de petits montants, mais cela est devenu flagrant. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’était le seul moyen d’être reconnu parmi ses amis».
Ce témoignage met en lumière un premier aspect clé : le don devient un outil pour exister socialement et se faire accepter, souvent au sein d’un cercle de pairs où la compétition est implicite.
Interrogé sur ce phénomène, Dr Mohamed Kahlaoui, psychiatre, psychothérapeute et addictologue, confirme ce constat. L’expert note que plusieurs phénomènes pourraient être à l’origine de ce comportement et permettent de comprendre la logique psychologique derrière le don virtuel :
- La quête de reconnaissance : offrir un cadeau permet d’obtenir une attention immédiate, puisque le nom du donneur est cité par l’influenceur ou apparaît en haut de la liste des spectateurs. Cette gratification, instantanée, mais éphémère, renforce la dépendance à la validation numérique.
- La quête d’appartenance à une communauté : donner devient une manière de s’intégrer dans un groupe, de montrer son soutien à l’influenceur préféré et de se sentir membre d’une communauté.
- L’effet de comparaison sociale : voir d’autres spectateurs offrir des cadeaux plus coûteux peut générer de l’envie ou un sentiment d’infériorité, poussant certains à donner davantage pour «rattraper» les autres.
- La gratification instantanée et l’addiction : les animations, les sons et la mise en avant des dons déclenchent une récompense immédiate comparable à celle des jeux d’argent.
- La manipulation des émotions par le contenu : certains influenceurs exploitent leurs moments de vulnérabilité personnelle ou familiale pour susciter davantage de dons.
Un vide juridique, mais des garde-fous
Le phénomène des lives TikTok s’avère de plus en plus préoccupant, tant sur le plan psychologique que sur le plan social. L’illusion de l’argent facile fragilise la motivation des jeunes au moment même où le Maroc entreprend d’importants chantiers nécessitant leur engagement.
Pour les enfants, ces créateurs incarnent des modèles de réussite instantanée, donnant l’impression qu’il n’est pas nécessaire de fournir des efforts scolaires pour réussir. Cette perception met en danger leur avenir et fragilise l’équilibre social.
Face à ce glissement malsain, que dit la loi ?
Selon maître Khalil Hafidi, avocat au barreau de Kénitra, certains agissements sont explicitement sanctionnés par le Code pénal marocain :
- La diffamation (articles 442 à 444).
- L’atteinte à la vie privée (articles 447-1 à 447-3).
- La diffusion de contenus immoraux (article 483).
Cependant, souligne l’expert, il n’existe pas de législation spécifique concernant les cadeaux virtuels ou la «mendicité numérique», laissant un vide juridique exploité par certains influenceurs.
Le cas de l’influenceuse Mi Naima illustre cette problématique. En 2020, elle a été arrêtée à Fès après avoir publié une vidéo niant l’existence de la pandémie de la Covid-19 et incitant les citoyens à ne pas respecter les mesures sanitaires. Initialement condamnée à un an de prison ferme, sa peine a été réduite en appel à trois mois. En 2025, elle récidive avec des contenus provocateurs impliquant sa famille, provoquant un véritable choc. La société civile a alors exigé son arrestation, et elle a dû multiplier les sorties publiques pour présenter ses excuses.
Les récentes arrestations de créateurs comme Adam Benchekroun, sa mère, Moulinex, Soukaina Benjelloun et Ilyas El Malki ont suscité une réaction positive de l’opinion publique. Elles sont perçues comme un signal clair : la loi s’applique, et le non-respect des règles ne sera plus toléré.
Ces affaires rappellent l’importance de la responsabilité individuelle sur les plateformes sociales et montrent que la mobilisation collective est essentielle pour protéger les jeunes générations et les valeurs fondamentales du pays.
En définitive, ces événements soulignent que liberté d’expression et responsabilité doivent aller de pair, et que la protection des mineurs ainsi que le respect des lois ne peuvent être sacrifiés sur l’autel de la popularité numérique.
Mohammed Houbib : «Il est impératif de mettre en place des mécanismes efficaces de signalement et de contrôle des contenus problématiques»
«Nous sommes aujourd’hui face à un moment décisif : soit nous choisissons la société du savoir, soit nous laissons l’économie de la vacuité s’imposer. Ce choix engage directement l’avenir du pays et exige une mobilisation de l’État, de la famille, de l’école et de la société civile. Le constat est clair : le web marocain doit être nettoyé de toute urgence. Le laisser dériver, c’est exposer nos jeunes à des modèles déformés, affaiblir leur développement intellectuel et installer une culture de consommation creuse au détriment de l’esprit critique. Pire encore, cette vacuité numérique creuse les inégalités en matière de savoir et pousse beaucoup de jeunes vers des comportements dangereux pour “faire le buzz”.
Face à cette situation, un projet national intégré s’impose autour de trois axes complémentaires :
- Une réforme éducative et médiatique : encourager la production de contenus scientifiques, juridiques et culturels de qualité, tout en développant l’esprit critique et le sens du discernement chez les jeunes.
- Une numérisation éthique : mettre en place des mécanismes efficaces de signalement et de contrôle des contenus problématiques, tout en assurant la protection stricte des mineurs contre les contenus nuisibles.
- Un renforcement de la résilience psychologique et sociale : former les jeunes à réfléchir de manière critique, accompagner les familles dans l’usage du numérique et soutenir les créateurs sérieux pour qu’ils deviennent de véritables modèles alternatifs.
Soumaya Naâmane Guessous : «On est dans une logique de voyeurisme numérique, où le spectacle prime le contenu»
Le Matin : Comment analysez-vous la montée en puissance des lives TikTok nocturnes au sein de la société marocaine ?
Soumaya Naâmane Guessous : Il s’agit d’un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur et devient préoccupant à plusieurs niveaux. Ce qui inquiète en premier lieu, c’est l’absence totale de régulation : n’importe qui peut lancer un live, à n’importe quelle heure et sur n’importe quel sujet. Certes, certains créateurs diffusent des contenus positifs et maîtrisés, mais force est de constater que beaucoup contribuent à banaliser des dérives parfois graves. On observe ainsi des propos déplacés, des thématiques sensibles traitées sans légitimité, une exploitation d’enfants ou encore une exposition du corps.
Le problème réside dans le fait que ces contenus ne sont pas seulement visibles, ils influencent négativement, en particulier les plus jeunes, affectant leurs comportements, leurs valeurs et leur perception de ce qui est acceptable. Un deuxième danger concerne la santé mentale et physique des adolescents, qui constituent une part importante du public de ces lives nocturnes. À un âge où le sommeil est crucial pour le développement, la concentration et l’équilibre émotionnel, rester éveillé jusqu’à des heures tardives pour consommer ce type de contenu peut avoir des effets délétères.
Cette tendance est par ailleurs amplifiée par le contexte technologique actuel : plus de 90% des Marocains de plus de 5 ans possèdent un smartphone. La population est très jeune et les parents, souvent dépassés, n’ont pas toujours les moyens – ni les outils – pour encadrer efficacement l’usage des écrans. On peut interdire ponctuellement l’accès au téléphone, mais cela reste difficile à maintenir à mesure que l’enfant grandit.
Enfin, ce phénomène a un impact sur les dynamiques familiales. Les échanges entre frères et sœurs diminuent, les moments de jeu ou de discussion se raréfient, et les interactions réelles cèdent la place à un repli individuel devant l’écran, renforçant un isolement déjà présent chez une partie de la jeunesse.
Ces lives attirent particulièrement lorsqu’ils deviennent des espaces de clash, de violence verbale ou d’humiliations. Cela traduit-il une banalisation de la violence dans l’espace numérique ?
La banalisation de la violence ne date pas de TikTok : elle s’est progressivement installée dans l’espace numérique, notamment à travers les jeux vidéo. Dans beaucoup de jeux, le héros n’est plus celui qui sauve ou défend une cause, mais celui qui tue le plus rapidement et le plus brutalement. Cette logique influence les représentations sociales, surtout chez les jeunes, et finit par normaliser la violence comme mode d’expression.
Dans ce contexte, les lives TikTok basés sur le clash, les insultes ou l’humiliation trouvent naturellement leur public. Pour attirer l’attention, il faut provoquer, choquer et pousser les émotions à l’extrême. On est donc dans une logique de voyeurisme numérique, où le spectacle prime et l’emporte sur le contenu.
Ces scènes sont souvent orchestrées pour faire le buzz, voire manipuler ou arnaquer. Même lorsqu’on sait que c’est faux, on continue de regarder et partager, car cela permet de faire partie de ceux qui «savent» ou qui partagent «l’info» en premier. Cette quête traduit une forme de reconnaissance sociale et parfois une survie émotionnelle : on existe à travers ce que l’on diffuse, peu importe la véracité ou la valeur réelle du contenu, tant qu’il génère de l’engagement.
À qui en incombe la responsabilité selon vous ?
La responsabilité est multiple, car il s’agit d’un système global dans lequel nous sommes devenus, d’une certaine manière, des marionnettes. Ceux qui tirent les ficelles sont souvent invisibles : plateformes, algorithmes, intérêts économiques... Et face à cela, les États peinent à agir, comme le montre l’absence de régulation concrète malgré les alertes.
Les parents, quant à eux, sont souvent dépassés. Beaucoup n’ont pas les outils pour encadrer leurs enfants, et certains sont eux-mêmes très accaparés ou désengagés. L’école n’assume pas non plus pleinement son rôle. Il existe peu de sensibilisation sérieuse dans le système éducatif. On déplore la somnolence des élèves ou leur manque d’attention, mais on s’interroge rarement sur les causes et sur les solutions à apporter.
Aujourd’hui, les jeunes naviguent donc sur les réseaux sociaux sans boussole, sans capitaine et sans garde-fous. Tant qu’aucun accompagnement ni encadrement concret n’est mis en place, les dérives continueront de se multiplier.
Pour une partie de la jeunesse marocaine, TikTok devient un moyen de «réussir» sans passer par l’école ou le travail. Sommes-nous face à une mutation des modèles d’ambition chez les jeunes ?
TikTok et d’autres réseaux sociaux semblent offrir une voie rapide vers la réussite, la célébrité et l’argent facile. Cette tendance traduit une mutation profonde des modèles d’ambition chez les jeunes, qui se détournent des parcours traditionnels fondés sur l’effort et le mérite pour privilégier la visibilité et la popularité.
De nombreux adolescents s’identifient aujourd’hui à des influenceurs ayant réussi grâce à leurs contenus en ligne et qui présentent leur succès comme un exemple à suivre. Cette illusion du succès immédiat nourrit l’idée que l’effort n’est plus indispensable et que la reconnaissance sociale peut s’obtenir simplement en créant le buzz.
Les dérives sont alors visibles. Certaines jeunes filles, mais aussi des garçons, parviennent à gagner de l’argent en monétisant leur apparence ou leur corps. Les réseaux sociaux deviennent ainsi le miroir d’une société où l’argent semble accessible sans travail réel ni contribution sociale, renforçant l’idée que l’image et la popularité priment sur l’effort et la responsabilité.
Si cette tendance se généralise, elle pourrait engendrer une génération davantage attirée par la reconnaissance immédiate que par la construction durable d’un avenir fondé sur la compétence, la persévérance et la responsabilité.
Certains sont convaincus que le phénomène des lives TikTok nocturnes reflète un désenchantement social plus large, lié au chômage, à la précarité ou à l’exclusion. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas que ce soit le cas. En effet, de nombreuses personnes actives, ayant un emploi ou une certaine stabilité, sont également attirées par la promesse de réussite facile véhiculée par les réseaux sociaux. Cela montre que le problème dépasse la seule question économique et touche aussi à la perception du succès et à la recherche de reconnaissance dans une société de plus en plus marquée par l’apparence et la visibilité.
Cependant, pour certains jeunes en situation de chômage ou de marginalisation, Internet peut représenter une véritable opportunité de s’en sortir. Bien compris et utilisé, le numérique devient un outil d’émancipation, permettant de créer un projet, de développer une activité ou d’exprimer sa créativité.
De nombreux exemples montrent que certains ont su transformer les réseaux sociaux en tremplin professionnel grâce à la persévérance et au talent.
Le problème, c’est que ce discours de patience et de travail est peu mis en avant. Ce qui domine aujourd’hui, c’est la réussite rapide, le luxe et la popularité, sans montrer les efforts ou les échecs derrière ces parcours. Ce décalage crée une illusion et alimente des attentes irréalistes, surtout chez les jeunes.
Lors de ces lives, les influenceurs demandent ouvertement de l’argent sous forme de cadeaux virtuels. Peut-on parler d’une nouvelle forme de mendicité numérique socialement acceptée ?
Oui, il s’agit d’une forme de mendicité numérique déguisée et socialement acceptée. Ce phénomène repose sur la manipulation des émotions et la recherche d’attention : les influenceurs, sous couvert d’interactions divertissantes, demandent de l’argent à leurs abonnés via des «cadeaux virtuels».
Ce mécanisme crée un attachement artificiel : les spectateurs, souvent en quête de reconnaissance et d’estime de soi, se sentent valorisés lorsqu’ils offrent ces cadeaux et que leur nom est cité par l’influenceur.
En réalité, il s’agit d’une satisfaction éphémère, qui renforce la logique de l’instantané et la dépendance à la validation numérique. Les conséquences sur la dignité et l’image de soi sont préoccupantes : d’un côté, les influenceurs se réduisent à une forme de «mendicité virtuelle» pour maintenir leur popularité ; de l’autre, les spectateurs deviennent des consommateurs d’émotions, prisonniers d’un système où donner de l’argent remplace la véritable interaction humaine.
Le live devient un miroir social où chacun cherche à exister, mais où la valeur personnelle se mesure en likes, en vues ou en dons.
Quelles solutions proposez-vous, notamment pour protéger les enfants ?
La protection des enfants nécessite des actions à différents niveaux. Tout d’abord, le rôle des parents reste essentiel, mais il n’est pas toujours évident à assumer. Même les parents les plus vigilants se heurtent à la réalité que les enfants peuvent avoir accès à un téléphone ou à Internet chez leurs amis, leurs proches ou à l’école. Il est donc recommandé de privilégier le dialogue, la confiance et l’éducation plutôt que le simple contrôle.
Ensuite, l’école doit jouer un rôle complémentaire par le biais d’une éducation numérique intégrée dans les programmes.
Les médias, quant à eux, doivent sensibiliser le grand public, tandis que l’État doit renforcer la régulation des plateformes. Bien qu’aucun pays ne parvienne encore à contrôler totalement les dérives sur les réseaux sociaux, des efforts concrets peuvent être faits.
Par exemple, la création d’une brigade spécialisée pour surveiller les contenus et intervenir en cas de dérapage serait un pas important. Ces contrôles contribueraient à dissuader les abus et à protéger les plus jeunes.
L’exemple de Fatiha Routini Al Yawmi, youtubeuse marocaine condamnée en 2022 avec son mari à deux ans de prison ferme pour «atteinte publique à la pudeur» après la diffusion d’une vidéo jugée immorale, montre que la loi peut et doit intervenir lorsque certaines limites sont franchies.
