Né des frustrations sociales et galvanisé par des attitudes politiques jugées provocatrices, le mouvement GenZ 212 (fusion de la Génération Z et de l’indicatif téléphonique du Maroc) est devenu en quelques semaines l’incarnation d’une jeunesse qui refuse la résignation. Parti d’un groupe de discussion modeste, il s’est transformé en une vague de contestation presque structurée, réclamant avec force des réformes ainsi que la reddition des comptes (Muhassaba).
Les tee-shirts noirs ne sont pas portés par hasard. La décision a été prise la veille, tard dans la nuit, lors d’un de ces fameux «podcasts» sur Discord qui réunissent les coordinateurs jusqu’à l’aube. «On a voté pour le noir en hommage aux morts et aux détenus», nous confiera plus tard Samir*, l’un des six membres de la GenZ 212 qui accepteront de lever le voile sur ce mouvement contestataire qui n’a pas encore livré tous ses mystères. Le sit-in prend forme progressivement. Des jeunes munis de mégaphones lancent les premiers slogans. La majorité cible le gouvernement, dont ils réclament la dissolution, dénonce les défaillances des secteurs de la santé et de l’éducation, critique les partis politiques et exige le respect de la dignité humaine ainsi que la reddition des comptes. «Le gouvernement doit tomber», «Où est passé l’argent de la santé ?», «Liberté pour les détenus»... La police en civil se fait discrète, se contentant d’observer depuis les ruelles adjacentes. Les fourgons restent invisibles. Vers 19 heures, la place vibre de centaines de voix. Puis, comme orchestrée par une partition invisible, la foule commence à se disperser doucement. À 20 h 30, il ne reste que quelques retardataires. Les organisateurs ont donné le signal de la fin. Pas d’heure tardive – c’est devenu leur marque de fabrique pour éviter les débordements.
«Tout a commencé dans un groupe sur internet banal dédié principalement au gaming, on était 500 à parler de tout et de rien», raconte Mehdi, la vingtaine, originaire de Hay Mohammadi. «Puis il y a eu cette femme qui a accouché dans une voiture. Les huit femmes mortes en couches à l’hôpital d’Agadir. C’était le déclic. On s’est dit : ça suffit».
Le basculement vers Discord n’est pas anodin. «L’internet classique, c’est trop exposé. Discord, c’est notre forteresse», explique Youssef, qui semble maîtriser tous les aspects techniques. «Personne ne peut voir ton vrai nom, ton numéro, ta photo. Juste un pseudo. Même les admins restent anonymes. C’est essentiel pour nous». Les chiffres donnent le vertige: de 500 membres au départ, ils sont passés à 5.000 le premier vendredi, 35.000 après la première grande manifestation du samedi, et aujourd’hui plus de 175.000. «Dans une journée, on peut avoir 3.000 nouvelles adhésions», précise Khalid, qui suit les statistiques de près.
L’anonymat des 25 administrateurs principaux est jalousement gardé. «Même entre nous, on ne se connaît pas tous», avoue Ahmed. «Je connais peut-être 5 ou 6 admins personnellement. Les autres, je ne sais même pas de quelle ville ils sont. C’est mieux comme ça. Si la police m’arrête, je ne peux dénoncer personne».
L’apprentissage s’est fait dans la douleur. «Les premières manifs, on s’est fait avoir. Des types ont cassé, on a tous payé le prix fort», reconnaît Omar. «Maintenant, règle absolue : visage découvert, sinon tu n’est pas le bienvenu dans le Mouvement». La coordination entre les villes passe aussi par Discord. «On a des canaux pour chaque ville. 15 villes au début, 12 maintenant. Agadir, Salé et Errachidia ont été retirées après des débordements», précise Samir. «Chaque soir, les coordinateurs font le point. Ce qui marche à Tanger, on l’applique à Casa».
* Reportage réalisé le 3 octobre 2025 à Casablanca. Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des sources
GenZ 212 : dans les coulisses d’un mouvement qui défie le Maroc
À Casablanca, la place Maréchal, était particulièrement animée ce vendredi 3 octobre 2025. Entre les habitués du tramway casablancais et le ballet ordinaire des passants, des silhouettes convergent vers le cœur de la place. Vêtus de noir pour la plupart – jeunes hommes et jeunes filles –, ils arrivent par petits groupes de deux, trois ou quatre personnes. Certains se reconnaissent, d’autres découvrent des visages pour la première fois. Il est 18 heures. C’est le septième rendez-vous du mouvement GenZ 212 depuis qu’il a surgi à cor et à cri, il y a une semaine à peine, bouleversant l’agenda politique national.Les tee-shirts noirs ne sont pas portés par hasard. La décision a été prise la veille, tard dans la nuit, lors d’un de ces fameux «podcasts» sur Discord qui réunissent les coordinateurs jusqu’à l’aube. «On a voté pour le noir en hommage aux morts et aux détenus», nous confiera plus tard Samir*, l’un des six membres de la GenZ 212 qui accepteront de lever le voile sur ce mouvement contestataire qui n’a pas encore livré tous ses mystères. Le sit-in prend forme progressivement. Des jeunes munis de mégaphones lancent les premiers slogans. La majorité cible le gouvernement, dont ils réclament la dissolution, dénonce les défaillances des secteurs de la santé et de l’éducation, critique les partis politiques et exige le respect de la dignité humaine ainsi que la reddition des comptes. «Le gouvernement doit tomber», «Où est passé l’argent de la santé ?», «Liberté pour les détenus»... La police en civil se fait discrète, se contentant d’observer depuis les ruelles adjacentes. Les fourgons restent invisibles. Vers 19 heures, la place vibre de centaines de voix. Puis, comme orchestrée par une partition invisible, la foule commence à se disperser doucement. À 20 h 30, il ne reste que quelques retardataires. Les organisateurs ont donné le signal de la fin. Pas d’heure tardive – c’est devenu leur marque de fabrique pour éviter les débordements.
Dans les entrailles de Discord
Après la manifestation, six membres acceptent de nous rencontrer dans un café discret du quartier. Ils préfèrent l’anonymat – «pour éviter les problèmes», précise Ahmed*, étudiant universitaire qui fait partie du mouvement depuis le début. Pendant plus d’une heure, ils vont décortiquer les rouages d’une machine bien plus huilée qu’elle n’y paraît.«Tout a commencé dans un groupe sur internet banal dédié principalement au gaming, on était 500 à parler de tout et de rien», raconte Mehdi, la vingtaine, originaire de Hay Mohammadi. «Puis il y a eu cette femme qui a accouché dans une voiture. Les huit femmes mortes en couches à l’hôpital d’Agadir. C’était le déclic. On s’est dit : ça suffit».
Le basculement vers Discord n’est pas anodin. «L’internet classique, c’est trop exposé. Discord, c’est notre forteresse», explique Youssef, qui semble maîtriser tous les aspects techniques. «Personne ne peut voir ton vrai nom, ton numéro, ta photo. Juste un pseudo. Même les admins restent anonymes. C’est essentiel pour nous». Les chiffres donnent le vertige: de 500 membres au départ, ils sont passés à 5.000 le premier vendredi, 35.000 après la première grande manifestation du samedi, et aujourd’hui plus de 175.000. «Dans une journée, on peut avoir 3.000 nouvelles adhésions», précise Khalid, qui suit les statistiques de près.
Le parlement nocturne de la génération Z
«Chaque nuit, c’est comme une assemblée constituante virtuelle», nous confie Mehdi en sirotant son thé. «Les podcasts commencent vers 22 heures et peuvent durer jusqu’à l’aube. Hier, on a fini à 4 h 30 du matin». Ces «podcasts» – terme qu’ils utilisent pour désigner leurs réunions vocales sur Discord – constituent l’agora du mouvement. «C’est structuré comme une vraie radio», explique Youssef. «Il y a un modérateur qui distribue la parole, un autre qui gère le temps, un troisième qui prend les notes. Entre 5 et 7 personnes maximum pour que ça reste gérable». Omar, le sixième membre du groupe, détaille : «Tout le monde peut demander la parole, et s’exprimer, à tour de rôle. C’est plus organisé que l’Assemblée du Parlement», lance-t-il avec un sourire narquois. La transparence est érigée en dogme. «Tout est voté. Même la couleur des vêtements», précise Samir. «Pour le noir d’aujourd’hui, on était de nombreux GenZdiens connectés. 73% pour le noir, 27% voulaient garder les couleurs habituelles. La majorité l’emporte, on applique. Pour le lieu aussi : 57% ont voté pour la place Maréchal». La question de la poursuite du mouvement elle-même a été soumise au vote. «88% ont voté pour continuer les manifestations. 12% voulaient qu’on arrête. On respecte la majorité, point final», affirme Ahmed.Pas de leaders, pas de cibles
Ce qui frappe dans leur organisation, c’est le refus catégorique de toute forme de leadership personnalisé. «On n’a pas de chef, pas de porte-parole officiel, pas de comité directeur», martèle Khalid. «Chacun de nous pourrait disparaître demain, le mouvement continuerait». Cette horizontalité n’est pas qu’une posture idéologique. C’est une stratégie de survie.L’anonymat des 25 administrateurs principaux est jalousement gardé. «Même entre nous, on ne se connaît pas tous», avoue Ahmed. «Je connais peut-être 5 ou 6 admins personnellement. Les autres, je ne sais même pas de quelle ville ils sont. C’est mieux comme ça. Si la police m’arrête, je ne peux dénoncer personne».
L’art de déjouer les infiltrations
Comme pour tout mouvement en plein essor, les tentatives d’infiltration et de récupération sont quotidiennes. «Chaque jour, on repère des intrus», témoigne Youssef. «Des partisans de partis politiques, des anciens du 20 février, des provocateurs envoyés pour créer le chaos». Comment font-ils ? «Le comportement les trahit», explique Khalid. «Celui qui veut absolument prendre le micro, celui qui propose des slogans violents, celui qui pousse à affronter la police. On les isole immédiatement».L’apprentissage s’est fait dans la douleur. «Les premières manifs, on s’est fait avoir. Des types ont cassé, on a tous payé le prix fort», reconnaît Omar. «Maintenant, règle absolue : visage découvert, sinon tu n’est pas le bienvenu dans le Mouvement». La coordination entre les villes passe aussi par Discord. «On a des canaux pour chaque ville. 15 villes au début, 12 maintenant. Agadir, Salé et Errachidia ont été retirées après des débordements», précise Samir. «Chaque soir, les coordinateurs font le point. Ce qui marche à Tanger, on l’applique à Casa».
Les maisons de jeunes, pépinières du mouvement
Contrairement à certaines idées reçues, l’éclosion du mouvement n’est pas venue du néant: beaucoup de ces organisateurs viennent des maisons de jeunes et des associations de quartier. «On a grandi ensemble dans les maisons de jeunes», révèle Samir. «Là-bas, on a appris à organiser des événements, à gérer des groupes, à assumer nos responsabilités». «Dans les maisons de jeunes, on expérimente la paternité avant d’avoir des enfants», plaisante Ahmed. «On s’occupe des plus petits, on organise des camps. C’est notre école de la vie». Cette expérience associative explique en partie leur capacité organisationnelle. «On n’est pas sortis de nulle part», insiste Mehdi. «On a des années d’expérience dans l’organisation communautaire. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui on l’applique à l’échelle nationale».Les blessures qui motivent
Derrière l’organisation de ce mouvement et les aspirations de ses membres, des histoires personnelles déchirantes. L’un d’eux, la voix nouée, raconte ses cinq années de calvaire médical. «J’ai failli me suicider. Des opérations reportées, annulées. Des tubes laissés en place – dans le ventre – neuf mois au lieu de trois. 400 dirhams de bakchich juste pour entrer à l’hôpital... J’ai dû menacer de me poignarder devant l’administration pour qu’on m’opère enfin». Un autre évoque l’exode des talents : «Mon ami, brillant informaticien, recalé partout ici. Il est parti en Allemagne. Maintenant, ils le supplient de revenir. Mais c’est trop tard». «C’est ça notre moteur», relève Ahmed, avant de préciser : «ce qui nous anime, ce n’est pas la politique, pas l’ambition personnelle. Juste la rage de voir notre pays gaspiller le potentiel extraordinaire de ses enfants.»Le prix de l’engagement
Mais cette jeunesse éprise de justice sociale demeure quand même inquiète des représailles. «Mon père a d’abord soutenu le mouvement», confie Omar. «Puis il a vu à la télé les images d’arrestations. Maintenant, il me surveille pour m’empêcher de sortir. Il dit que ça lui rappelle une époque révolu». Les témoignages révèlent en tout cas une conscience politique aigüe, acquise rapidement et sur le tas. ««En une semaine, on en a appris plus sur l’organisation politique que durant toute notre scolarité», affirme Mehdi. «On gère des votes, des débats, des stratégies de communication... la rue c’est notre université».Le refus du dialogue et l’opération séduction
Mais cette culture politique sans encadrement ni expérience se traduit par des positions parfois catégoriques, voire radicales comme le refus de tout dialogue avec le gouvernement. «Pas de négociation avec ce gouvernement», affirme catégoriquement Ahmed. «D’abord la démission, ensuite la reddition des comptes (la Muhassaba), après on verra. C’est notre ligne rouge». Conscients de leur image, les jeunes préparent une opération de nettoyage des places publiques. «On va montrer qu’on n’est pas des casseurs», explique Mehdi. «Après chaque manif, on nettoie. C’est notre façon de dire : on n’est pas contre le Maroc, on est pour un Maroc meilleur».L’espoir malgré tout
Malgré les risques, l’optimisme domine. «Pour la première fois, je sens que quelque chose peut changer», confie Khalid, les yeux brillants. «Mes parents ont eu peur pendant 30 ans. Nous, on n’a plus peur». «On ne demande pas la Lune», souligne Ahmed. «Juste des hôpitaux qui fonctionnent, des écoles qui éduquent, des ministres compétents. Si l’équipe nationale peut briller, pourquoi pas notre système de santé ?» La nuit tombe sur Casablanca. Dans quelques heures, ils seront de nouveau sur Discord, à voter, débattre, organiser. Le mouvement GenZ 212, né dans l’anonymat des réseaux sociaux, écrit peut-être une nouvelle page de l’histoire politico-sociale marocaine. Une page où la démocratie directe digitale défie les structures traditionnelles du pouvoir. «On n’a rien à perdre», nous lance Samir en partant. «Mais le Maroc, lui, a tout à gagner s’il nous écoute».* Reportage réalisé le 3 octobre 2025 à Casablanca. Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des sources
